Il y a 5 ans
C'était l'exercice pour lequel Carmen et moi étions les plus doués: main dans la main, courir comme si le diable était à nos trousses et trouver encore le moyen de nous esclaffer tout en fendant la foule qui nous séparait de la porte d'embarquement. Si j'avais pu, je ne me serais absolument pas gêné pour me procurer un billet d'avion, l'accompagner et m'assurer qu'elle serait bien installée dans notre futur chez-nous. Si seulement j'avais pu. Au lieu de quoi, on se retrouve là à courir comme deux fous en plein aéroport de Heathrow, à passer la moitié du temps à rire et l'autre à nous excuser auprès des autres passagers pour les avoir bousculés. C'était une chance que nous étions tous les deux assez bien habitués à la course, puisque je doute que nous aurions pu survivre à notre trot à travers tout le terminal pour parvenir enfin à la porte qui accueillerait désormais les voyageurs en partance pour les USA. Ils commençaient à peine l'embarquement que je fus retenu par un contrôle de sécurité au dela duquel aucun "non passager" n'était autorisé. Alors nous y étions. Une dernière course pour compenser le fait que l'embarquement avait changé de porte et voilà. Les dernières minutes. Juste ces quelques derniers instants où je pouvais encore profiter de sa présence à mes côtés avant que je ne la laisse décoller vers "le Nouveau Monde". Mon sourire était hagard, un petit peu perdu, mais lorsque mes yeux se déposèrent sur la magnifique jeune femme qui tenait toujours ma main fermement dans une habitude qu'elle ne voulait laisser aller, je n'aurais jamais pu me sentir aussi fier. Elle était tout simplement sublime, avec sa longue chevelure auburn et son allure sportive dans son jogging clair qui soulevait un petit peu plus le nacre de sa peau. Aussi éblouissante que notre mère, pas essoufflée pour un sou malgré le galop que nous venions de faire de part et d'autres de l'aéroport, son regard pétillant de plus en plus d'excitation alors que le grand moment approchait. Je sais que j'aurais dû me montrer ravi pour elle, que je ne la laissais pas pendant bien longtemps, mais l'instinct du grand frère laissant aller sa cadette pour la première fois prit le dessus sur mes sentiments et la poussa doucement dans une étreinte. Un dernier câlin du tuteur qui tente de se rassurer lui plus qu'elle... On avait vécu tellement de choses, elle et moi, j'avais passé tant de temps à tout faire pour la protéger de tout que je sentais comme si l'impuissance se frayait un chemin dans mon coeur, brisant un petit peu plus ce qui avait déjà été démolli par la disparition de notre mère, il y a de cela trois ans. Aussi irrationnelle soit la pensée, je ressentais comme un abandon de la part de toutes les femmes de ma vie et c'était déstabilisant au possible.. Mais bien sûr, c'est toujours dans un moment pareil qu'elle démontre une faculté étonnante à me ragaillardir et à me rendre immédiatement le moral. Regardez là, vraiment: un seul des sourires éblouissants qu'elle pouvait vous offrir suffisait à illuminer votre journée.
Je touche doucement ma joue là où elle avait déposé un baiser d'adieu destiné à me faire patienter jusqu'au jour où j'allais la rejoindre. Une simple bise. Mon propre départ n'allait pas tarder mais cela semblait SI loin... Un petit bisou. Cela ne prenait pas grand chose et elle n'avait jamais été le genre de fille à être rebutée à l'idée d'embrasser son grand frère, mais en cet instant précis ce simple geste avait plus de signification à mes yeux que tout l'or du monde. Quelque part au dessus de moi, se faisant extraordinairement plus forte que le brouhaha des gens qui m'entouraient, une voix de femme laisse entendre qu'il s'agit du dernier appel pour l'enregistrement de son vol à elle. Vol de l'American Airlines de 14h. Je n'avais jamais vraiment aimé les aéroports, jamais vraiment trouvé leur intérêt mais en ce jour où mon unique soeur prenait un avion pour rejoindre les États-Unis, ils avaient un arrière-goût de catastrophe ambiante... Et la voilà qui trottine gaiement vers la porte d'embarquement, ou je ne sais trop quelle exit qui l'enlèverait loin de moi pour les deux mois à venir. Un sourire radieux alors qu'elle rajustait son sac sur son épaule en se retournant pour me faire un dernier salut de la main, je tente bien que mal de ne pas laisser mon coeur trop se serrer et se laisse noyer sur l'excitation qui est la sienne en cet instant précis. Je ravale ma fierté dans un dégluti presque douloureux et je laisse mon cœur sombrer dans un mélange émotionnel mêlant la joie à la douleur avant de finalement lever la main à mon tour et lui espérer un bon voyage...
