Infinities of future unforetold ─ Dorothy & Archer

Se reculant d'un pas pour laisser le chien se lever sur ses deux pattes et surtout éviter les coups de queue, Archer regardait la scène avec une certaine tendresse. La Dottie qu'il connaissait était une femme pleine de vie, charmante, chaleureuse et souriante, et il la retrouvait alors qu'elle interagissait avec son grand bébé canin. Le même rire, le même entrain, et la même gêne ─ quoique probablement plus timide aujourd'hui qu'avant. Archer ne la jugeait nullement pourtant, et il appréciait simplement l'échange, sans l'avoir lâchée du regard. « Et c'est ton droit. Il te rend heureuse et c'est agréable à voir. » déclarait-il simplement. Si son stoïcisme habituel laissait croire qu'il était indifférent aux plaisirs simples, la réalité était toute autre.
Un bref regard en direction du foodtruck pour constater la même chose que Dorothy, et Archer sortait son téléphone à sa demande... mais sans lui donner. Il le levait à côté de son visage, le tenant avec un regard qui sous-entendait qu'il n'était pas né de la dernière pluie. « Seulement pour me laisser ton contact. Tout remboursement via téléphone ne marchera pas. » Parce qu'on lui avait déjà fait le coup. "Passe ton tel" et puis hop, tiens je viens de t'envoyer de l'argent. Alors avec un fin sourire, il finit par lui tendre l'appareil ; le même que lorsqu'ils avaient été ensemble. Son téléphone personnel n'avait pas changé. « Tu connais le code. » Toujours les mêmes images aussi ; le même lockscreen, un paysage nocturne, et le même fond d'écran... noir. Sans rien. Sobre, vide, sans caractère, et pourtant si Archer. Et pourtant, dans la galerie, il y avait toujours quelques unes de leurs photos.

Ils sont rares les hommes qui ont réussi à m'rendre heureuse, qu'elle a envie de dire. Mais se contente surtout de sourire. Ouep, ils doivent bien se compter sur les doigts d'une seule main. Duke était le dernier en lice. Le seul qui partirait vraiment que quand on le convoquerait là-haut. Pas parce qu'il avait trouvé mieux ailleurs, pas parce qu'il s'ennuyait finalement à ses côtés, pas parce qu'il avait simplement dû quitter pour de nouveaux horizons. Non, il serait toujours là, coûte que coûte. Mais ça se comparait pas vraiment à ce qu'elle avait pu connaître aux bras de quelques rares amants, la tête sur l'oreiller à se faire des confidences, les corps enroulés, enivrés d'ébats qui coupaient le souffle et faisaient exploser le coeur. Probablement son côté artiste, ça, qui lui faisait voir la poésie dans les émois plus ou moins amoureux. Et Archer... Ah! L'esprit divague, s'égare quelque peu. Très loin. Trop loin, que l'odeur des tacos et le grondement de l'estomac ramènent sur terre. Elle rougit, encore. L'impression qu'il avait su percer son secret d'adolescente. Parce c'était un peu ça son boulot aussi, pas vrai? Lire les autres. Les connaître dans les moindres détails. Ça avait toujours eu ce côté intriguant, voire un peu excitant. Mais aussi terrifiant.

« J'ai plus d'un tour dans mon sac, t'sais. Je trouverai bien un moyen de te rembourser... autrement » Elle n'en dit pas plus, laisse planer le suspens. Elle joue un peu, peut-être. Plus ou moins consciemment, ça c'est certain. Elle s'était d'ailleurs fait la remarque, plus tôt; chassez les vieilles habitudes, elles reviennent au galop! Elle s'étire le bras pour saisir l'appareil, hausse un sourcil pour marquer la surprise et s'étonne de se rappeler du code. Ça doit bien faire quelques années qu'elle ne l'a pas pianoté, que ce soit pour envahir son téléphone de photos horriblement laides – ou terriblement obscènes de sa personne, ou encore pour lancer une playlist de jazz. En biais, elle lui jette un coup d'oeil en voyant qu'elle replonge tête première en arrière, dans le passé. Rien n'a changé. Et pourtant... tout a changé. Elle appuie sur « Ajouter un contact ». Son nom est déjà là. Sous son son ancien numéro. Pourquoi ne l'avait-il pas supprimée? V'la un petit pincement au coeur, qu'elle se retient d'exprimer de vive voix, en lui rendant son téléphone. « Hmhm, voilà. J'me suis mise dans tes favoris. And you better call me. J'ai pas mis mon contact pour faire déco. » Et sur cette note, elle s'éloigne aussitôt de quelques pas pour ramasser la commande à emporter aussitôt qu'on gueule le numéro de leur commande, un sourire qui lui déforme le visage alors qu'elle lui tourne le dos.

