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Son corps est aussi de pierre et de bois, c'est à peine s'il sait qu'il a froid.
Je la regarde comme on regarde une plaie. De biais, de travers, sans savoir ce que cette vision me communique, sans comprendre ce qu’il se passe en moi quand je le fais. Tout m’effraie, moi le premier. J’ai de plus en plus mal à la main, je la vois violette sur la tranche et mes deux doigts qui ne veulent plus bouger, gonflés, laids. Pourtant, je ne cille pas, je n’émets aucun son ni ne soupire. Tout est retenu, l’ataraxie des sens. Le mouvement figé. J’suis là, sans plus savoir pourquoi, à regarder cette fille que je ne connais pas. Que je connais. Je ne sais pas. La première fois, elle me rappelait Echo. J’me suis embourbé dans cette idée parce que c’était le seul moyen que j’avais de sortir de moi, de me détruire en trouvant face à moi un visage à briser. Et aujourd’hui, Echo n’est plus là. Souvenir éteint, il s’évapore en fumée éclatant d’un rire narquois et me laissant là seul, misérable, muet. Pourtant je ne bouge pas. Pourtant je ne pars pas. Je crois que je ne veux pas. C’est certain que je ne veux pas. Tout autour me fait peur, j’ai mal à l’intérieur, l’angoisse me gagne, je frissonne, j’ai envie de gerber. Et je m’accroche à cette brune parce qu’elle est la seule chose présentement qui me rassure, qui me garantit que je ne suis pas mort, pas complètement fou, que j’suis là et que je ne dois pas oublier de respirer. Elle est ce genre de tableau qu’on hait et qu’on adore à la fois, cette douleur qui finit par faire du bien, ou ce plaisir qui finit par devenir insupportable. Elle est la contradiction même des sens et de la négation, une symétrie désaxée, un genre de marasme euphorique dans lequel on se surprend à plonger parce qu’on s’y sent bien, on n’y ressent rien, léger. J’ai la tête qui tourne, cet endroit est glauque, tout devient verdâtre et laid. Et quand je me sens perdre pied, j’ai ce mécanisme de défense qui fait que je renvoie la balle, gagne instinctivement en assurance et me gave d’arrogance pour ne pas sombrer. A son je ne sais pas, je reste là, la fixant encore même quand ses yeux me quittent. Je ne ris pas. Je ne suis pas narquois. Je suis sévère et froid parce que je n’ai pas le cœur à rire. Et quand je lui pose cette question, je sais d’avance qu’elle ne saura pas y répondre. Comme moi je serais bien incapable de répondre à la sienne. Une manière de lui faire comprendre subtilement qu’il n’y a rien à expliquer. C’est un accident de voiture, on fonce dans le tas sans réfléchir, point barre. Mon whisky, même lui je n’arrive pas à le boire. Je redescends sur terre avec la lenteur d’un geste maitrisé. En apesanteur, il n’y a pas de gravité. Je me penche à table pour l’observer. Comme je l’observe toujours, sans gêne aucune, la déshabillant de mes yeux. Pourquoi est-ce qu’elle ne demande pas ce qu’il s’est passé ? C’est étrange qu’elle fasse comme si de rien n’était. J’écoute sa réponse. Surpris. Agréablement, mais ne lui dîtes pas. C’est la première fois je crois qu’elle tente à son tour de me déshabiller. La première fois qu’elle attaque au lieu de se replier. J’esquisse un léger sourire, gage de ma satisfaction. J’attrape mon verre de whisky, en bois une gorgée, avant de me replacer face à elle et de murmurer à voix basse. Semblant d’intimité, droit dans les yeux, regarde-moi, il n’y a que toi et moi : « Tu as peur que je sombre sous tes yeux ? Tu as peur de prendre plaisir à me voir me tordre de douleur et t’expliquer à quel point j’ai peur que tous ces sentiments morbides ne me quittent jamais ? Tu as peur de te reconnaitre dans ce que je fais ? De sombrer toi aussi quand tu me verras tomber ? De découvrir que je ne suis pas le monstre que tu t'efforce de regarder ? Que derrière tout ça se cache quelqu'un de blessé ? Dis-moi. Tu as peur d'avoir envie de me sauver ? ». Mes yeux se durcissent, mes traits aussi. Je me recule sur ma chaise quand le serveur amène un plateau de mets. Je ne la quitte pas des yeux, je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi. Elle est la seule ici et maintenant qui me permet de ne pas devenir fou : « Il a violé la fille que j’aime et a tué notre bébé ». Tu t’en fous ? J’te le dis quand même. Pourquoi ? J’en sais rien, j’crois que j’ai besoin. Besoin que tu comprennes que j’suis pas le connard que t’as vu au SC. Sans m’en rendre compte, j’commence à culpabiliser. Quand Echo disparait et que la jeune fille apparait, j’culpabilise. Mais je me le cache. Et tu vois, moi aussi j’suis capable d’aimer. Quelqu’un qui hait avec autant de véhémence est nécessairement quelqu’un qui aime avec une puissance surhumaine, non ?
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