Infinities of future unforetold ─ Dorothy & Archer

Le monde était vaste, mais parfois trop petit. Des gens qu'il ne pensait jamais revoir faisaient une apparition nouvelle dans sa vie, et la surprise qui peignait son visage se retrouvait aussi chez l'autre ; car ni lui, ni elle, n'avait pensé qu'ils se reverraient de la sorte, à se croiser non loin de la rivière, chacun marchant pour se détendre ; l'une avec son chien, l'autre avec une boisson en main.
Et les souvenirs des quelques années précédentes revenaient en mémoire. New York. Leur première rencontre, où elle avait chanté pour lui sur demande de ses collègues qui le bizutaient, puis la deuxième, cette fois-ci sans surprise. Il se rappelait la fois où ils s'étaient recroisés en dehors de leurs heures de travail, un hasard similaire à celui-ci,  et ils avaient passé la soirée ensemble, échangés leurs numéros. Puis un premier resto ; les premiers rires, les premiers regards, le premier baiser, la première nuit ; et sur le long terme, les premiers reproches, premiers aveux, première dispute, première réconciliation. Toutes les premières fois, avant qu'il ne soit muté ailleurs et que tout s'arrête ─ ils avaient toujours su que cette relation serait temporaire. « Dottie ? » s'étonnait-il à la voir devant ses yeux une nouvelle fois, avant d'être rappelé à la réalité par la présence du canin qui venait renifler. Loin d'être effrayé, Archer lui offrit même sa main, avant de relever les yeux vers la blonde. « C'est... une sacrée surprise. » Qu'elle ne s'imagine pas qu'il l'avait suivie, ou quelque chose du genre. C'était fini, cette époque.

Les souvenirs laissent bien souvent un arrière-goût amer en bouche. Des regrets, des remords, des coeurs qui se sont brisés. Ils s'accrochent, font des ravages, secouent le coeur, le corps et l'âme. Ils s'immiscent au mauvais moment, like you were hit by a car. Mais parfois, ils sont aussi empreints de douceur. D'images floues qui font naître un sourire timide à la commissure des lèvres.

Il n'y a pas que du laid, dans la fin d'une histoire.

Dottie? Le hasard est un drôle de concept. Il fait bien les choses, parfois. L'esprit s'évade quelques instants, vers les moments de tendresse qui s'enchaînaient comme un poème en vers libre – sans structure, sans rime, sans rythme, juste l'impulsion du moment, jusqu'à ce que le point final vienne rompre la cadence, transforme l'histoire en prose. « Archer. » Elle est ramenée brusquement par les supplications incessantes de Duke qui s'enroule aux pieds des fantômes de son passé. « Tu peux le dire... » Les mots, fendent l'air dans un souffle plus ou moins perceptible, restent en suspens. « Duke, sit. » Elle se sert de la bête comme bouée le temps de reprendre ses esprits, que la réalité fasse son bout de chemin jusqu'à la raison. « Mutation? » Parce que c'était l'histoire de sa vie. Nomade, il ne restait jamais au même endroit. Combien de coeur s'étaient serrés, parce qu'il avait dû quitter et ce, même si les modalités avaient été établies dès le départ? Pincement au coeur à cette idée; pas d'amertume, pas de rancoeur, pas de peine, juste un brin de nostalgie qui chatouille la gorge.