Le rembourser... autrement. L'expression d'Archer ne changea qu'à peine, mais elle avait certainement pu remarquer la furtive lueur dans son regard. Une lueur assez familière dans leurs souvenirs, mais que lui-même n'avait pas démontré depuis un petit moment. Il ne répondit pas, la laissant faire travailler son imagination autant que lui laissait les souvenirs remonter en surface, alors que le téléphone lui échappait de la main.
Dorothy débloquait son téléphone, et lui la regardait faire. Ni gêne, ni honte, ni secret dans ce téléphone. Une énième preuve que son aventure avec elle avait été une des rares étapes de sa vie où les souvenirs étaient conservés sous quelques formes digitales, quand tout le reste de sa vie semblait scellé sous la confidentialité. Il la voyait taper son nom, se rendre compte qu'elle n'avait pas quitté son répertoire, et il lui sembla voir un temps d'arrêt, comme si elle ne s'y était pas attendue. Il ne se demanda pas pourquoi elle s'était imaginée que son nom ne figurerait plus dans la liste de ses contacts, car il était bien trop occupé à la regarder. Il faisait attention aux battements de cils, aux mouvements subtiles de ses lèvres, à l'orientation de son regard ; elle ressentait des choses à parcourir ce vieux téléphone, et c'était tout ce dont il avait besoin.
Les yeux bifurquèrent sur le téléphone lorsqu'elle le lui rendit, son fin sourire s'accentuant avec un brin de malice quand elle lui ordonnait de l'appeler. Oh, il comptait bien le faire. Ce n'était pas tous les jours qu'ils avaient l'occasion de se voir offrir une deuxième chance, et nul ne savait de quoi l'avenir était fait. Dottie récupérait leur commande, et Archer la rejoignait après avoir rangé son téléphone, offrant de tenir les sacs pour qu'elle puisse se concentrer sur Duke qui sentait bien les odeurs de leur repas. Archer désigna alors un endroit près de la rivière avec suffisamment d'espace pour pouvoir s'y installer tranquillement, et où Duke pourrait s'y allonger ou marcher un peu. Ils purent constater que malgré le beau temps, il n'y avait pas foule sur ce coin spécifiquement, et c'était tant mieux. Rendant la commande à Dottie l'espace de quelques secondes, Archer retira son long manteau qu'il déposait à même le sol pour qu'ils puissent s'asseoir dessus en toute tranquillité. S'il craignait de le salir ? Non, absolument pas. Il avait vu pire. Alors ils purent s'y installer, ouvrir les sacs, et faire le tri dans leur commande. Archer jeta un coup d'oeil à Duke. « Il est bien docile malgré la facilité avec laquelle il pourrait nous piquer la nourriture. Tu vois un dog trainer ou tu te charges toi-même de son éducation ? » Malgré tout leur amour pour les animaux, nombreux étaient les gens qui avaient recours à un professionnel ; une décision parfois très sage quand l'expérience manquait aux jeunes maîtres.

Dottie l'aperçut, cette lueur fauve dans les yeux d'Archer. Discrète, mais présente. Passagère, mais pas éphémère. Elle reviendrait. Et Dottie avait bien quelques tours dans son sac pour la faire briller de mille feux. Cet avantage de le connaître (presque) sur le bout des doigts. Au sens figuré comme au littéral. À la différence de leur relation, cette lueur avait su affronter, traverser, survivre aux intempéries du temps... il ne suffisait plus que de trouver les bûches pour allumer le brasier. Le danger étant... sauraient-ils l'éteindre, ou se laisseraient-ils consumer?

Archer était bien peu bavard. Elle sentait son regard peser sur elle. Léger. Son visage. Ses lèvres. Son cou. Sa silhouette. Ses yeux lui effleuraient la peau, l'embrasaient. Sans aucun doute se faisait-elle des idées. La coupable? Son imagination fertile d'artiste. Il lui en fallait bien peu pour rêver, semblait-t-il... Une bouffée de chaleur s'empara de son ventre; c'était un appétit bien différent qui lui remuait l'estomac.

