Depuis quand ? Question qui ne pouvait recevoir une date précise en réponse, mais elle permettait à Ji-hun de mettre un intervalle entre le moment où elle avait senti être éprise d'amour pour lui et aujourd’hui. Laps de temps avec lequel il pouvait faire concorder les éléments de leur frise commune. Sa disparition à la réunion mensuelle de la Maison Dorée avait été l’élément déclencheur. Il comprenait un peu pourquoi, car de nombreuses émotions avaient peint les heures de bien moroses couleurs, rappelant aux membres enlevés ainsi qu’à leurs proches que la vie ne tenait qu’à un fil. Ji-hun avait pensé à elle aussi, au rendez-vous qu’ils s’étaient donné en ligne en ce jeudi soir qu’il n’avait pas honoré, à tous ces messages laissés sans retour durant plus de vingt-quatre heures, et à ces émotions qui pouvaient l’étreindre d’une manière plus douloureuse que ses bras. Il y avait tant de visages qui auraient pu apparaître cette fois-là, mais celui qui était sorti de nulle part, l’avait suivi durant tout le périple, avait été le sien. Il tendit un bras et posa une paume sur l’un des genoux de Joyce, tapota ses pulpes sur la cuisse dévêtue de sa vis-à-vis, de façon à la ramener à la réalité.
Cette conversation, il l’aurait fuie sans aucun remord dans son autre vie, parce qu’il avait horreur qu’on puisse mettre du flou dans ses idées, qu’on veuille le détourner de ce qu’il avait bien pu planifier. Ça ne s’était jamais produit, jusqu’à présent, pour la simple et bonne raison qu’il avait refusé de rester figé sur les mêmes parties de coucherie, de stagner plus de deux/trois semaines avec la même femme. Il n’avait pas plus de temps qu’aujourd’hui à consacrer, mais remplissait pratiquement tous les standards recherchés par les nord-coréennes chez un homme, ce qui lui avait drôlement facilité la tâche ; une bonne classe sociale, un bon domaine d’activité, un engagement militaire et, optionnellement, une bonne tête. Alors qu’importait s’il n’était pas prêt à se marier, elles avaient su se contenter de ce qu’il voulait bien leur donner, et s’en allaient gaiement se pavaner devant les copines et les voisines, parce qu’elles avaient été satisfaites par celui qui, à un jeune âge, avait reçu la visite du dirigeant suprême, Kim Jong-un, pour son travail et sa loyauté envers le régime. Il n’en gardait qu’un bon souvenir pour les moments charnels passés mais, au final, elles l’avaient dégouté.
Ici, il avait eu beaucoup de coups de cœur, curieux de ces corps qui ne ressemblaient à aucun de ceux qu’il avait déjà touchés, mais il ne savait expliquer qu’après son attirance pour Misty, Clary et Aya, il avait décidé de se donner exclusivement à Joyce, au point de lui offrir certaines de ses premières fois. Ça n’avait rien à voir avec l’amour parce que, comme il le disait lui-même : « aimer, ressentir, [il trouvait] ça abstrait et éphémère ». Il n’avait pas envie de s’y fier, n’avait même pas envie de tester d'uniquement s'y accrocher. Il cherchait de la loyauté, du respect et du soutien. Dans ce qu’il s’était imaginé, la personne avec qui il déciderait de s’engager sera aussi celle qu’il épousera, et qui lui donnera un enfant. Pas moins. Et, si on ne pouvait prédire ce que l’avenir pouvait nous réserver, s'il concevait que des couples pouvaient ne pas perdurer, il lui était impensable de croire qu’il n’y arriverait pas, lui. Et pour ne pas se déchirer comme les milliers – millions – d’individus qui se disaient « oui » pour un non, et « non » pour un oui, il lui était indispensable de faire les bons choix, quitte à mettre de l’ordre dans ses affaires et bâtir un schéma de vie quasiment par-fait ; absurde ? Peut-être…
À l’heure actuelle, il était bien loin d’être arrivé au bout de son parcours d’étudiant-chercheur, avait trois années de doctorat à achever avant de s’établir définitivement dans une ville où les laboratoires fleurissaient à foisons. Trois années avant de s’ouvrir à la possibilité de rencontrer des femmes pour n’en choisir qu’une. Celle qui saura décrire le même avenir que celui qu’il apercevait. Il posa alors une question : si les conditions d’une vie stable étaient cochées, avec moi tu te marierais ? Étrange que de se voir parler de mariage quand il n’était même pas encore sujet de relation, pourtant… Si elle répondait non à un engagement aussi solennel que fusionnel, alors les notions auxquelles il aspirait avec une partenaire de vie ne pourraient être inaltérables en sa compagnie. Si elle disait oui à cette possibilité d’union, alors elle était consciente des droits, devoirs et obligations qu’un couple, uni pour le meilleur et pour le pire, se devait mutuellement ; respect, fidélité, secours et assistance. Que ça supposait devenir une même entité dans l’indépendance de chacun. Ne plus être uniquement et totalement toi, ne plus être uniquement et totalement moi. Toi, moi et nous. ; elle le surprit.
