«
Peut-être que j’ai raté ma vocation, qui sait ? » ironisa-t-elle avec un petit air bougon au coin des lèvres. Volontairement elle n’avait pas relevé l’information, se contentant de l’ajouter à la liste d celles sur lesquelles elle n’avait pas encore l’audace de le questionner. La psychothérapie sonnait comme une évidence. On en proposait pour n’importe quoi aujourd’hui, alors pour de décès de son épouse, et de son unique enfant … Y échapper aurait été surprenant. Et puis, si elle se souvenait bien des informations fournies par son père, un agent subissait souvent des tests, aux autres suivis psychologiques au cours de sa carrière, au retour de certaines missions par exemple. Le fait qu’il n’ait pas échappé à la règle ne la surprenait pas beaucoup. «
Je vois … » Un murmure qui se perdit dans l’écho de ses paroles. Une dispute avant la fin funeste … Au fond, hormis pour sa conscience, cela ne changeait pas grand-chose. Peut-être serait-ce arrivé alors qu’ils venaient de se quitter comme des amants en parfaite harmonie … Avec des si, tout le monde pouvait être reformaté, et les possibilités démultipliées. Elle se garda bien de lui énoncer son point de vu, sans doute trop froid, et trop objectif pour trouver en lui une oreille attentive. De toute façon, elle avait l’impression que quoiqu’elle dise, ses mots ne faisaient que glisser le long de sa surface sans jamais y pénétrer. Magistraux ou non, poétiques ou indélicats, cela ne semblait rien changer. Du moins, cela ne modelait en rien le ton condescendant qu’il arborait souvent à son égard, le plaçant sur un piédestal aussi lointain que détestable. «
Tant que les actes qui te motivent envers nous ne servent pas à te racheter une conscience …» Car un instant, elle l’avait soupçonné du pire. De cette absence totale de spontanéité affective, qui pousse à agir auprès des gens par égoïsme, pour au final, se contenter soi-même. Son côté altruiste avait tendance à mépriser ce genre de comportement, et à fuir cette empathie étrange qui au fond, n’était pas gratuite, mais belle et bien intéressée. Et tandis qu’elle l’observait avec attention, elle sentait l’indicible noirceur qui sommeillait en son cœur l’envelopper toute entière, lui murmurer tout doucement de fuir, maintenant, de briser ce lien qui était malsain depuis le départ, et qu’elle n’aurait jamais dû chercher à nourrir. Lily prenait peu à peu conscience du souci qu’elle se faisait pour lui, des vrilles incessantes qu’elle faisait subir à son propre subconscient pour essayer de comprendre, d’apaiser, alors qu’il ne voulait pas de ses gestes. Et alors qu’elle le regardait, son regard sembla perdre en intensité, se fondre dans une solitude muette, et invisible, qui lui avait ôté toute envie de sourire, ou de s’émouvoir. Sa main retomba dans l’inertie sur le côté de son corps juste après qu’il l’ait repoussée doucement. Elle ne s’était offusquée, s’en étant à peine aperçu. Mais à présent elle semblait le regarder avec une distanciation étrange. «
Si tu veux le mériter de nouveau un jour, tu devras te violenter pour que ça arrive. Et je ne parle pas par-là d’initiatives, mais d’efforts plus … Spirituels sans doute. Tu devras prouver que tu le mérites toujours, et pas attendre que la divine providence te dise si c’est le cas ou non. Appelle ça la quête de l’absolution si tu veux. On a jamais rien sans rien. » Elle hausse les épaules, balance machinalement sa serviette humide sur son épaule. Elle n’a pas envie de lui répondre avec un petit air mielleux qu’il le mérite, alors qu’au fond, elle n’en sait rien. Comment peut-elle le juger à ce sujet de toute façon ? «
Quant au fait de plaire … Je suis persuadée que tu sais toujours comment faire. Tu es bel homme, pour ton âge, il n’y a pas de raisons que tu n’y arrives pas. Pour le peu de fois où je t’ai vu dans les couloirs de la faculté, tu avais toujours des abeilles qui bourdonnaient autour de toi, alors, entre nous … Ne fais pas comme si tu n’avais aucune conscience de l’effet que tu leur fais. » Elle n’était pas sure de vouloir poursuivre sur ce terrain quelque peu … Glissant. Parler du charme, et de la capacité à séduire d’un homme qui avait sans le moindre doute beaucoup plus d’expérience et d’aplomb séducteur qu’elle n’en aurait jamais, la gênait un peu. Elle pouvait parler de la nudité des corps sans pudeur, voire apprivoiser une sensualité dans sa matière charnelle (le côté artiste sans doutes, elle avait une notion du charme très singulière), mais de là à en discuter ouvertement avec lui, essayer de le conseiller … peut-être pas. Une part d’elle-même s’y refusait. Un frein inconscient, presque agaçant, qui lui interdisait d’aller trop loin dans cette voie au risque de se heurter à un inconnu étrange. «
Tu as toujours ce petit air furibond de louveteau effarouché ? » répond-t-elle du tac au tac, un sourire moqueur venant orner momentanément ses traits alors qu’elle se plongeait déjà dans l’inspection du frigo.