Elle se laisse enivrer des effluves taco-diennes pour chasser les pensées salaces qui prennent vie dans son esprit. Cherche un échappatoire pour les étouffer, perçoit une faille lorsqu'il brise enfin le silence devenu pénible, pour elle, à supporter. Il doit bien voir qu'elle divague, loin de la réalité, mais n'a pas encore les capacités de lire dans ses pensées. Et fort heureusement (hallelujah!)... on aurait dit une lionne affamée. Calme tes ardeurs, p'tite. « Hm? » La Terre appelle Dottie. « Tu disais? ... Ah! J'ai eu recours à un dog trainer peu de temps après son adoption. Mais il est naturellement un bon chien. Il ne m'a jamais donné de misère. » Le match parfait. Dottie et Duke. D&D. Voyant qu'il n'obtiendrait rien pour l'instant, il s'allongea entre leurs deux silhouettes, créant, imposant une distance entre eux deux. Thanks, Duke. Il tentait de préserver la sanité de sa (pathétique) humaine. Elle se saisit alors d'un tacos, en retira l'emballage, puis croqua dedans à pleines dents pour apaiser les gargouillements qui germaient dangereusement au creux de son ventre. En silence, elle combattait l'urgence de formuler tout haut une question qui la chicotait tout bas. Elle se laissa vaincre. « Ça t'est arrivé de penser à moi, parfois? » Elle n'aurait jamais osé demander, dans d'autres circonstances. Mais le hasard avait bien fait les choses. Leur histoire ne s'était pas mal terminée. Elle s'était tout simplement terminée. Rien de plus. Rien de moins. N'en demeure pas moins qu'à une époque qui lui semblait désormais si lointaine, Dottie avait développé une sincère et profonde affection pour cet homme. Elle la rupture, autant bien elle avait su d'emblée que la romance aurait une date de péremption, avait été plutôt difficile pour elle. Faire une croix sur quelqu'un avec qui on a partagé des moments joyeux, et moins joyeux, des moments intimes, des secrets, des confidences, des rires... c'était jamais facile, que ça se termine sur une bonne ou une mauvaise note.

C'était comme s'il savait, Duke, qu'il n'avait pas deux enfants de choeur avec lui. Archer ne se plaignait pas de sa présence en revanche, appréciant même cet instinct protecteur chez le canin qu'il regardait avec intérêt. Un caractère doux, peu difficile, mais fidèle et loyal à en juger par son attitude. Tout ce qu'il fallait à sa maîtresse ; l'assurance d'une présence qui ne la quitterait jamais. Une fois Dottie servie, Archer récupéra son propre tacos pour le déballer tranquillement, et l'entamer. L'habitude de manger rapidement lui avait heureusement passé avec le temps, mais ses bouchées n'en demeuraient toujours pas moins pleines. La nécessité de devoir manger en urgence pour ne pas se faire surprendre avait été un apprentissage qui le démarquait encore des autres au quotidien, mais comparé à l'époque où Dottie l'avait rencontré, il semblait plus... tranquille et posé ─ car ceux qui le connaissaient que derrière ce flegme apparent se cachait une rapidité d'exécution qui frôlait l'urgence.
Le silence était retombé, les laissant seuls avec leurs pensées ─ et leurs tacos ─ lorsque Dottie décida de le briser avec une question à laquelle il ne s'était pas attendu. Son regard pivota vers elle, qui ne le regardait pas encore. Puis ses yeux se portèrent à nouveau vers la rivière, alors qu'il s'exprimait après avoir terminé sa bouche. « Oui. » Il y avait bien eu quelqu'un d'autre après elle, une de ses anciennes collègues, et pendant ce temps, il l'avait un peu oubliée ; sa mission, de toute façon, l'avait particulièrement occupé. Mais s'il devait être honnête, Dottie avait toujours été là, dans un coin de ses pensées. Il passa sa langue sur ses lèvres pour en récupérer le peu de sauce qui s'était égaré, puis poursuivit, détendu et nullement gêné à l'idée d'en parler. « Le plus souvent a été après mon départ. Je ne savais pas comment tu allais. » Il s'était inquiété, en d'autres mots ; mais il avait toujours eu confiance en elle et avait toujours défendu l'idée qu'elle était plus forte qu'elle ne le croyait. Alors il n'avait pas douté qu'elle irait bien, même sans lui. Son visage se tourna alors vers elle, reprenant la parole. « À ta question, j'en déduis que ça a été ton cas également. Tu as pensé à moi. » Il n'y avait ni taquinerie, ni provocation dans ses paroles. Juste un constat. Elle cherchait définitivement un peu de réassurance. Comme souvent avec lui, de toute façon ; il fallait poser les questions pour obtenir les réponses, même si c'était évident, des fois son attitude pouvait laisser planer le doute. Mais Dottie avait partagé près d'un an de sa vie, et ils avaient été plus qu'une simple aventure de quelques semaines. Fut même un temps, on aurait pu blaguer sur le fait qu'ils vivaient ensemble. Elle avait toujours respecté ses silences et la confidentialité de son travail malgré les frustrations, et avait simplement demandé qu'il la tienne au courant et ne l'oublie pas. Chose qu'à l'époque, il admettait avoir fait, trop noyé dans ses tâches et ses obligations. Sa question, de fait, était légitime. L'avait-il encore oubliée au profit de son travail ?
Il se rappelait d'elle, alors pour lui, la réponse était toute vue : non. On n'oublie pas Dottie.

