Deux semaines étaient passées pour les doctorants qui avaient signé un contrat au premier septembre, mais l’intensité avec laquelle elles s’étaient jouées les faisait compter triple pour Ji-hun. Parce qu’il avait gardé ses deux emplois d’abord, parce qu’il s’était engagé dans le club de natation ensuite. Le nord-coréen réussissait, à l’heure d’aujourd’hui, à s’en sortir , mais il avouait sans demi-mesure qu’il ne pourrait continuer ainsi plus longtemps. Il avait tiré un trait sur une bonne partie de sa vie sociale. Il s’était autorisé une sortie, une fois, pour fêter le début de son doctorat, et avait accepté de partir pour célébrer Chuseok que parce que la fête faisait partie de la tradition coréenne, c’était à peu près tout. En-dehors de l’université, du laboratoire, du complexe, de la Luna Caffe et de l’hôtel, l’Asiatique n’avait plus une minute à offrir. Pas même à Joyce, qu’il ne faisait que croiser durant les obligatoires allers-retours à la machine à café – quand il oubliait de se faire un thermos.
Il fallait être honnête : il n’y avait pas du tout pensé – à elle, à eux. L’enthousiasme pour la thèse à laquelle il avait postulée avait pris le dessus sur ce qui avait compté durant l’été. Mais comment lui en vouloir ? Il avait bravé moult difficultés pour arriver jusqu’ici. La fuite de son pays, le parrainage in-extremis, le choc culturel, les conditions de validation pour son admission en doctorat, l’argent. Il ne se confiait pas tellement, mais il fallait être aveugle pour qu’après avoir passé autant de temps auprès de lui, on n’ait pas remarqué le poids qui avait un jour pesé sur ses épaules. Il s’en était sorti, voulait juste profiter de cette victoire et se donner complètement à fond dans cet objectif. Joyce avait la même ambition, elle était plus à-même de le comprendre. Pourtant, cette aspiration ne l’empêcha pas de penser à elle ce soir-là, lorsqu’il reçut une énième photo d’une femme à moitié déshabillée sur son réseau social. Combien de temps s’était-il écoulé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient – vraiment – vus ?
Ils avaient couché ensemble plus d’une fois, mais il se trouvait incapable de juger si ça faisait longtemps. Pas plus qu’il ne se rappelait avoir effleuré ses doigts ou avoir baisé ses lèvres en montant, ou en descendant, l’escalier qui menait à sa formation initiale sur l’éthique scientifique, ou au Saint Graal qu’était l’or noir, un peu trop arrosé de flotte à son goût. Là, dans le lobby de l’hôtel où il se retrouvait seul ce soir, malgré cette image excitante offerte gratuitement à ses yeux, ce fut d’elle qu’il manqua. Malgré toutes les autres photographies du même genre qu’il avait pu recevoir avant ça, c’était son visage et son corps qu’il avait imaginés lorsqu’il s’était abandonné au plaisir, dans la solitude de ses draps. Sans espérer pouvoir la posséder ce soir, il souhaitait sa présence, sa chaleur, son parfum – son sourire ; est-ce qu’elle avait d’ailleurs souri les fois où ils s’étaient aperçus ? Il n'attendit pas plus longtemps pour lui demander s’ils pourraient étudier dans sa chambre ce soir.
Il abusa peut-être en envoyant un autre message instantané à la suite, qui proposait qu’ils dorment l’un contre l'autre aussi. Elle dans ses bras, position de la cuillère la plus souvent adjugée vendue pour finir la nuit. Il posa son portable pour reprendre le cours des dernières taches imposées. Les minutes passèrent avant qu’il n’effectue un check-up de son écran principal. Il conclut que Joyce avait donné suite grâce à une notification discrète en haut de ce dernier. Il double-cliqua dessus et un sourire grand comme le monde octroya de la longueur à ses chairs. Dans un peu plus d’une heure seulement, le biochimiste allait retrouver la biologiste. Et, s’il n’avait pas remarqué ce nouveau client arriver au pas de course dans la direction du comptoir derrière lequel il se tenait debout, pour sûr qu’il se serait montré bien plus expressif. Plus rien d’autre n'avait d’importance à présent, pas même la mine énervée du type qui lui faisait face, et qui annonçait d’ores et déjà un mauvais moment à passer.* * *
Une heure quarante-cinq venait de se déclarer à la montre du nord-coréen. Assis sur le lit de sa comparse scientifique, il pianotait sur le clavier de son ordinateur depuis deux bons tours de grande aiguille. La plus grande partie du début de thèse était de faire comprendre avec exactitude le sujet des recherches. Ça demandait de se concentrer sur la définition des mots clés, spécifiée elle-même par une description plus approfondie, qui menait vers d’autres précisions. Les yeux suivaient de près chaque lettre qui apparaissait sur le tableau du PC jusqu’à ce qu’un point final fasse naître un bâillement – le quatrième en moins de cinq minutes. La main vint cacher la bouche ouverte quand sa jumelle gagna de la hauteur pour permettre à son propriétaire de lire le positionnement des flèches sur le cadran. Il enregistra son travail à l’aide de la souris puis soupira en se laissant aller en arrière. Il vint frotter énergiquement ses paupières closes de ses deux paires d’index et de majeur.
Allongé sur le dos, il demanda : du café, je nous refais ? Combien de tasses avaient-ils déjà ingurgité ? Beaucoup trop pour espérer passer une bonne nuit, puisqu’on savait que la caféine était tout sauf un activateur de sommeil. Ses doigts cherchèrent le genou de la jeune femme, et lorsqu’ils le trouvèrent, il s’informa : où tu en es ? Est-ce qu’elle était loin d’avoir terminé son objectif de la soirée ? Lui manquait-il une, deux ou trois heures avant de pouvoir fermer le clapet de son ordinateur ?
@Joyce Millett
(Ji-hun Hwang)