Est-ce le propre des mères de se mêler de tout ? Non, peut-être pas. Jusque récemment, on ne pouvait pas dire que la sienne se soit montrée particulièrement intrusive dans son existence. C’est peut-être pour cela que Lily avait vu Margaret d’un œil étrange, comme s’il s’agissait d’une créature venue d’un autre monde. En réalité ce qu’elle incarnait, ce côté « mère » poule extrême, ne correspondait à rien pour Lily. Jonathan avait toujours veillé sur elle, mais il n’était pas d’un caractère débordant d’affection comme elle. Elle ne connaissait pas l’univers dans lequel avait grandi Lawrence pour avoir partagé une enfance en binôme. Son père. Elle. Les incertitudes. Les moments d’une complicité singulière qu’il était difficile d’imaginer quand on ne les avait pas vécus soi-même. Quoiqu’il en soit elle nota dans sa tête de ne jamais envoyer de messages tendancieux sur son téléphone lorsque sa mère était dans les parages. Il y avait peu de chances pour que cela arrive, mais au cas où, mieux valait se souvenir que cette dame pouvait avoir des yeux partout. «
Je sais … J’ai vu. » murmura-t-elle, toujours focalisée sur la route. Elle ne pouvait nier avoir vu une nette évolution depuis qu’il était « revenu ». Depuis qu’ils s’étaient disputé la première fois surtout, et qu’elle avait dû lui arracher des explications en se baladant à moitié dévêtue dans une rue passante alors qu’il claudiquait comme un vieillard (oui, ça aussi, elle s’en souvenait bien …). Elle ne s’attendait pas à ce qu’il devienne du jour au lendemain une vraie pipelette. Les efforts qu’il faisait lui suffisaient, même si elle n’avait pas forcément pris l’habitude de le lui dire. Ils n’avaient jamais été assez intimes encore pour cela. Ils en étaient encore à s’apprivoiser, se connaître. Même s’ils se côtoyaient depuis des mois ça n’était pas suffisant pour tisser une relation de confiance aveugle. Ces choses-là prenaient du temps. «
C’est ce que tu avais fait pendant ces trois mois d’absence n’est-ce pas ? Nous protéger … de loin ? » Elle lui jeta un regard en biais, sachant pertinemment qu’elle n’avait pas visé loin de la vérité. «
Si c’est pour te retrouver dans le même état que la dernière fois, je préfère que tu restes dans les parages. » murmura-t-elle ensuite, plus pour elle-même qu’à son attention. Ça l’avait rendue malade de le voir dans cet état, tout en sachant qu’elle n’avait rien pu faire pour l’aider dans la mesure où il s’était isolé du monde. «
Je comprends ce que tu ressens vis-à-vis de Paris. Tu lui as parlé … de l’Agence ? » osa-t-elle demander, espérant intérieurement que c’était le cas. Autrement elle comprenait ses réticences. S’il avait été policier par exemple, ou même pompiers, les risques auraient été les mêmes certes, mais moins grands. Sa profession était à part. Lily était bien placée pour le savoir. «
Quant à moi je … Je n’ai jamais eu une vie qu’on peut qualifier de « normale » tu sais. Contrairement à Paris, je connais les risques. Je les connais depuis … depuis toujours en réalité. C’est triste à dire, mais ces risques-là font partie de la « normalité » de mon quotidien depuis que je suis toute petite. » Pour le coup elle n’osa pas le regarder, car il y avait des pans du quotidien qu’elle avait vécu avec Jon qu’il ne connaissait pas. Il ne connaissait pas les nuits où les agents venaient pour la surveiller en l’absence de son père, ou celles passées dans diverses planques, parfois pendant des jours, parce que l’une des missions comportait des risques. Il y avait eu les interrogatoires aussi, souvent de routine, pour vérifier qu’au-delà des contraintes de son quotidien elle grandissait « normalement ». A cinq ans elle avait appris comment se cacher si des inconnus en venaient à entrer dans leur maison. A douze ans il lui avait montré comment disparaître, et à partir de combien de secondes un appel sur un cellulaire peut être tracé. Si sa santé n’avait pas été si fragile dès le départ, elle aurait sans doute été recrutée elle-aussi, une fois ses quinze ans passés. Plusieurs fois des supérieurs de son père lui avait fait la remarque, parce que forcément, elle avait été amenée à les côtoyer, comme Lawrence. Car il n’était pas le seul. Elle se souvenait très bien de Connor, l’ancien « coéquipier » de son père. Un grand brun, un peu joufflu, avec des bras énormes et un sourire d’enfant. Il lui faisait faire l’avion quand elle était toute