Temple Road; Oxford
La rue d'ordinaire si calme était désormais le théâtre d'un fouilli incroyable, où divers déménageurs orchestraient un ballet improvisé de cartons à déplacer et d'autres objet que je me permettais d'emmener avec moi. La maison était pleine de vie, l'un des trois hommes descendant le petit escalier menant à nos chambres pour aller déposer je ne savais trop quoi dans le camion. Moi, j'observais. Passif, calme et pensif, bien que ce n'était pas comme si je n'avais pas invité l'un des hommes à les aider, avant de voir mon offre cordialement refusée par celui qui semblait être le "chef" du trio. J'étais le client, je n'avais pas à travailler en plus... Mais seigneur, ce que ça me chatouillait. Je ne pouvais pas rester là à voir ces hommes dépouiller notre chez-nous sans avoir l'inextinguible désir de m'impliquer. De tenter de vivre ce que cette demeure m'avait fait vivre jusqu'au bout, même si le temps touchait doucement à sa fin... Nous n'avions jamais été d'une richesse aristocratique malgré notre ascendance et pourtant, cette petite maison à l'écart de l'artère principale menant au centre-ville s'était avérée parfaite pour nous. Un héritage familial, notre havre de paix. Il avait été convenu très tôt qu'elle me reviendrait et pendant un long temps j'imaginais partager ce "chez nous" avec Christina; celle que j'avais pendant longtemps considéré être l'amour de ma vie. On racontait bien rapidement que les grands amours ne pouvaient jamais exister, surtout pour quelqu'un si jeunes que nous l'étions et si l'on considère le fait qu'elle nous ait quitté ça pourrait être vrai, mais elle avait toujours été le mien. Pendant des années, la demeure que je considérais comme un havre de paix s'était progressivement transformé en véritable enfer - au moins pour elle.
Dépression post-partum. Quel nom vulgaire, si générique, pour un sentiment qui n'est rien d'autre que terrible pour tous les membres de la famille. Les dernières années passées ici avaient été à la fois les plus heureuses pour moi mais également les plus douloureuses, teintée du spectre de ma compagne qui ne parvenait pas à ressentir ou même à reconnaître l'enfant qu'elle avait mis 17 heures à mettre au monde. Les médecins avaient tenté ce qu'ils pouvaient, moi également sans pouvoir y changer quoique ce soit et au final, le malheur s'est transformé en tragédie. En l'espace d'une nuit, j'avais perdu ma fille et la compagne dont la folie avait mené à un geste désespéré pour faire taire l'enfant. Un peu comme si elle était cette femme jalouse et ayant le sentiment d'être "l'autre" alors que pour seule autre amour je n'avais que mon enfant. Je n'ai jamais vraiment su ce qu'il s'était passé; elle ne reconnaissait pas le bébé, ne parvenait pas à s'y attacher, et il aura fallu d'un soir passé à travailler tard pour que ma vie bascule à jamais... Je n'avais jamais vraiment compris ce que j'aurais pu faire différemment pour que les choses ne se terminent pas ainsi, et faute d'avoir pu être là pour elles, je me concentrais sur ma petite soeur, réceptacle de mon affection, de mon souci, de mon désir de protection. M'occuper d'elle et l'élever du mieux en l'absence de notre mère, c'était mieux que sombrer et me laisser aller à la mélancolie. Et au final, c'est encore elle qui m'a sauvé.... n'est-elle pas merveilleuse ? La tragédie me brisa le coeur mais sa présence à elle l'a reconstruit. Doucement. Passant outre mes ambitions professionnelles pour me reconvertir dans une passion qui s'était avéré amateur jusque là... Si seulement.