Bien sûr, elle avait eu quelques aventures, après Archer. Des histoires sans lendemain. D'autres, plus prometteuses, qui étaient pourtant demeurées au stade de simple esquisse; quelques coups de pinceaux sur une toile qui ne verraient jamais le jour dans les couloirs des plus grands musées. Quelques espoirs, plusieurs frustrations, et un nombre incalculable de déceptions. Ils se pensaient tous trop fins, trop drôles, trop beaux. En pleine saison des amours, ils se pavanaient comme des paons (lire : idiots) lors de la parade nuptiale... sans le plumage. C'était pénible à voir. Mais, on n'est jamais si bien servi que par soi-même, disait-on. Et ça, Dottie l'avait bien compris. Elle se laissait tenter, parfois. À s'éprendre d'amants sans visage. À se laisser séduire par leurs belles paroles sans valeur. Par solitude, peut-être. Avec le désir d'être secouée, remuée, de se faire égratigner le coeur pour se sentir vivante.

Il y avait eu un vide. C'était un drôle de sentiment. Un peu comme un mal du pays, en perdant des repères, une routine bien loin d'être ennuyante. Puis, elle s'était retenue (plus souvent qu'autrement) d'appuyer sur l'icône vert à côté de son nom. Qu'aurait-elle bien pu lui dire? Il ne reviendrait pas. Le chapitre s'était clos. Le dernier; c'était la fin du bouquin. Il était temps de faire le deuil des personnages principaux; Dottie et Archer feraient place aux prochains protagonistes. Oh, elle était retombée sur ses pieds. La terre n'avait pas arrêté de tourner après son départ. Mais il avait laissée vacante une place, un trou que bien peu parviendraient à combler. Et c'était peut-être ça, au fond, la nostalgie. Sombrer dans les souvenirs qui n'étaient plus que ça : des souvenirs.

Elle tourna enfin le visage vers lui. Les lippes s'étendirent en un sourire. Empli de douceur à son endroit. À leur endroit. Pour ce qu'ils avaient été, le temps que ça aura duré. Elle ne regrettait rien. Tout n'avait pas toujours été rose. Dottie pouvait avoir un caractère pour le moins... flamboyant. Il en avait fait les frais; mais Archer s'était toujours plutôt bien débrouillé pour la tempérer. Mais ça n'avait jamais été compliqué, ça non. Et elle avait pensé à lui souvent. Si bien qu'il qu'il était devenu, au plus grand dam de Dottie, le point de comparaison de toute histoire prometteuse ou désastreuse. « Dottie et Archer. » Ça disait ce que ça disait. La main lui démangeait. Elle la déposa sur le sommet de la tête de Duke. Crunch, crunch, crunch. C'était le bruit de la coquille des tacos qui se fendaient sous leurs dents, venant percer leur silence. Après tant de sérieux, elle se mit à rire. Un son d'abord étouffé, puis plus prononcé. Devenu incontrôlable. « For God's sake, je peux plomber l'ambiance quand j'veux. Pardonne-moi. » Hilare sans raison, sans doute l'émotion s'était-elle emparée d'elle. Elle sentait son regard valser sur sa silhouette secouée par le rire qui peu à peu commençait à se dissiper. Elle s'était toujours sentie belle sous son regard. « You're even more handsome now. I kinda hate you. » Si c'était même possible. Et comme elle disait ça en appuyant sur chacun de ses mots, Duke poussa un soupir, élevant la tête pour la laisser retomber sur la cuisse d'Archer.