«
Je ne suis pas souvent ici en ce moment. Je dois souvent manger dehors … » Pourquoi devrait-elle se justifier ? Elle peut bien se nourrir exclusivement de gâteaux enrobés de chocolats, de fruits secs, ou de produits vegan d’aspect douteux, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? «
Tu en mangeras aussi. Tu es tout blanc, et tout squelettique. Pire qu’un pruneau sans le noyau. Un peu de nourriture ne te trouera pas l’estomac. » Que fait-il à présent ? Est-il en train de la pousser plus loin ? Alors qu’elle est CHEZ ELLE ?! Ses épaules s’animent le repoussent, elle s’empare de la boîte d’œufs d’une main, et de barquette de champignons blancs de l’autre, sans demander son reste. «
Pour tout te dire je suis plus cuisine indienne, vietnamienne, ou japonaise. » Elle fronce les sourcils, ajoute enfin, songeuse : «
Je ne savais pas qu’il y avait des « fast food à la mode ». C’est que tu es plutôt in pour un vieillard en devenir. » Sourire de toutes ses dents, petit défi du regard alors qu’elle hausse les sourcils avec désinvolture. Elle est déjà en train de passer les champignons sous l’eau froide pour les nettoyer. «
Et passé un certain âge, il faut manger tout court, pour avoir des os solides, et éviter le plus longtemps possible l’arthrose précoce. » Quoi ? C’est lui qui a commencé. Juré. «
Je ne peux pas demain. J’ai promis à Lénore … Enfin … Ma mère, de l’accompagner faire les boutiques en ville. » Un petit soupire lui échappe alors qu’elle sort une planche à découper, commençant à tailler les champignons mécaniquement. «
Elle veut absolument m’emmener à cette soirée, pour promouvoir les jeunes artistes, ou je ne sais pas quoi. C’est son cher mari qui organise ça tous les ans … Je sens déjà d’ici les sourires surfaits, les rires gras, l’eau de Cologne de luxe, et les costards sur mesure. Si un vieux ventripotent essaie de me mettre la main aux fesses, riche ou non, influent ou non, je te l’étrangle avec son nœud papillon, direct. » Dit-elle presque avec mépris, batifolant de temps à autre avec ses mains (et le couteau dans sa main droite de fait …) pour mimer son désarroi, le regard figé sur les petits champignons morcelés qui étaient en train de subir son courroux face à un gratin dont elle ne connaissait finalement rien, mais dans lequel sa chère Maman se plaisait à graviter. «
Je vais bien. » rapide, concis, sans fioritures. Elle n’avait rien ajouté, n’avait visiblement pas très envie d’aborder le sujet de sa santé, de son moral, et de tout ce qui impliquerait une réflexion intérieure sur ses propres ressentis. «
Tiens, tu peux me passer le poivre, dans le tiroir à épices, sur ta gauche, s’il te plaît ? » En même temps, elle sortait une poêle, et un bol pour y casser les œufs. «
Tu vis toujours au même endroit du coup, dans ta belle maison près de la côte ? Ou est-ce que tu as changé depuis qu’ils ont … enfin … Tu sais bien. »
© ACIDBRAIN