Une demie-heure plus tard, il ne fallut qu'une signature sur quelques documents et quelques dernières instructions avant que les trois hommes ne se mettent en route avec pour mission de mener mes biens là où ils devaient arriver. UPS me devait bien ça, vu le prix que cela allait me coûter. Je n'ai pas attendu bien longtemps avant de revenir à l'intérieur, la fraîcheur de ma demeure offrant un bien meilleur abri que là où le soleil frappait... Quelque chose pendant un instant, que ce soit le silence ou bien la solitude soudaine qui me frappait, me donnait l'impression de pouvoir voir les fantômes d'un passé alors que je faisais le pitre dans la cuisine pendant que ma mère et ma soeur tentaient de nous cuisiner quelque chose. J'aimais nos petits jeux, à un point tel que j'entendais encore son rire faire écho dans ma petite maison. Ma. Plus notre.... De toute façon, d'ici quelques jours, même ça allait s'évanouir et devenir un souvenir sur lequel je n'avais plus qu'à tirer un trait...
Holywell Cemetery
J'ai pris le bus jusqu'à Carfax pour finalement me souvenir pourquoi j'aimais tant la nuit et ses mystères: le soleil frappait trop fort, le temps était étouffant et le fait d'être dehors et "à l'air" n'arrangeait en rien la situation. Comme quoi être à l'air libre n'était pas forcément la meilleure des solutions. Je me retrouvais donc ici, à la jonction principale représentant le "coeur" d'Oxford dans son ensemble et un désir fulgurant de me promener partout s'empara de moi. Comme si je doutais de ma capacité à pouvoir revoir une dernière fois la cité qui m'avait vu naître avant de l'abandonner pour quelque chose de bien plus urbanisé. J'allais m'engager sur Cornmarket Street, la rue piétonne de la ville, avant de réaliser le pourquoi j'étais véritablement venu affronter les âfres du soleil sur ma peau et passer le portail qui menait au marché couvert. L'avantage était là: la fraîcheur, la senteur de centaines de fleurs et quelques petites échoppes qui rendaient le tout bien plus accueillants que le brouhaha de l'extérieur. Ma mère avait toujours préféré un étal de fleur, elle ne cessait de dire que les plantes y avaient plus de senteurs que tout autre plants sur le marché. Ressortant de l'espace couvert avec un immense bouquet en main, je décidais de laisser tomber la flânerie et de laisser mes pas me guider vers la petite place où se dressait fièrement la Radcliffe Camera. L'église qui flanquait le monument résonnait des choeurs qui y répétaient pendant que des touristes traînaient sur la terrasse juste devant. Idyllique. Si seulement ma destination avait pu être si "relaxante". Au lieu de quoi, je me dirigeais vers une petite enclave de la place, où une porte de fer séparait l'agitation ambiante du silence écrasant comme seul les cimetières pouvaient les offrir. Zigzagant en silence entre les tombes, avançant par automatisme plus qu'en y réfléchissant vraiment, je retrouvais la sépulture sur laquelle je venais me recueillir dès que possible ces derniers mois. Depuis que ma mère nous avais quitté, rien n'avait jamais vraiment été pareils pour ma soeur et moi. Pour moi. A croire que toutes les personnes auxquelles je tenais étaient destinées à me laisser derrière. Et si je voulais absolument être honnête avec moi-même, je dirais que son départ avait en quelque sorte précipité le nôtre, bien que d'autres raisons ne se soient vues greffées à celle-ci. Je me penchais doucement pour remplacer le bouquet de fleur fanées avec celui que j'apportais et reculais ensuite d'un pas avant de me mettre à lui parler doucement, comme si la vieille femme était là pour m'entendre.