Cerner Archer avait toujours été une épreuve. Loin d'être le plus sociable, expressif et amical du lot, on avait souvent tendance à l'observer de loin, sans jamais s'en approcher. Il était là pour faire son travail, semblait toujours se contenter du minimum syndical, n'exprimait aucun de ses désirs personnels, si bien qu'on se demandait s'il n'était pas dénué de toute émotion. Mais Dottie savait. Elle avait vu, elle avait deviné rapidement qu'il y avait plus sous cet épais voile d'indifférence. La peine d'Archer à s'exprimer n'était pas l'aveu d'une absence d'émotions, mais bien une difficulté à trouver sa place dans un monde régit par les éclats spontanés. Il ne l'était pas, lui ; il était calculé, tranquille, patient. Elle l'avait brûlé avec sa danse, sa chevelure et son regard, et peut-être que la froideur de l'homme avait apaisé le brasier qu'elle était. Ils s'étaient bien trouvés, avaient su s'équilibrer. Avec elle, Archer s'était dévoilé ; avec lui, Dottie s'était apaisée.
Et ces détails, Archer ne les oubliait jamais. Il la regardait avec une pointe d'affection lisible dans son regard alors qu'elle riait, et l'entendre ainsi le renvoyait à quelques souvenirs de leurs sorties en couple. Elle riait assise sur un banc au parc, devant une scène de film comique en mangeant des popcorn, assise sur son canapé pendant que lui travaillait, ou bien encore dans ses bras alors qu'elle se moquait gentiment. Une époque où il avait découvert quel genre d'homme il était en couple, même. Et comme avant, elle s'excusait quand elle ne devait pas. Une habitude, une précaution, allez savoir ; il délaissait son tacos pour la regarder alors qu'elle semblait même éviter son regard. Elle savait qu'il la regardait, il le sentait. « I thought the same about you earlier. You are very beautiful. » Le temps passait pour chacun d'entre eux. La Dottie qu'il avait avec lui était plus âgée, plus mature, mais toujours aussi belle. Ni le temps ni la distance n'avaient su altérer sa beauté. C'était même un des compliments qu'il lui avait le plus souvent fait. Plus les minutes passaient, plus il devenait évident que ces retrouvailles se faisaient avec des sentiments difficilement dissimulable. Elle lui plaisait toujours, c'était évident ; et il comprenait qu'il lui plaisait toujours. Sans promesse ni faux-semblant, Archer envisageait déjà la suite, mais il savait que la prudence devait être de mise. Un minimum ─ pour la protéger, elle. « Tell me. Did you find someone after me? Were you happy? » S'ils semblaient s'accorder sur le fait qu'ils ne s'étaient pas oublié et que leur rupture n'avait pas résulté en de dramatiques conflits, peut-être avait-elle retrouvé le bonheur après. Peut-être nageait-elle toujours dedans, dans les bras d'un autre. Il n'en serait pas jaloux, Archer connaissait sa place et respectait bien trop Dottie pour avoir l'arrogance de se penser meilleur parti qu'un autre ; mais il voulait savoir.

You are very beautiful. Son visage s’empourpra au-ssi-tôt. Elle repensa à un moment intime, complice, s’échappant vers un univers qui semblait désormais si lointain… et si proche à la fois; leurs corps nus s’étaient enlacés après l’amour. Époumonés par leurs ébats ô combien endiablés, leurs respirations saccadées s’entremêlaient, brisant le silence. Et ils se regardaient. Leurs yeux s’échangeaient quelques mots doux. Dottie passait ses doigts dans les cheveux d’Archer, jouant avec les mèches collées sur son front couvert de sueur. Ils s’étaient souri. Puis il lui avait murmuré ces mêmes paroles. You are beautiful. Elle avait rougi aussi, à ce moment-là. Pas de gêne, pas de malaise, pas d’inconfort. Mais d’un bonheur qui, pour un moment – un bref écart naïf – avait chassé de son esprit le sablier qui planait en permanence au-dessus de leurs têtes telle une épée de Damoclès.