Le chien s'exécuta, bien que la peu toujours fouettant l'air, ce qui arrachait un léger sourire à Archer. Les animaux étaient des créatures pures et sincères dans leur attitude et l'expression de leurs quelques émotions, alors voir cet inconnu canin intrigué et semblant même content était forcément plaisant. « Duke. » répétait-il, imprimant ainsi le nom du chien pour toutes les rencontres à venir ─ s'il y en avait. Puis il releva le regard vers Dorothy ; le bref souvenir de leurs adieux lui traversa l'esprit à ce moment là. « En quelque sorte. Reconversion, puis mutation, encore. » Elle ne connaissait que trop bien le rythme de vie de son ancien amant, il fallait dire ; des jours entiers d'absence sans donner signe de vie, puis un jour il revenait comme une fleur en ne s'étant pas rendu compte de son propre silence. Il ne lui avait jamais reproché ses colères à ce sujet, d'ailleurs ; et il avait fait des efforts. Un peu. Parfois. Quand il ne se noyait pas dans le travail. Mais, et elle ? « Et toi ? De passage ? » Parce qu'il pensait bien qu'elle vivait encore à la grosse pomme.

« Plus ça change, plus c'est pareil. » Ce n'était pas un reproche, loin de là. Plutôt une observation sur son train de vie qui n'avait rien à voir avec le sien. Elle a une pensée furtive pour ces quelques-fois où elle est débarquée en trombe, se sentant négligée – elle se faisait des histoires avec rien lors de ces épisodes silencieux. De passage? Ding! Un rapide coup d'oeil, presque machinal, vers la source du bruit qui rompt leur échange plus ou moins maladroit, si ce n'est curieux, voire intrigué. C'est Katie. Celle à l'origine de sa propre « mutation » vers Boston. Elle le range dans la poche arrière de son jeans; ça peut attendre. De son autre poche, elle sort un petit objet métallique – une clé. Elle n'a pas eu le temps (ou plutôt, pris le temps) de l'accrocher à son trousseau. Preuve de son installation permanente non loin d'ici. « Un long passage. Je suis débarquée il y a... » Elle marque une pause pour réfléchir, compte mentalement sur les doigts qui se dessinent dans son esprit. Les idées se mêlent un peu, pour dire vrai. C'est vraiment une surprise. « Un an et des poussières. J'habite avec Katie. Elle va à la BostonU. » Transition douce-amère, quitte New York, l'endroit de tous les possibles, pour protéger petite soeur fragilisée par un bien malheureux cumul d'infortunes. « Allez, Duke. Va le sentir. Un vrai bébé sur quatre pattes... »

Le temps filait, mais Archer restait le même, peu importaient les changements qui opéraient dans sa vie, alors Dorothy n'avait pas tort. Avec elle cela dit, il se permettait plus de naturel, plus d'aise, alors le sourire léger qui étirait le coin de sa lèvre ne faisait que confirmait ce qu'elle disait ; jusqu'à ce que son téléphone fasse du bruit, et que tous les deux baissent le regard dessus. Il la laissa faire ce qu'elle avait à faire sans l'interrompre ou montrer de curiosité, attendant simplement qu'elle s'exprime à nouveau, et quand elle lui fit comprendre qu'elle avait également déménagé dans les environs, Archer songea au fait qu'ils auraient donc l'occasion de se revoir ─ et peut-être Katie, donc, qu'il n'avait jamais rencontrée. Il fallait dire qu'à l'époque, Archer ne voyait guère de monde et avait été peu friand d'être présenté à qui que ce soit, étant donné que c'était temporaire. « Je vois. » Aussi simplement. Le chien se relevant à nouveau pour le sentir sur autorisation de sa maîtresse, Archer baissa les yeux vers l'animal et se pencha pour lui gratter le haut de la tête, la main allant ensuite caresser le poil court du grand chien. « Un très grand bébé intimidant, cela dit. » Parfait pour dissuader n'importe quel malfaiteur d'approcher Dorothy, donc ─ tant mieux. Sans cesser de caresser le chien, Archer relevait les yeux pour regarder la blonde. « Tu étais sur le chemin du retour ? » demandait-il. Elle le connaissait ; elle savait. S'il lui demandait, c'était bien avec une intention derrière. Pas de question inutile, car il comptait effectivement lui proposer, si elle avait du temps, de l'accompagner un moment.