Comme famille, nous avions toujours été loin d'être les gens les plus conventionnels de notre entourage. Ma mère avait travaillé pendant longtemps en temps qu'employée à l'Ashmolean et je n'avais jamais eu vraiment eu l'occasion de connaître mon père, mort au front alors que je n'avais que 9 ans. Survivre sur son petit salaire doublé d'une pension de veuve, ça n'avait jamais permis énormément d'excentricités dans ma vie, quand bien même mon caractère s'y serait prêté. Notre famille était riche, mais ma mère n'était pas le genre à réclamer aux aînés... L'argent avait sa valeur pleine, je respectais le moindre penny qu'il m'arrivait de recevoir et je travaillais dur pour mériter ce que je voulais: une petite moto à la fin de mes études? J'ai travaillé une bonne partie de l'année pour me l'offrir. Envie de profiter d'un cours complémentaire? Je travaillais deux fois plus pour permettre à ma mère de ne pas avoir à débourser le moindre sou. Elle avait instauré également en moi le sens de la famille, et pour ne dire que ça, ma mère m'avait excellemment bien éduqué. J'ai été le père de substitution pour Carmen, et je l'ai gâtée au possible.. Ma mère... Je lui en serais à jamais reconnaissant, même si désormais elle ne pourrait jamais plus entendre les "merci" qu'il m'arrivait de lui susurer à l'oreille alors que je l'aidais à élever notre benjamine. Carmen. On n'avait jamais eu une vie facile, et pourtant elle a toujours tout fait pour me permettre de devenir celui que je suis aujourd'hui. Bientôt, et à force de résultats excellents, de dur labeur, des fruits d'un héritage et d'une bourse d'études, je me retrouvais à étudier au sein de la prestigieuse université que ma mère n'aurait jamais dans ses rêves les plus fous imaginé que je puisse fréquenter. Oxford University. Et puis, il y avait eu Christina. Ma mère avait toujours été une personne des plus extraordinaire et j'espérais sincèrement qu'un jour, je puisse au moins lui arriver à la cheville... Elle m'a aidé à tenir le coup lorsque je me suis retrouvé seul, et elle avait autant de mérite que moi dans le fait d'avoir vu grandir une jeune femme aussi incroyable. La gorge serrée, j'espérais qu'elle était aussi fière que moi de la jeune femme que ma soeurette était devenue et je restais persuadé -ou au moins j'osais y croire- que où qu'elle soit en cet instant précis elle garderait toujours un oeil sur notre demoiselle.
Cette visite à ma mère n'était pas comme toutes les autres. A la fois, je voulais "discuter" et partager avec elle ce que j'avais fait de ma vie depuis son départ, mais en même temps, je savais que ça serait probablement synonyme d'un au revoir. Demain était un autre jour et me verrais toucher le sol américain pour la première fois... Je ne saurais jamais vraiment dire "pourquoi" Harvard. L'astronomie restait un choix logique, dans le fond Mais pour le reste.... Je n'étais sûr de rien. Pourquoi abandonner Oxford pour me tourner vers le Nouveau Monde et un univers entier que je ne connaissais pas encore? Peut-être tout simplement parce que je savais tout au fond de moi que c'était ce dont j'avais présentement besoin et que si les emails que j'avais échangé avec la direction de l'université lorsqu'il était question d'y inscrire Carmen en était la moindre indication, je pouvais espérer retrouver là-bas un nouveau départ. Une nouvelle vie. Loin de ces souvenirs qui se faisaient de plus en plus et douloureux, laissant au nouveau continent la possibilité de me ravir comme jamais je ne l'avais été auparavant.