La chaussette avait rejoint sa jumelle sur l’assise d’une chaise posée dans un coin de la pièce, et le t-shirt avait été rapidement plié pour retrouver le short de sport qui tenait en équilibre sur le dossier. L’excuse de l’entraînement avait été bien trouvée, cela dit, sa chambre ressemblait toujours à ça. Elle n’était jamais parfaitement rangée, on pouvait trouver des vêtements qui jonchaient le sol comme aujourd’hui, une bouteille d’eau vide oubliée près d’une patte du bureau comme ça avait été le cas la veille, une serviette éponge tombée de sa patère et qui avait vécu plus d’une journée à terre, comme l’avant-veille. Il n’était pas ordonné, - son armoire aurait pu parler pour lui, s’il ne lui avait pas manqué la parole -, discipline et organisation uniquement retrouvées en sciences et natation. Natation dont les entraînements avaient repris tout juste, lui faisant redécouvrir l’existence de muscles qu’il avait omis de travailler ces derniers mois.
Trois heures d’un coup, avait-il fait en revenant auprès de Joyce, une torture c’était. Une torture qui lui avait fait du bien, malgré tout. Six heures étaient programmées par semaine pour commencer, mais l’entraîneur avait bien spécifié qu’il ne fallait pas s’attendre à ce rythme toute l’année. Il avait déjà marqué le tempo lors d’un meeting, et exigeait qu’aucun des sportifs ne se la coule douce. Ji-hun avait alors contacté un coach sportif coréen qu’il avait eu l’occasion de rencontrer lors de soirées réservées aux habitants de la péninsule, et il lui avait ajouté cinq heures supplémentaires de préparation corporelle et une heure de relaxation et massages. Un programme de haut niveau qui lui rappelait l’exigence de sa Corée natale. Après les performances d’hier, ses muscles s’étaient réveillés dans la nuit, chauds et tendus, des pectoraux aux mollets. Une sensation qui, décrite ainsi, paraissait désagréable, mais bien plus satisfaisante.
Mais ils n’étaient pas là pour parler de son engagement dans le club sportif d’Harvard, si bien qu’il avait attiré son attention sur l’équipement de son bureau. Il ne s’était pas arrêté sur les livres, ni sur l’ordinateur qu’il avait laissé en veille, le clapet ouvert, mais bien sur le microscope qu’il avait acquis récemment. Il avait trouvé là une belle façon de faire la transition sur ce qu’il avait à proposer à Joyce. Proposition qui leur permettrait de ranger loin derrière cette histoire de mission. Il l’avait observée s’asseoir et placer la plaquette sous la lentille. Elle avait manié les réglages et porté ses yeux contre les oculaires. Il n'était question que d’une goutte de pluie, mais les microorganismes présents dans celle-ci pouvaient être analysés avec tellement de précision que ça en devenait fascinant ; ressentait-elle, elle aussi, l’envie d’aller plus loin dans ses expériences ? Lui avait trouvé impensable de s’arrêter là, avait cherché d’autres particules à admirer – passion qui les anime.
Pourtant, s’il avait ressenti cette émotion grimper en flèche à l’utilisation du Nexcope, Ji-hun n’avait pas vraiment le cœur à s’extasier davantage, et l’engouement de Joyce n’avait pas aidé non plus. Il l’avait regardée trop sérieusement pour qu’il ne soit question que de son récent achat. Après un long soupir, il avait commencé par affirmer ce qui était une évidence. Joyce souriait à nouveau, seules quelques situations rendaient incommodes son bonheur, mais c’était à elle de passer outre, de faire cette partie du travail. Le nord-coréen ne pouvait rien faire contre l’amour qu’elle portait à son ex-compagnon. Mission terminée qui insinuait alors qu’il était temps pour lui de la laisser tranquille. Mais impossible pourtant de se résoudre à la laisser filer. Les moments qu’ils avaient passés ensemble avaient été une joie partagée, et en vivre d’autres lui était complètement envisageable. Il n'y était pas allé par quatre chemins, lui avait demandé d’être sa deuxième paire de mains.