Elle se sert peut-être de Duke comme diversion. Inconsciemment, du moins. Elle se laisse attendrir par les battements de queue de la bête, qui fond sous les généreuses caresses d'Archer, et profite de cette distraction pour ramener les deux pieds sur terre. Pas que ce rencontre fortuite soit désagréable, loin de là. Mais il faut toujours un peu de temps pour se remettre d'une surprise, qu'elle qu'en soit la nature. Presque 8 milliards d'habitants sur Terre, dont plus de 300 millions aux États-Unis seulement, et voilà que d'anciens amants se retrouvaient par hasard, dans un contexte tout ce qu'il y a de plus banal. « De tous les malfrats, bandits, criminels que tu as croisés sur ta route, c'est Duke qui t'intimide le plus? », qu'elle s'enquiert d'une moue amusée. Du haut de ses soixante-dix centimètres, avec plus de soixante kilos sous sa robe d'un noir de jais, c'est vrai qu'il avait tout pour en imposer – et faire fuir les présences indésirables une fois la nuit tombée, dans une ruelle peu achalandée. Mais dans les faits, il avait tout d'un véritable nounours, une grande peluche sur pattes. Duke n'est pas prêt de se dérober aux caresses de son gentil assaillant. « J'étais en fait sur mon arrivée. » Faux. Elle était sur le point de partir. Pourquoi avait-elle menti? Mais un petit mensonge qui avait de bonnes intentions était-il vraiment un mensonge? « Ça rappelle des souvenirs », qu'elle dit en guise de rappel de leurs tout premiers échanges en plein Times Square et ses environs. C'était vachement plus calme sur le bord de la Charles River, cela dit.

« Bien sûr qu'il est intimidant. » Il avait répondu en flattant l'animal dont la truffe était relevée. Sous-estimer un animal était le premier pas pour se prendre une bonne raclée de leur part, et même s'ils étaient majoritairement dociles, ils n'étaient pas sans défense. Et puis, s'il s'agissait de la protection de Dorothy, c'était d'autant plus important pour Archer qu'elle soit bien accompagnée. Peut-être que son affection pour elle rendait son jugement un peu biaisé ; il délaissa alors l'animal et observa un peu les alentours quand elle fit référence au passé. Il se rappelait bien de la première fois qu'ils avaient traversé un parc, côte à côte, ainsi que leurs promenades dans les rues touristiques de New York, mais il ne voyait guère les similitudes avec le lieu où ils se trouvaient. De fait, il n'était pas certain des souvenirs auxquels elle faisait référence. Dans tous les cas, cela ne changeait rien à ses plans. « Si tu n'as rien de mieux à faire, que dirais-tu de manger avec moi ? » Il reposa son regard sur elle ─ visage détendu, comme à chaque fois avec elle. Pas besoin d'être aussi sérieux. « Puisqu'il semble que nous aurons d'autres occasions de nous revoir, ne te sens pas obligée, mais j'apprécierai ta compagnie. » Si Archer avait toujours été réservé et n'exprimait que trop peu ses émotions, en plus de ne pas avoir de compréhension instinctive sur l'inquiétude qu'il pouvait générer chez les autres, il avait su développer une certaine aise avec Dorothy. Un confort de communication qu'ils avaient trouvé du temps de leur relation et de l'influence positive qu'elle avait eue sur lui.