« Can you say that again? » En une demi-supplique étouffée, elle tourna le visage vers lui pour s’accrocher à son regard. Elle ne s’attendait pas réellement à ce qu’il lui répète qu’il la trouvait belle. C’était une façon pour elle de faire taire – ou de nourrir – le battement raté du cœur qui avait tourné plusieurs tours sur lui-même. Il n’y avait plus rien autour d’eux. Elle ne percevait plus les passants; n’entendait plus le rire des enfants dans les jeux gonflables au bout du quai, ne voyait plus que leurs fantômes, passés et présents. Plus ils avançaient, et plus ils retombaient dans des souvenirs sereins. Aucune amertume, aucune attente, juste une complicité empreinte d’affection mutuelle qui ne les avait pas quittés, même après tout ce temps. On aurait dit qu’hier encore, elle ouvrait la porte de sa demeure, concoctant quelques petits plats, un verre de rouge en main, dansant sur une playlist de jazz. C’était simple – sauf lors des rares fois où elle décidait de rendre ça compliqué – et c’était beau, voilà. « I’m happily married, living in a big mansion. I have three children – twins and a little princess, and expecting a fourth. » Elle fit la grimace en déposant le reste de sa commande près de ses genoux. L’humour masquait quelques petites égratignures qu’elle avait dû panser ou recouvrir d’un baume, ces dernières années. « But seriously… I’m not unhappy. Am I happy, though? Slowly getting there. » Elle faisait notamment référence aux sacrifices dont elle lui avait brièvement parlé, en début d’échange. Côté amour, elle était tombée sur un nombre impressionnant d’idiots, dont quelques-uns qui, elle n’en doute pas, auraient attisé les foudres d’Archer s’il avait su la manière dont ils l’avaient traitée. Inutile de l’alarmer, c’était choses du passé. La question la démange à son tour. Elle sait bien que son emploi du temps et son rythme (ou style) de vie laissait bien peu de place aux histoires d’amour; mais s’il avait su faire une petite place pour Dottie dans sa vie, peut-être une autre femme avait-elle, elle aussi, su se frayer un chemin jusqu’à son cœur. « What about you? »

Can you say that again? Il sourit ; plus franchement, amusé par cette timidité soudaine qu'elle affichait. « You are beautiful. » répétait-il sans gêne ni hésitation. Fut un temps, elle s'y était presque habituée et l'avait même taquiné, sur la fin, qu'il se répétait un peu. Jamais elle n'avait cessé d'apprécier son compliment, et jamais il n'avait cessé de la trouver belle ; et cette réaction était comme un écho à la première fois qu'il lui avait dit. Il s'en rappelait encore, car elle ne s'y était pas attendu. Une des rares instances où Archer était spontané, exprimait le fond de sa pensée sans y réfléchir à deux fois. Il faisait froid et se promenaient dans Central Park une fois la nuit tombée. Une simple promenade au début de leur relation, alors qu'ils apprenaient encore à se connaître ; puis la neige s'était mise à tomber. Les dernière neiges de New York City. Dottie s'était empressée de tourner sous les épais flocons, et Archer, après un instant d'admiration, lui avait tout simplement dit. You are beautiful. Elle avait douté de son ouïe, s'était arrêtée et l'avait regardé. What did you say? Et lui, le plus naturellement du monde, avec ce même sourire bienveillant sur son visage, s'était répété. You are beautiful.

