Elle hocha la tête mentalement, souriant extérieurement. C'était normal. Ce n'était pas une émotion habituelle. Il fallait parvenir à l'assimiler. « C'est normal. C'est après, quand ce sera passé, quand tu y repenseras, que tu y verras plus clair. » dit-elle pour tenter de le rassurer - et vivifier. Néanmoins, pour être sûre qu'il s'en remettait, elle le prit dans ses bras. Charlie adorait faire des câlins aux gens, tout prétexte était bon. Elle le relâcha et lui sourit, estimant qu'assez de temps s'était écoulé pour qu'il s'apaise sans perdre en émotions et donc en énergie. Il était temps de passer au deuxième exercice. « On va faire autre chose. Je reviens dans une seconde. » Elle s'éclipsa en coulisses et revint sur scène avec un bandeau noir dans les mains. Non, elle n'allait pas faire des choses dignes d'un film étrange de Pedro Amoldovar avec Emrys au théâtre. Simplement lui bander les yeux et le guider à travers un parcours qu'elle allait inventer. « Je vais te bander les yeux et te faire tourner, tu perdras les repères du théâtre. » Dit comme ça, ce pouvait faire peur. C'était fait exprès : « Je te guiderai ensuite. Tu devras me faire confiance. Et t'ouvrir au reste, ainsi qu'à toi-même, pour rester sur tes deux pieds sans embûche. »
Tout, les yeux bandés, devenait une expérience nouvelle, même marcher. On redécouvrait l’espace. On redécouvrait son corps. On s’écoutait. On se redécouvrait. On devenait attentif au monde. Aux autres. À soi. Et il fallait faire confiance à son guide. Lui remettre sa vie entre ses mains. Être réceptif à ses changements d’allures, de geste. D’humeur, même. Dans le noir, tout devenait plus épais. Plus sensible. On ressentait plus. Plus d’émotions.
Elle lui banda les yeux et le fit tourner sur lui-même cinq fois. Lui prit la main. « Tu vas me suivre. » expliqua-t-elle doucement. Elle attendit un peu que le tournis puisse retomber puis marcha simplement avec lui, pour qu’il s’habitue. Progressivement elle accélérait la cadence de leur marche. Elle s’arrêta une microseconde, leva leurs mains vers le haut et sauta à pieds joints en l’entraînant dans son bond pour qu’il fasse de même. Elle reprit leur marche, sautilla encore quelques fois. Et puis courut ! Courut avec lui à sa suite, avant de se retourner brusquement en faisant attention qu’il ne puisse pas se cogner et le ramena vers elle, dans ses bras, pour amortir le choc de la course brusquement interrompue. Elle le tint contre elle un peu plus que ce qu’il n’aurait fallu. Elle prit ses deux mains, se mit face à lui et descendit à reculons les marches, très doucement, le prévenant à chaque fois : « Marche. » pour qu’ils aillent jusque dans la fosse. Ils gravirent d’autres marches. Elle s’accroupit, l’intimant à faire de même, et ils circulèrent ainsi dans la première rangée de fauteuils. Se relevèrent, montèrent les marches, refirent une rangée avant de redescendre dans la fosse. Là elle s’arrêta avec lui, passa dans son dos, ses mains remontant des siennes jusqu’à ses épaules. Elle lui murmura : « Assieds-toi. » en pressant sur ses épaules pour lui insuffler le geste. Elle resta debout sans le tenir quelques secondes, en silence. Puis très doucement fit le tour pour venir près de lui. L’une de ses mains vint prendre son bras, en glissant elle le releva. Mais elle s’arrêta et le regarda. Elle n’était pas aussi concentrée que d’ordinaire. Parce qu’il s’agissait d’Emrys, et qu’elle le trouvait beau, et cette beauté la touchait. Alors elle sentait son âme un peu fébrile et son cœur trembler religieusement. Aussi, pour couper court à cette attitude qui la déconcentrait, elle reprit la main de l’écrivain et se mit sur le ventre au sol, amenant par son mouvement le