petite, dégustant le thé avec des petits biscuits en les picorant comme un oiseau, chose qui la faisait beaucoup rire à l’époque. Elle l’appelait « Tonton Connor ». Il faisait partie de leur famille, d’une certaine façon. Pendant des années son père et lui avaient été étroitement liés. C’était son meilleur ami, presque son frère. Ils avaient été enrôlés quasiment en même temps et se connaissaient depuis toujours. Toutes les semaines il venait les voir. Jusqu’à ce qu’un jour, alors qu’ils étaient partis à deux, Jon soit rentré seul. Connor avait été abattu froidement, d’une balle dans la tête. Connor. Lily s’en souvient même si l’image qu’elle a de lui s’est déformée avec le temps. C’était la première fois que son père lui avait parlé de la mort. Il avait été plus sombre après cela, pendant des mois, presque des années. Puis Lawrence était arrivé, et l’humeur de Jon avait changé. A croire que « veiller » sur lui l’avait réconcilié en un sens. Mais jamais il n’avait accepté de lui parler de ce qui s’était passé avec Connor, de ce traumatisme qu’il avait enfoui au fond de lui, bâtissant peu à peu un mur entre lui et ceux qui l’entouraient. Même sa propre fille. «
Je sais bien que ce sera à toi de lutter, et que cette bataille t’appartiendra. Mais … Sache que tu ne seras pas tout seul, si tu as besoin. » Elle esquissa un petit sourire, pour dire implicitement qu’elle serait là si son soutient lui était nécessaire. Si ce n’était pas le cas, et qu’il était assez fort pour affronter ses propres noirceurs tout seul, alors soit, elle ne s’imposerait pas. Mais il était toujours « rassurant » de savoir que d’autres étaient là pour nous, au cas où. «
Ça c’est parce que je recouds les plaies comme personne. Directement, ça met toutes les autres hors catégorie. » plaisanta-t-elle, désireuse d’alléger un peu la conversation, se mordillant légèrement la lèvre inférieure pour réfréner son sourire.
«
Toi non plus. Ton russe est mauvais. Cette façon que tu as de prononcer certains mots, c’est une injure pour notre mère patrie. Même mon père le dit, et c’est un anglais pure souche pourtant. » le taquina-t-elle avec un petit air désinvolte, alors qu’elle se tournait pour faire une marche arrière, et se garer soigneusement en bataille. «
Pour Paris … laisse-moi un peu de temps d’accord ? » Elle coupa le contact, poussa un petit soupire. Non la pilule n’était pas facile à avaler, il lui faudrait du temps pour se faire à l’idée, et pouvoir en parler de façon plus « décontractée ». Bon sang, si Paris en arrivait à savoir qu’elle nourrissait de tels « sentiments » pour son père, il allait la tuer. Elle voyait ça d’ici. «
Que veux-tu, c’est de famille apparemment d’aller fricoter à des âges indus. » référence à lui-même, qui avait dû avoir Paris bien trop tôt, et à Paris, qui avait suivi son exemple en ayant une fille de bonne heure aussi. Les chiens ne faisaient vraiment pas des chats. Un dernier coup d’œil dans le rétroviseur avant de sortir, et Lily se frotta légèrement la joue gauche, au niveau de la pommette. Le bleu que lui avait fait Capucine en la giflant était en train de disparaître tout doucement. Une chance qu’il n’ait rien remarqué pour l’instant, étant donné qu’il s’agissait de la joue orientée du côté de la fenêtre lorsqu’elle conduisait. La portière claqua, et elle le rejoignit, se massant la nuque alors qu’il la surplombait d’une bonne tête. Un regard dans sa direction et ses lèvres s’ourlèrent dans une moue mécontente. «
Tss … Je sais bien ce que tu essaies de faire avec ton sourire là … » bougonna-t-elle, poussant finalement un soupire désespéré. Il aurait pu lui faire la pire des injures qu’elle aurait pu tout pardonner juste pour entrevoir ce sourire sur ces traits. Quel manipulateur. On croyait rêver. «
Bon. D’accord. Mais à une condition … » Son regard espiègle rencontra le sien, alors qu’elle mordillait presque avec indiscipline sa lèvre inférieure, carnassière. «
Interdiction de m'en vouloir si je te surnomme Papy Law. » Vengeance vengeance. Pour faire passer la pilule, elle déposa un baiser sur ses lèvres, s’esquivant en vitesse en balançant son sac de voyage sur son épaule. «
Dépêche-toi je suis sure qu’on va être en retard ! » Bon en vérité, elle n’en avait aucune idée. Mais c’était plus pour s’éloigner vite qu’autre chose, avant qu’il ne lui renvoie la pareille pour pallier l’injure du « Papy Law ».
@Lawrence H. Austen