La tête à l'envers |Lily & Heather|

« La tête à l'envers. »
heather & lily

Douce conjecture qui vous emprisonne dans une nervosité constante. Son départ pour la Nouvelle Écosse avait été un peu précipité, ponctué par les reproches et inquiétudes de son paternel d’une part, et de Lawrence d’autre part, qui avait débarqué à leur domicile quelques jours plus tôt avec un trou dans l’épaule aussi gros que son petit doigt. La situation était délicate, pire, elle était critique. Apparemment ils avaient éveillé une mafia jusqu’alors confuse, et fait remonter à la surface des souvenirs et des décisions qui auraient dû être enterrées pour toujours. Pour faire court, c’était vraiment la merde. Évidemment, elle avait insisté pour partir, assurant aux deux agents qui ponctuaient sa vie ces temps-ci qu’elle reviendrait en un seul morceau, et que de toute façon, vu le morceau qu’il restait, elle donnait peu cher de sa peau dans tous les cas. Au final, elle était presque partie en douce, se faufilant dans un taxi jusqu’à l’aéroport sans demander son reste. Oh bien sûr, il ne leur faudrait pas longtemps pour retrouver sa trace. Mais elle était sure que se faire oublier pendant quelques semaines en terre lointaine n’était pas une mauvaise idée. Voire même, qu’il s’agissait d’un choix judicieux.

Le paysage défilait sous ses yeux, alors que, somnolant, elle sentait le regard du chauffeur se poser sur elle à travers le rétroviseur de temps à autre. Épuisée, tant par le voyage que par son état de santé qui ne s’améliorait pas, elle avait fini par être réveillée par une voix rauque, lui indiquant qu’ils étaient arrivés. Un fin sourire éclaira les traits de la rouquine, ravie à la perspective de retrouver l’énergie explosive de son amie. Heather était tout son inverse : excentrique d’un enthousiasme débordant. A côté, elle semblait plus … réservée disons. Silencieuse, l’expression pétillante de son regard indiquait cependant qu’elle était vraiment heureuse de la revoir, et elle accueillit son étreinte avec chaleur. « Coucou ma belle ! Oui très bien, même si je n’ai pas été d’une grande conversation auprès de Peter. » Sous-entendu, elle avait roupillé tout le trajet. Déjà elle suivait son amie dans son sillage, admirant du coin de l’œil l’habitacle qu’elle n’imaginait pas si luxueux. Issue d’une famille modeste, elle n’était que peu habituée à ces grands espaces.

« Tu t’es faite cambrioler, ou quelque chose du genre ? » demanda-t-elle en riant en se frayant un chemin entre les affaires qui jonchaient le sol. Outre le côté un peu « bordel créatif », les meubles étaient choisis avec goût. « C’est … C’est quoi cette odeur ? » renifla-t-elle, alors qu’une odeur de carbonisé commençait à lui chatouiller les narines. Les sourcils froncés, elle arborait néanmoins un sourire radieux, ravie de revoir Heather, et surtout, de constater qu’elle restait fidèle à elle-même : un peu étourdie parfois, mais avec l’intention première de bien faire.  

© ACIDBRAIN

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Sa remarque lui avait arraché un rire. Heather était une des rares dans ce cas-là, qui, quoiqu’elle pense, et quel que soit son état, réussissait à lui arracher des sourires. Elle aimait sa façon d’envisager et d’apprivoiser le monde, avec parfois une forme de maladresse touchante qui la rendait unique. Inconsciente parfois, certes, mais unique. Lily la regardait parfois avec envie muette, se demandant comment elle réussissait à montrer ses émotions avec tant de naturel. De son côté, elle était beaucoup plus réservée. Du moins, elle était moins expansive, figée dans une réserve naturelle qu’elle tenait de son éducation mais qui faisait aussi partie intégrante de sa personnalité. D’un calme olympien, si elle pouvait à la fois être le feu et l’eau, Lily cultivait surtout la tempérance, souvent réfrénée dans ses ardeurs par un corps qui ne tenait pas toujours la cadence face à ses émotions de femme.