garçon à faire de même. « On va ramper. » lui chuchota-t-elle avec une pointe d’amusement dans la voix. Ramper, en temps ordinaire, était généralement ridicule et amusant. Ramper, les yeux aveuglés, était une expérience complètement différente. Des sensations tout autres. Elle voulait qu’il les découvre. Et puis, il fallait avoir confiance aussi. Ramper, comme ça, au sol, dans un environnement qu’il ne connaissait pas en plus, une main dans celle de son guide. Il devait non seulement avoir confiance en lui mais aussi ne pas douter d’elle. Elle devait faire attention à ce qu’il ne se prenne aucun obstacle. Tout en le divertissant, car c’était aussi le but de l’exercice. Il se faisait en silence, mais il était très physique. Deux corps à faire bouger à des allures et par des façons différentes, à la fin, oui, on haletait. Aussi, pendant qu’ils rampaient, elle accéléra, le fit aller vers la droite, reculer, vers la gauche, se redresser, recommencer. Jusqu’à ce qu’elle le fasse se lever doucement, le ramena sur la scène sans passer par les marches mais directement en montant de la fosse au plateau. Elle se mit face à lui. Prit ses deux mains dans les siennes. Leva leurs quatre bras, posa ses paumes sur ses mains sans lier ses doigts aux siens et avança. C’est-à-dire que lui marchait, aveugle, à reculons, vers le fond de scène. Mais peut-être avait-il l’impression qu’ils allaient vers la gauche, ou bien les coulisses : l’avoir fait tourner au début avait pour but de le dé-familiariser d’avec sa perception de l’espace. Ils avancèrent ainsi jusqu’à ce qu’Emrys soit dos au mur. Elle resta immobile devant lui. Rabattit ses doigts sur les siens. Elle ne disait rien mais son corps était traversé d’une myriade d’émotions fortes. Elle tremblait de peur et d’essoufflement, sa respiration était plus forte parce que l’exercice avait un peu puisé dans son énergie mais aussi parce qu’elle avait sur sa poitrine ce poids que l’amour naissant fait porter aux aimants et aimés en guise d’épreuve. Cette sensation désagréable, brûlante et vide, dans le torse. Elle serra ses mains dans les siennes. Peut-être percevait-il son tremblement. Tant pis, pas d’importance – pas vraiment réel, instant comme rêvé, puisqu’il avait les yeux bandés. Elle posa ses lèvres sur les siennes. Elle tremblait plus fort encore. Elle n’osait pas l’embrasser réellement pourtant quand elle allait se détacher, ses lèvres ne le voulurent pas et elles embrassèrent les siennes furtivement. Elle trouva enfin la force pour s’écarter, son visage proche du sien. Puis demanda dans un murmure qui épaississait le silence au lieu de le rompre : « Pourquoi tu "peux toujours courir" ? » Elle n’avait pas oublié, et cela la travaillait. Elle voulait savoir. Elle ne voulait pas qu’il enlève son bandeau. Elle voulait qu’il réponde, là comme ça, à fleur de peau, dans le secret de l’instant, l’intimité nébuleuse du moment. Elle s’était trompée. Elle n’avait pas voulu voir la vérité, avait toujours eu peur des vérités humaines. Des plus fortes. Aussi bien de la mort, du deuil, que de l’amour. Réflexe indissociable de sa personne depuis au moins ses seize ans, elle s’était voilé la face. Cet exercice de comédie lui avait dévoilé ce qu’elle refusait de regarder en face. Elle n’était pas attirée par Emrys – elle n’était pas seulement attirée par lui. Mais pour l’heure, elle n’était capable d’accepter cette vérité que dans la gangue protectrice qu’était pour elle ce lieu des illusions, des comédies. Là où tout était possible, là où tout pouvait n’avoir jamais existé.
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Tu fais un post court si tu veux. Même, je
t'ordonne de faire court si tu en as envie. Non mais oh !