Quand je l'informe au sujet de cette folie qui n'a de cesse de s'immiscer dans mes veines, j'observe sa réaction, son visage délicat qu'il hoche quelques fois. Comme s'il comprenait réellement ce que je voulais dire. Comme s'il savait, qu'il partageait mes délires. Et je lui prête sagesse et bienveillance, c'est pour ces dons à son égard que j'en viens à lui demander son âge. Parce que je le devine jeune mais vieux, il en a vécu des choses, des jeux. « Vingt-trois ans. » Je me fonds en un sourire, j'accueille la surprise qu'à provoquer ma question, alors je me décide à chasser quelques nuages au sein des méandres de ses pensées. « Tu es mature ... » Assurément, pour son âge, s'entend. Parce que dans ses réactions il est parvenu à calmer ma raison. « Je te retournerais bien la question, par curiosité, mais on ne demande pas l'âge d'une femme. » Il paraît, effectivement, je lui concède ses airs de gentleman et reçois son sourire enclin à cette sincérité dont il fait preuve depuis que notre entrevue a commencé. Cependant, je veux bien lui donner, mon âge, puisqu'il suffirait qu'il recherche sur internet pour le trouver. « Vingt-huit ans, pour encore quelques jours. » Oui, car bientôt, je passerai le cap des vingt neuf et me rapprocherait immanquablement de ce mariage avilissant.
Alors la conversation se détourne, en faveur d'Harvard, de ses passions, ses études, futilités qu'habituellement je me serai bien gardé de lui demander. Mais il faut croire que ce soir, les choses diffèrent, une nouvelle fois, que depuis que Clay est là, je ne sais plus être tout à fait moi. Et ce venin qu'on appelle la gentillesse ainsi que l'humilité, je suis en permanence en train de l'apprivoiser. « Je me plais surtout de la situation. » Ah bon ? J'en fronce les sourcils, sans franchement comprendre, mais sans relever, persuadée qu'il va continuer sur sa lancée. « Ça aurait pu être une autre ville, que ça n'aurait pas déranger. » Donc il ne fait pas partie de cette élite prête à faire sa grande entrée dans le monde grâce à un joli dossier que le doyen aurait paraphé. « On m'a offert une porte de sortie et je me suis lancé sans trop regardé ce qui pouvait se trouver de l'autre côté. » Alors je l'imagine fonceur, impulsif et portant en bandoulière son coeur. Je me fais mon avis, lui invente, à vrai dire, une vie. « Me disant, sachant, que je trouverais mieux. » Mieux que quoi ? Si je suis une énigme, il va de soi que lui aussi, je le crois. « Quand on a peu à perdre, le pas est plus facile à faire. » J'en reste une, deux, secondes dubitative, des questions brûlant ma langue que je torture de mes dents afin de m'empêcher d'être trop intrusive puisqu'il semble encore perturbé par cette histoire qui jusqu'ici a pu le mener. Néanmoins, j'ose, et je me permets, parce que je ne sais être autrement et que le bavard qui se trouve en face de moi, je pense, me répondra. « Tu fuyais quoi ? » Parce qu'en réalité, je pense que de nos problèmes personnels elle se trouve là, la clef. Savoir ce dont on tente de se libérer.