Le discours qui suivit aurait pu être le sien, tant et si bien qu’il laissa son regard dans les marrons glacés de la biologiste, mais sa main, qui s’était logée sur son genou à l’évocation d’Halloween, se retira de cette peau qu’il avait maintes fois touchée. Choqué ; c’était impossible. Quand la plupart des personnes parlaient de feelings, et se lançaient dans l’aventure parce que « pourquoi pas », Joyce lui sortit les mots qu’il voulait entendre. Elle parla de troquer le provisoire pour l'éternité, et les envies futiles pour des projets concrets. Elle balaya du revers de la main les selfies quotidiens et les… (quoi ?) Il ne comprit pas très bien ce qu’elle voulait dire par faire « rouler des pelles », mais il supposa que c’était dans le même délire. L'image d'outils de jardin faire la grande roue sur la place publique le fit intérieurement marrer. Et peut-être que son sourire amusé fut troublant, mais il ajouta : vous m’avez toujours impressionné, Mademoiselle Joyce Millett. Il ne l'avait pas pensé être de celles qui multipliaient les histoires comme on enchaînait des shots, mais pas non plus de celles qui seraient capables de s’engager si fort et sincèrement à un homme qu’elles venaient de rencontrer huit mois auparavant.
Et ton ex-copain dans tout ça , lâcha-t-il après avoir longtemps tourné sa langue dans sa bouche comme le voulait l’expression. Il aurait pu simplement dire non, et la voir le quitter pour toujours. Comme il lui avait confié, ça aurait fait mal, l’aurait rendu triste, mais il savait dans quoi il s’était lancé, savait qu’un jour il devrait la laisser filer pour lui permettre de vivre la vie à laquelle elle aspirait, auprès d’un homme qui vaudrait le coup – et il n’avait jamais supposé que ça pourrait être lui. Il aurait pu dire non, donc, mais il avait changé en un an. Il n’était plus le nord-coréen à qui on avait appris à ne même pas chuchoter, de peur que le vent rapporte ses paroles. À cause de… (Denzel), il se rattrapa : du militaire, tu m’as laissé un «vu » quand même , lui rappela-t-il ; son rang de marin donnait l’impression qu’il pouvait encore avoir un peu de respect pour lui. Elle venait d’avouer que, cette fameuse semaine de novembre, elle l’appréciait déjà plus qu’il ne fallait, alors pourquoi avait-elle été si chamboulée ? De vivre une relation avec un poids accroché à ton présent, et ton avenir, ça paraît compliqué , lui avoua-t-il ; pour lui, pour un autre aussi ça le sera. Était-elle réellement prête ?
Et la distance, tu y as pensé , continua-t-il d’énumérer ce qui pourrait la faire flancher dans cet engagement qu’elle semblait pourtant prête à accepter. Elle avait dit avoir souffert des miles qui l’avaient séparée de son ex-compagnon, à se torturer l’esprit avec des « que se passe-t-il », « que fait-il », « comment va-t-il » au quotidien. Comment comptait-elle gérer la situation alors qu’elle sera dans un bateau, à des heures de navigation de son port d’attache ? Tous ces efforts, à te rendre le sourire, commença-t-il avant de secouer du cheffe négativement, de te l’enlever, tu m’en crois capable, Joyce ? Parce qu’il ne quittera pas sa terre, qu’il ne bousculera pas ses plans de vouloir vivre dans le New Jersey, ou dans une toute autre ville qui lui permettra de se faire connaître – et reconnaître – comme l’un des plus grands chercheurs en pharmacologie. Aux États-Unis, et dans le monde entier. S’il pouvait vivre avec son indépendance et ses départs annuels sur l’océan, il ne pourrait jamais se pardonner de la rendre triste et inquiète, de la voir perdre cette esquisse pour laquelle il avait tout donné – même de son temps et de son énergie à un animal pourtant bel et bien condamné.
Et si sa crainte avait été de voir son copain partir à la guerre au risque de revenir, bien que couronné de gloire, entre quatre planches, lui c’était la guerre qui ne tarderait pas à venir jusqu’à lui – elle était même peut-être déjà en chemin. Les fuyards nord-coréens n’étaient jamais complètement à l’abri. Désireux de retrouver, coûte que coûte, les membres de sa famille disparus aux abords de la Chine, et d’être l’une des innombrables voix qui se battaient pour la liberté de leur peuple, Ji-hun savait qu’il encourait des risques inconsidérés ; mais qu’était-ce sa vie si ce n’était pour servir celle des autres ? Il inspira profondément, et quitta le regard de sa dame de l’eau. Il baissa les yeux et soupira longuement. De moi, tu ne sais pas tout, Joyce, lui annonça-t-il que bien des informations manquaient à sa base de données ; notamment qu'il était de Corée du Nord. Dans son pays natal, il était important de s’unir à une personne de son rang pour ne pas voir ses privilèges se désintégrer. Ainsi, un homme de sa classe sociale qui se mariait avec une étrangère voyait son niveau de vie régresser. Perte du logement, division des rations de nourriture, coupures plus régulières d’électricité, on octroyait moins de vêtements aussi.
Aux États-Unis, le gouvernement ne se chargeait pas des conséquences que faisaient les mauvais choix, puisque la plupart des gens le faisaient pour lui. Ji-hun ne supporterait pas de savoir Joyce se faire pointer du doigt ou malmener verbalement par sa faute. Ni aujourd’hui, ni jamais. Le brun ne se sentait pas du tout à la hauteur de l’Américaine qui lui faisait face. Il releva alors ses agates sur elle, attendit un instant avant de lui sourire, et déclara : crois-moi, tu vaux mieux que… ( ça ) moi.. Qu’elle vise plus haut qu’un simple transfuge qui n’était même pas sûr d’obtenir un jour de papiers « officiels », parce qu’elle était de taille à recevoir les faveurs d’un meilleur homme, – et d’un homme meilleur aussi ; si elle savait … Il la dévisagea quelques secondes supplémentaires encore, et une mimique à peine perceptible prit place sur sa bouche. Il était désolé, d'être ce qu'il était.
@Joyce Millett
(Ji-hun Hwang)
Blossoming
In the land of cherry blossoms,
Love bloomed like delicate petals.
Hearts entwined, two souls aligned.
Love bloomed like delicate petals.
Hearts entwined, two souls aligned.