Il avait pensé que l’idée lui aurait plu, mais cette réflexion qu’il perçut dans les mouvements de ses yeux, comme si elle énumérait les taches qu’elle avait déjà en cours et celles qui allaient se rajouter à la rentrée, le mit mal à l’aise. Ji-hun eut la sensation affreuse de lui en demander trop, et il regretta un temps soit peu son élan. Sûr ? Il ne l’était plus tant que ça, contrarié par le travail supplémentaire qu’il pourrait lui ajouter. Il ne répondit rien alors, même si avoir passé autant de temps à ses côtés lui avait prouvé qu’elle était digne de sa demande ; ce n’était de toute façon pas la mer à boire. Elle était elle aussi doctorante à la rentrée, elle bossait autant que lui pour réaliser son rêve d’exercer le métier de passion qui l’animait, elle avait des parents scientifiques et une expérience générale dans le domaine dans lequel ils avaient choisi tous deux de se ranger. Et oui, il avait également une confiance aveugle en elle, et ça on ne pouvait pas toujours l’expliquer.
Elle se releva pour prendre ses deux mains dans les siennes, geste sur lequel il baissa ses billes marrons, mais il imagina le quotidien de la biologiste crouler sous les orages et les tempêtes par sa faute. Il voyait les éclairs, entendait les grondements, percevait les couleurs noirâtres, sentait la sensation terrible de l’humidité et vivait la panique. C’était stupide, rit-il, tentant de réfréner sa gêne et sa nervosité. Stupide et égoïste. Il retira ses doigts des siens pour venir tâtonner les poches de son denim, mais il ne sentit pas le paquet de cigarettes. Un coup d’œil furtif sur les meubles, il se rappela ensuite l’avoir laissé sur la table du salon. Une clope je vais me chercher, et je te raccompagne, l’informa-t-il avant de disparaitre derrière la porte. Il la laissa entrouverte, et partit à grandes enjambées jusqu’à la pièce de vie où, comme prévu, il mit la main dessus ; il valait toujours mieux de respecter sa parole. Ainsi serait-il.
Prêt à retrouver sa chambre, il vit une masse poilue s’y glisser ; Mister Shining. Il accourut alors et prévint Joyce : fais attention, un tueur en série c’est, ce chat ! Il ne fallait pas tenter de l’approcher, ni de le toucher. Il avait fait plusieurs victimes avant aujourd’hui , dont Ji-hun qui se retrouvait très souvent marqué des griffes et morsures de l’animal. Pas sociable du tout, tout était un bon prétexte pour tester la fermeté de l’épiderme de ces médiocres humains qui lui donnaient tout de même sa pâtée. Mister Shining, appela-t-il en regardant un peu partout dans la chambre, Mister Shining. Il fit, en se couchant à terre pour vérifier s’il n’avait pas pris la fuite sous un meuble. À vue sous le lit, l’Asiatique se glissa dessous pour espérer attraper le mammifère qui, mal luné comme toujours, ne cessa de cracher. Le félin se colla au mur, donnant des coups de pattes pour prévenir son mécontentement mais l’étudiant réussit à le choper par la peau étendue du cou.
Il le hissa doucement, crocs à moitié plantés dans l’avant-bras et le porta à bout de bras. Mis difficilement à la porte, l’agile bête au corps touffu finit par monter sur le vaisselier et ne plus bouger ; c’était ça où il aurait trouvé le meilleur moment pour attaquer les jambes des doctorants. Ce chat…, fit Ji-hun, à moitié désespéré, en jetant un regard sur les énième marques qu’il lui avait laissé. Rien à déplorer, si ce n’était une petite goutte de sang à chaque trou qu’avaient laissé les dents de l’animal sauvage, et des lignes discontinues sur la longueur ; regret d'être obligé de porter un t-shirt pour l'été. Heureusement, vacciné je suis, plaisanta-t-il avant de prendre un tube du paquet. Il avait eu son lot entier de vaccinations à son départ du Japon, pour être en ordre avec les exigences sanitaires des États-Unis, et il s’en rappelait, comme si c’était hier. Bouche serrée sur le filtre, il ne mit pas le feu tout de suite.
Il passa ses yeux bridés sur le corps de la jeune femme face à lui, et s’inquiéta : te toucher, il n’a pas fait, hein ? S’assurer qu’elle allait bien avant de l’escorter jusqu’à la ligne de bus - ou du métro - qui la menait d’ici à la maison Dudley.
@Joyce Millett
(Ji-hun Hwang)