J'en reviens à ses croquis, qu'il dénigre un brin, et ça me dérange, parce qu'à mon humble avis, ça vaut le coup, ce qu'il esquisse alors de la perfection j'en entrevois les prémices, comme je lui dis, remarque qui lui provoque un rire enfantin, cristallin. J'en incline le visage sans parvenir à définir s'il pense que je me moque de lui. Je suis sérieuse pourtant, s'il exposait, il est certain que j'irai dans la galerie observer les dessins qu'il a pu réaliser. « Je te remercie. » Ma paume s'échappe dans les airs pour le stopper, je refuse d'avoir des remerciements juste parce que je viens de lui confier une vérité. Et puis, remercier signifie devoir, et moi, devoir ce n'est pas mon genre, quelque soit le sens de l'échange, qui doit quoi, à qui, pourquoi, ici ce serait lui, et je n'aime pas ça. De ce fait je me contente d'un faible sourire et d'axer mes mots une nouvelle fois vers son parcours universitaire fraîchement entamé. « Grande carrière... » Ou projet, comme cela lui plaira de l'appeler. « J'irai en publicité probablement : je compte ajouter une mineure en Multimédia au prochain trimestre. » Publicité ? Elle s'insinue très vite dans mon esprit, l'idée de lui décrocher un stage, emploi, chez Omnicom. Et elle serait si simple à réaliser. « Ça pourrait être bien. Sinon, bosser dans une galerie d'art me plairait énormément. » Ici encore, je me sais capable de l'aider. Alors je pèse le pour et le contre, parce que ce n'est pas dans mes habitudes, parce que je pense à moi, toujours, avant de penser aux autres, de ce fait je ne sais pas, agir pour le bien d'une tierce personne. Même Clay, j'en ai du mal à l'aimer. Je bois une gorgée, et à la suite de celle là, essuie mes lèvres de deux doigts, machinalement, pour ne pas me retrouver barbouillée de mousse, et j'en souris de façon intérieure, parce que mon père n'aurait pas apprécié, que je n'utilise pas de serviette pour effectuer ce mouvement. Mal élevée. Et c'est cet acte qui me convaincs, un jour, je le recontacterai, je l'aiderai, comme il l'a fait au moment de délasser mon corset. Au final … Quoi que j'en pense, il semblerait qu'un lien invisible entre nous s'est tissé. Un instant il torture ses boucles blondes, j'en reste taciturne, perdue dans mes pensées lorsqu'il reprend, comme si rien au monde ne pouvait l'arrêter. « En toute franchise, je ne cherche pas une carrière au sommet. Je cherche seulement à être heureux et pouvoir être fidèle à moi-même. » C'est abstrait. Tellement. Ca cuit à l'intérieur de moi. Ca me fout le bourdon tant c'est quelque chose que je n'entends pas. Courir après le bonheur, le futile, l'inutile. C'est trop différent, entrechoquent nos univers diamétralement opposés. « C'est déjà énorme. C'est ce que mon frère m'a offert lorsqu'il m'a dit de rentrer avec lui à Boston : une promesse de pouvoir rester moi-même, sans jugement, sans critiques, sans tradition qui nous tombe dessus comme une malédiction... » J'accuse sa chance en un hochement de visage, le fait qu'il ait quelqu'un à ses côtés, prêt à l'épauler. Il est tant mon inverse que ça en devient affligeant. Rester soi-même. Pas de jugement. Critiques et tradition. Quand je mens comme je respire, à plaire aux gens riches est ce à quoi j'aspire, en permanence jugée, et prenant les critiques de tous les côtés. Tentant de fuir alors que je me sais accrochée, aimant trop le luxe et les dorures que me permet de garder ma position dans la société. « Juste ça. » C'est Clay, mon juste ça mais je suis trop bornée pour m'y risquer. Tout lâcher. « Je n'ai pas besoin de plus pour le moment. » C'est lentement, peut-être un peu trop, puisque je reflextionne sur tout ce qu'il a pu me confier, mes mains quittent la chaleur de ma tasse pour se glisser sur mon visage, abîment surement mon maquillage, qu'est-ce que j'en sais, et continue leur course jusque dans ma chevelure ébène pour effiler quelques mèches entre mes doigts. Je soupire, ou plutôt inspire, longuement, j'crois que j'ai peur de moi. Parce que ses mots apaiser mes maux, baume réparateur réinventé par sa simplicité. Ca ne fonctionne pas comme ça, rien ne le peut, peut-être chez lui, mais pas chez moi, on m'a appris à être, devenir, et non à espérer et agir. Pourtant je pense au Nirvana, à ce semblant de rébellion, de contrôle de mon être en récupération. Je suis un cliché, une blague à la fois, et je suis coincée, parce que je n'ai pas de frère qui pourrait m'offrir la porte de sortie qui l'a conduit jusqu'ici. Chez moi, le bonheur, c'est l'argent, aussi simple que ça. « Tu dois être le seul étudiant de cette université à tenir un discours du genre, tu le sais ? » Lorsque j'y étais en tous les cas, je traînais avec des personnes qui me ressemblaient, et toutes aspiraient à devenir quelqu'un. Marquer l'histoire. « Tu l'es ? » A présent qu'il a cette vie promise à l'allégresse. « Heureux ? »
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