Sa réponse l'attendrit. Elle ne saurait mettre le doigt sur le pourquoi, mais la surprise se fraya un chemin jusqu'à ses traits, qu'elle parvint toutefois à masquer. L'habitude, peut-être, de l'égo surdimensionné de ces (pas si) gentilshommes qui ont croisé sa route; elle les imagine se retrousser les manches et se bomber le torse en guise de défi. Ils se pensaient bien (trop) souvent invincibles, et rien ne l'agaçait plus que cette bouffée de testostérones pour prouver leur indéniable masculinité au monde entier... alors qu'en réalité, ils devaient chier de peur dans leurs culottes les trois quarts du temps. C'est qui, déjà, qui avait eu la brillante idée d'entrer dans la tête des gosses que les princesses avaient besoin d'être sauvées, qu'il y ait, ou pas, du danger? Alors, la réponse d'Archer la prit par surprise, oui. Et pourtant, elle le connaissait; elle savait bien qu'il n'était pas un de ces coqs à la basse-cour. « Ah! Si ma compagnie peut te faire plaisir, alors... ce serait inhumain de t'en priver par une si belle journée d'été... » qu'elle lance, taquine, jouant comédie et drame avant de lui décocher un de ses plus beaux sourires. « Et sinon, plus sérieusement... j'adorerais. » Nul besoin de faire semblant; c'était Archer. Il y a quelques foodtrucks au bout du quai, on y va? qu'elle suggère, l'invitant à se mettre en marche dans cette direction.

Avec elle, les sourires d'Archer étaient moins rares. Il y avait une complicité qui s'était installée au fil du temps, et elle l'avait déjà vu sous un bon nombre de ses lumières. Elle savait ce qu'il était en publique, mais aussi ce qu'il était en privé. Pas besoin de le nier. Alors, à son sourire taquin, il répondait avec une légère hausse de la commissure de ses lèvres, ses yeux se plissant ; ses taquineries lui plaisaient. Le côté espiègle, audacieux, un brin défiant. Le charme de Dorothy opérait toujours. Mais la taquinerie passée, il suivit son regard en direction des foodtrucks, et approuva l'idée, entamant la marche pour venir se placer à ses côtés. « Ça me convient. » Toujours sobre. Et le temps qu'ils s'y rendent, ils allaient bien faire la conversation, rattraper un peu les nouvelles. Que faisait-elle, maintenant ? « Que fais-tu maintenant ? J'imagine que tu as saisi l'occasion pour changer de voie professionnelle. » Dorothy avait toujours eu des rêves pour lesquels elle se battait, dans sa mémoire, des ambitions et des étoiles à attraper dans un océan de possibilité. Alors que lui tout semblait toujours avoir suivi une direction très précise en dépit de ses quelques changements, elle semblait emprunter un chemin bien plus sineux et ambitieux.

Leur proximité était toujours autant naturelle. Il faut croire qu'avoir jadis connu l'autre sous ses moindres coutures a ses bons côtés, même après autant d'années de silence, à ne pas s'être parlé, souri, touché. On dit que le naturel revient au galop... les vieilles habitudes aussi. Ils marchent côte-à-côte, Duke menant la danse, quelques mètres devant eux. La brise en provenance de la rivière lui fouette doucement le visage, leurs épaules se frôlent, elle se détend. Jusqu'à la question qui tue. La question qui ravive des blessures plus ou moins cicatrisées, réveille quelques vieux démons enfouis six pieds sous terre. C'est pas de sa faute; il n'a aucune idée de ce qui l'a véritablement amenée à Boston, ce qu'elle a laissé derrière avec mille et uns regrets. Elle gratte la plaie imaginaire, soupire, hésite, puis se lance finalement « Plus ou moins. On prépare une pièce qui sera bientôt présentée au théâtre Cutler. Et j'chante encore, souvent, quand le coeur m'en dit. Au Sun Rock, j'sais pas si tu connais. » Elle cherche encore ses marques, ici. C'est moins naturel. C'est pas comme quand elle avait quitté le bercail pour s'envoler vers la grosse pomme et poursuivre ses rêves, non. C'était différent. Mettre ses rêves en veilleuse quelques temps. Mais pour combien de temps? Son visage se décompose, mais elle tente de garder le sourire. Plombe pas l'ambiance, Dottie. « J'fais un peu de tout. Mais... c'est pas Broadway », qu'elle observe simplement, en haussant les épaules. Pas le coeur à être prise en pitié. Elle savait qu'Archer saurait lire entre les lignes. C'était pas la fin du monde, si?