« Oui oui je vois bien. De l’art abstrait … Plein de subjectivité … questionnant sur la modernité contemporaine urbaine des espaces clos … Hmm … » lui répondit-elle, adoptant la posture et les mimiques d’un critique d’art ventripotent du troisième âge, face à une œuvre soit disant avant-gardiste dont il ne faisait qu’imaginer vaguement les tenant et aboutissants. Autrement dit, une mascarade, qui se termina par un rire. « Plus sérieusement, on dirait que tu t’es acharnée … Par endroits. » Sous-entendu, elle mettait en exergue le fait que certaines affaires ne semblaient pas lui appartenir. Ignorant si son amie avait envie d’en parler pour le moment, elle estimait normal de s’en préoccuper malgré tout. Les effluves d’une rupture n’étaient jamais faciles à supporter, surtout lorsqu’il s’agissait de gérer la séparation matérielle. Lily voulait s’assurer qu’Heather se portait bien malgré les circonstances, mais en même temps, ne souhaitait pas lui plonger la tête dedans directement par manque de tact. « Je ne te savais pas pâtissière … » fit-elle intriguée, humant l’odeur avec un semblant de délectation qui se transforma rapidement en picotement. Ouais, ça sentait plus le barbecue qu’autre chose là. Riant en suivant la jeune femme dans son sillage, la cuisine refluait en effet une brume grisâtre, signe que le dit gâteau était plus qu’à point.

Penchée au-dessus du plat carbonisé, se mordillant les lèvres quasiment jusqu’au sang pour ne pas éclater de rire, et garder un semblant de sérieux, ses coudes s’apposèrent sur le rebord du meuble. Sa tête se hoche légèrement sur le côté, admirant le seul abricot au milieu du gâteau qui avait encore une couleur autre que noirâtre. « Ah oui, en effet. Quoiqu’en regardant bien, on dirait presque qu’il est en cours de mutation, nan ? Un genre d’abricot transgène, qui cherche à atteindre un niveau supérieur. » Air parfaitement sérieux, comme une scientifique tout à fait sure de ses suppositions. Humour bien sûr. « On partage ? » dit-elle en essayant de le décoller du plat avec une fourchette. « Franchement, c’pas si mal. » dit-elle après avoir porté la bouchée d demi abricot à ses lèvres. Ça collait, comme du caramel entre les dents. Cela avait un petit arrière-goût de charbon, et sinon, de sucre de fruit. « Puis c’est pas une mode chez les grands cuistots depuis quelques années de mettre un arrière-goût de « fumé » ? » dit-elle alors que sa langue tentait discrètement de décoller un bout qui restait coincé dans ses molaires.

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Happées par le désordre culinaire, cette excursion au pays des abricots carbonisés avait au moins eu le mérite, peut-être, de leur changer les idées pendant un temps. Lily en avait presque oublié les heures qui avaient précédées son départ pour la Nouvelle Ecosse, presque surréalistes, semblant sortir tout droit d’un film d’action avec un scénario rocambolesque. Etre élevée par un père agent n’avait pas toujours été de tout repos. Au moins avait-elle appris grâce à son paternel à se défendre un minimum, à reconnaître une plaie superficielle d’une plaie fatale, à en recoudre certaines, et surtout, à supporter l’inquiétude des absences répétées sans la moindre nouvelle. Mais elle admettait que maintenant qu’elle se retrouvait avec deux agents dans son quotidien, ce dernier avait perdu de sa plénitude. Tout allait parfois trop vite. C’était comme être spectateur de votre propre crash à grande vitesse sans avoir aucune emprise sur lui.  « Pas du tout, tu vas être ma guide ! » lui avait-elle répondu d’une voix distraite, un sourire en coin égayant ses traits blafards. Globalement, elle avait somnolé, voire dormi tout le long du voyage. Il n’était donc pas utile qu’elle se repose davantage. Et puis, elle voulait profiter d’Heather un maximum, sentant grâce à son énergie naturelle un regain dans son propre corps. Heather lui donnait parfois l’impression d’être un délicieux cocktail vitaminé, aux couleurs chatoyantes, qui avait le don de vous redonner du peps. C’était rare, les personnes comme ça. Et précieux à ses yeux. L’instant était devenu calme. Comme si après l’effusion des retrouvailles, s’installait la monotonie du quotidien qui reprend ses droits plus vite qu’on ne le pense. Bercée par ce sentiment de sécurité qui naît en nous lorsqu’on se trouve aux côtés d’une présence amicale, l’idée était alors venue d’elle-même. Comme une évidence. Comme si l’adrénaline, inexistante alors, avait besoin de se faire sentir pour qu’elles puissent se changer les idées comme il se doit. « On sort ? »