Ce souvenir ravivé par la réaction de Dottie eut pour effet de le faire inspirer tranquillement. Il n'oubliait pas. Il l'écoutait mentir, et si son regard n'avait pas glissé sur ses mains pour vérifier la présence d'un anneau, c'était parce qu'il l'avait déjà fait un peu plus tôt. L'ironie était donc facilement identifiable, si bien qu'elle en était presque amusante ─ pourtant, il se doutait qu'il y avait une part d'envie, de tristesse dans cette réalité. Après tout, ils l'avaient su ; si le travail d'Archer ne l'avait pas mené vers d'autres horizons, sûrement qu'aujourd'hui, ce scénario serait en partie une réalité. Respectant la pudeur de Dottie qui lui répondait, Archer détourna le regard vers la rivière, la laissant songer un instant au deuil de ce qu'elle avait perdu, et ce qu'elle n'avait pu obtenir. Après quelques secondes, elle lui retournait la question, et Archer se rappelait alors de son aventure avec son ex-collègue. Était-il heureux, cela dit ? Sa relation avait été... différente. Plus orchestrée ; moins sincère. « I had a fictional relationship for one specific mission, that became real for a few months. Was I happy, though... » Oui ? Non ? Est-ce qu'il pouvait affirmer à quel moment il avait été heureux dans sa vie ? Marquant un temps d'arrêt, Archer s'autorisa une réflexion, pesant sa réponse avant de regarder à nouveau Dottie pour lui répondre. « It is the same as ever: work. » Elle n'avait pas connu son burnout, maintenant qu'il y pensait ; elle n'avait pas la moindre idée du fait que son mental et son corps l'avaient lâché au bout d'un moment, et qu'aujourd'hui encore il avait quelques séquelles. Le regard qu'il avait sur elle, suite à ces mots, n'était pas empreint de tristesse ou de fatalité. Il allait bien. Il se contentait de peu de choses et se savait capable d'endurer des conditions bien pires, quand bien même son corps lui avait fait comprendre l'inverse. Mais là, dans ce présent où il était avec elle, au bord de la Charles River, à manger un tacos, il était bien. C'était l'essentiel. Son visage l'exprimait très sereinement, sans complexe ; détendu et le regard vif.

Ces retravailles semblaient tout naturellement marquées par vos réminiscences. Plonger ainsi dans le passé aurait pu être souffrant, mais ça avait plutôt l’effet inverse. Tant de choses s’étaient passées entre ce dernier baiser et ce moment agréable partagé en bordure de la rivière. Il avait partagé la vie d’une autre, s’était engagé dans une relation dont elle ignorait les paramètres. En parallèle, elle avait mis ses rêves en veilleuse pour porter secours à la seule personne qui la rattachait encore aux Young-Beck, naviguant vers l’inconnu, incertaine de ce que l’avenir lui réservait. Et pour cause. Tout quitter pour s’installer à Boston avait été l’un des sacrifices les plus durs pour elle, jusqu’à présent. Plus dur, encore, que de faire une croix sur sa famille de sang et de lui tourner le dos sans jamais regarder en arrière. Elle avait été si près du but. La ligne d’arrivée se profilait à l’horizon, elle avait eu une audition. Broadway. L’absolu. Elle s’y était tant préparée, à ce jour. Il était enfin arrivé! Puis, l’appel en larmes de la benjamine l’avait extirpée de ce rêve éveillé. Elle en gardera toujours une certaine amertume, mais jamais elle ne lui en tiendra rigueur. Depuis, elle errait Boston comme une âme en peine (avec la peine en moins), sans trop savoir ce qu’elle faisait là, sans avoir de repères. Routine banale, quasi ennuyeuse, qui n’avait rien à voir avec la passion avec laquelle elle entamait ses journées, en plein cœur de la concrete jungle where dreams are made of, comme disait Alicia Keys.

Elle n’était pas malheureuse, non. Mais qu'était-il arrivé au bonheur? Peut-être lui pendait-il au bout du nez.

Enters Dottie. Elle lui décocha un clin d’œil, le regard brillant. Sa routine serait peut-être la même (work, work, work), mais avec un brin de vie pour ensoleiller ses journées, s’il voulait – et surtout pouvait – bien lui (re)faire un peu de place en arrière-plan dans son quotidien.

Soudain, elle se laissa glisser sur le dos, s’allongea sur le sol, le tête dans l’herbe visiblement fraîchement coupée. Odeur de l’été. Des fleurs en bourgeonnement, que les abeilles avaient butiné pour en récolter le nectar. À ses côtés, Duke secoua vivement la queue, pivotant pour venir récolter un câlin et une caresse. Elle éclata de rire, encore. Fendant l’air d’une douce mélodie. Elle avait toujours eu le rire facile, Dottie. Elle tourna la tête vers Archer qui, de sa position assise, lui offrait son dos. Une carrure impressionnante; des épaules parfaitement découpées qu’elle avait maintes fois entouré de ses bras frêles. Il était beau. Semblait calme, paisible. Elle enregistra cette image dans sa tête pour raviver les souvenirs d’autrefois, donner de la substance à ses traits qui avaient peu à peu commencés à s’estomper dans son esprit, désormais lointains, à son odeur presque animale (no comment)qui l’apaisait chaque fois qu’elle enfilait ses vêtements (comme un doudou), à la sensation de ses doigts sur sa peau pour l’embraser. Lie down with me…