Trois heures plus tard, Lily attendait sur le bord de la route, un casque de scooter sous un bras, son sac avec sa bouteille à oxygène dans le dos, habillée dans une tenue inconfortable (un prêt d’Heather, apparemment ce qu’elle avait emporté ne convenait pas à leur projet de sortie nocturne …) au possible pour monter sur ce genre d’engin. Le parking était désert. La nuit tombait lentement sur le paysage mi-urbain, mi-naturel tandis qu’elle veillait au grain, gardant l’œil et la main sur le scooter pendant qu’Heather était partie leur acheter de quoi se remplir un minimum l’estomac dans la petite supérette. Tirant sa jupe un peu trop moulante à son goût qui lui remontait sur le haut des cuisses, son regard scrutait avec un mélange de fascination et d’inquiétude un groupe de motard qui venait d’élire domicile sur le parking. Tous sur des Harley, avec tattoos et grosses barbes épaisses, ses lèvres s’entrouvrirent légèrement en croisant le petit regard mielleux de l’une des armoires à glaces. Regard enjôleur d’un bleu intense qui soit dit-en-passant contrastait largement avec la carrure d’ours brun du gars. C’était comme se retrouver propulsé dans un épisode des Sons of Anarchy. Sans Opie. Et sans les blousons raccords. Mais Sons of Anarchy quand même, bordel !

« Vous êtes sure que  vous avez assez de place sur ce p’tit engin mes jolies ? On peut vous faire une place sur nos bécanes si vous voulez … » Les yeux ronds comme des soucoupes, Lily ne l’avait même pas vu s’approcher, ni Heather revenir de ses emplettes. Tiraillée entre son envie de se laisser transporter dans un univers détaché et le carcan d’une soirée posée, elle laissa la réponse en suspense un instant, seul un regard fut lancé à son amie, entendu, presque malicieux.

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Sans s’en apercevoir réellement, Lily était en train de scruter l’homme avec une curiosité presque scandaleuse. Un sourire en coin absent, en vérité, même si elle lui trouvait un charme, il ne l’attirait pas plus que ça. C’était juste le personnage qui l’intriguait. Qu’est-ce qui faisait qu’un jour, on se mettait à appartenir à ce genre de groupe, à se dire, « oh tiens, et si j’me laissais pousser une barbe de père Noël ? ».  Que ressentait-on à parcourir les routes ainsi, en communauté et par tous les temps ? A aborder des étrangères avec un air enjôleur, sans se poser de questions, ni se demander ce qu’on va en faire ? Fascinée par le genre humain, surtout depuis que son état de santé était en décrépitude, elle en oubliait les questions élémentaires des jeunes de son âge. Draguer, flirter, chercher dans la caresse fugace un sentiment de liberté que l’on ne trouvait pas ailleurs. Lily ne fonctionnait pas ainsi. Ces questions-là étaient devenues secondaires pour elle, reléguées au second plan sans qu’elle s’en rende vraiment compte. Aussi était-elle comme aveugle au regard charmeur de son interlocuteur sur sa personne. Ce qui l’attirait, c’était sa bécane. La sensation de vitesse. Sentir le vent fouettant son visage, humer l’odeur âcre du pot d’échappement tout en sentant la route défiler sous ses yeux, avec le sentiment grisant qu’elle était la passagère d’un parfait inconnu qui ne la jugerait pas, parce qu’elle ne le reverrait jamais après cela.

L’acquiescement d’Heather lui fit arborer un sourire ravi. Elle jaugea le motard d’un œil, comme si elle vérifiait qu’il était de bon augure de s’asseoir derrière lui. Elle avait noté qu’il regardait avec insistance les fils d’oxygène qu’elle avait dans les narines, comme tout le monde en soi. Et comme tout le monde, il avait fait l’erreur de la penser fragile. « J’peux rouler doucement s’tu veux, poupée. » Un soupire s’échappe de ses lèvres entre-ouvertes. Alors qu’elle monte à califourchon sur l’engin derrière lui, elle se penche sur l’oreille de son « conducteur ». « Surtout pas, sinon j’préfère descendre. » avait-elle murmuré, ce dernier lui répondant par un sourire entendu. Il avait compris.

La minute suivante le moteur vrombissait, procurant un frisson dans son ventre d’excitation. Souriant sans s’en rendre compte, grisée par la sensation de vitesse, sur une route linéaire elle en était même arrivée à lever les bras, ces derniers voguant au gré du vent comme des oiseaux intrépide. Il faisait nuit à présent. Et ils avaient bien roulé pendant deux heures lorsqu’ils s’arrêtèrent, à une station essence, dans un endroit qu’elle ne connaissait pas du tout. « Bon les poupées, on doit vous laisser ici. » Quoi ?! Comment ça … Ici ? C’était le milieu de nulle part ici putain. Descendue du véhicule, pantelante, les bras ballants le long de son corps alors que l’homme l’avait aidée à poser le pied au sol comme si elle ne pesait qu’une plume, elle se retrouvait côte côte avec Heather, tandis que le groupe de loubard prenait le large. « Tu connais le coin ? » avait-elle demandé d’un air penaud à son amie, en regardant leurs phares s’éloigner de plus en plus. « Ptain, j’pensais pas qu’ils nous planteraient comme ça … »

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Un rire nerveux s’échappa des lèvres de la rouquine, qui, dans un haussement d’épaule à la fois dépité et amusé, porta un regard conciliateur sur son amie. L’obscurité avait regagné ses droits. La seule lumière qui les berçait était celle de la petite boutique de la station-service, et celles qui surplombaient les différentes pompes à essence. Avec une sorte de nervosité latente, Lily enserrait la lanière de son sac à dos qui contenait sa bouteille d’oxygène. Elle ne disait plus rien, le regard vague, figée dans une inertie inquiétante alors qu’elle semblait scruter un point au-dessus de l’épaule d’Heather. Elle scrutait une voiture, arrêtée en face de la route, les phares éteints. Elle n’était pas sure, mais la silhouette de l’homme passager qui fumait une clope lui disait quelque chose. Il portait des lunettes de soleil. Alors qu’on était en pleine nuit. Etait-ce un effet de style ou … ?

Sans crier gare, et alors que son amie cherchait son portable dans son sac, la poigne de la jeune femme se referma autour du poignet fin de son amie, avec une fermeté que l’on n’aurait pas du tout soupçonné venant d’elle. La minute suivante, elle la tirait presque sèchement, prise d’une panique qui commençait peu à peu à s’emparer de tout son être et à lui couper le souffle. Pourtant, déterminée, elle tira Heather jusqu’à l’intérieur de la boutique. « Viens, on doit rentrer. » Une fois à l’intérieur, son regard continuait d’aller et venir entre les deux hommes dans la voiture à l’extérieur, et son amie. « черт возьми (Putain de merde) ! » jura t-elle entre ses dents serrées avec un accent russe très prononcé. Prenant une bouffée d’air, elle continua de tirer Heather jusqu’à ce qu’elles se retrouvent dans les toilettes pour femmes. « черт возьми, черт возьми, черт возьми » répétait-elle en faisant des aller-retours, agitée par une névrose nouvelle. En réalité elle réfléchissait. Une solution. Une solution. « Si je te disais que dehors, là, il y a deux gars qui font partie de la mafia russe, et qu’ils me recherchent … Tu me croirais sans poser de questions ? » En même temps, elle regarda à travers l’ouverture de la porte, pour constater que les deux hommes étaient sortis de leur véhicule, et qu’ils discutaient à présent avec la petite dame au guichet. « Heather, faut qu’on dégage de là. Tout de suite !! » Sauf qu’elles étaient au milieu de nulle part, sans portable, sans rien. Sans véhicule non plus. Tout ce qu’elle trouva à faire pour le moment, ce fut de bloquer la porte des toilettes avec c qui lui tombait sous la main : un balais en l’occurrence. Rien qui les arrêterait très longtemps. Elle entendait déjà leurs voix, rauques, avec un accent très prononcé, qui se rapprochaient dans le couloir adjacent. Son réflex fut de se décaler et de se plaquer contre le mur pour ne pas qu’ils ne les voient, tirant Heather à côté d’elle d’un même mouvement. « Chut. » murmura-t-elle, un doigt sur les lèvres. « Как вы ставите то, что спрятано там? Это на самом деле предназначены для этого возраста ... (Combien tu paries qu’elles sont planquées là-dedans ? C’est vraiment con à cet âge ...) » Pas d'issue apparente. Pas de porte. Mais une fenêtre, dans laquelle elles pourraient facilement se glisser ...

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