I fought an angel (Lana)

Depuis quelques temps, j'ai l'impression de tourner en rond musicalement. Toujours les mêmes groupes, les mêmes chansons, les mêmes accords de guitare à pratiquer tout au long de la journée, jusqu'à ne plus sentir le bout de mes doigts. The Clash, Led Zeppelin, les Ramones, les Rolling Stones, tout ce que mon père adorait écouter quand il rentrait du boulot ou quand il allait bricoler dans le garage. J'ai besoin de renouveler un peu ma discothèque de classiques, et je savais très bien où aller, parce que c'est là que mon père m'emmenait quand j'étais gamine. Le seul disquaire encore en activité sur Boston, à deux pas de chez moi.

Je portais un jeans un peu baggy, un débardeur simple noir et une casquette à l'envers sur le sommet de mon crâne, pour cacher la misère capillaire de l'absence de mon coiffeur pour une durée indéterminée. Je poussais la porte du magasin, et je tombais sur une jeune femme, blonde à fond, avec une dégaine de folie, en total contraste avec son visage d'ange. Je lui adresse un sourire timide, avant de me poster devant les bacs de disques, sans savoir quoi chercher. Puis je redresse les yeux vers elle. « Euh, excuse-moi. Tu bosses ici ? » demandais-je avec un sourire plus franc.

J'ai passé la matinée à me bouffer de la musique commerciale, de l'electro, même du rap, et je dois avouer que pour mes oreilles loin d'être habituées à ce type d'agression musicale, si on peut vraiment appeler ça de la musique, le patron s'est enfin tiré, me laissant la boutique pour les trois prochaines heures et donc, la joie immense de mettre quelque chose qui soit plus doux à mes oreilles, mais sûrement plus agressif pour les autres. Alors que je faisais une sélection plus rock des disques à passer dans le magasin, quelqu'un faisait son entrée. Une jeune femme, fringuée comme une skateuse ou un truc du genre, peut-être plus complexe. Je lui rends son sourire, même si sur ma gueule ça sonne un peu faux parce que je ne suis pas du genre à être élue personne la plus sociable de l'année, et pourtant, je fais de mon mieux.

Après une petite sélection de In This Moment, The Clash et Queen, dont les mondes sont relativement assez éloignés les uns des autres, sa voix m'interpelle avec une question qui pourrait se qualifier de stupide étant donné que je me rendais derrière le comptoir, mais bon. Je déposais les disques au niveau de l'ordinateur avant de m'approcher d'elle avec un sourire moqueur. « Ça se pourrait bien, en quoi je peux t'aider ? T'as envie de découvertes, besoin de conseils pour un cadeau ? » demandais-je, assez habituée à ce genre de requêtes de la part des clients qui entrent ici.

J'ai pas mal de lacunes musicales à combler. Mes notions du rock s'arrêtent à ce que j'ai déjà dans ma bibliothèque et sur les titres récents qui passent à la radio, comme Maroon 5, Fall Out Boy et ce genre de groupes qui ont déchaîné les passions des adolescentes de l'époque de mon frangin. Alors quand je me retrouve face à des disques de Mötley Crue, Slayer, Prayer et tout, je ne sais pas du tout à quoi m'attendre. Alors quand je pose ma question à la blonde, avant de voir qu'elle allait s'installer derrière le comptoir, je me rends compte à quel point ma question a dû lui sembler idiote, et moi avec. Quand je la vois s'avancer vers moi, du haut de ses jambes interminables, à peine habillées d'un short et de bas résilles, je me sens rêveuse. Faut pas se mentir, elle est sacrément jolie, la vendeuse. Et je sens que je vais souvent revenir ici pour la voir. Sa voix un peu rauque fait son petit effet, d'ailleurs. « C'est mon jour de chance, alors. J'ai bien envie de découvrir de nouveaux groupes, et je t'avoue que je suis un peu à la ramasse. Alors si t'as des conseils pour enrichir ma culture musicale avec des guitares saturées, ce genre de choses, je suis preneuse. » dis-je en souriant, avant de finalement retirer ma casquette et passer une main dans mes cheveux.

Je connais ce regard là chez les gens. Celui qui scrute chaque détail de mon look comme étant une aberration, ou au contraire, comme étant bien. Je ne suis pas du genre à m'arrêter sur ces détails, autrement je ne pourrais plus porter ce que j'aime porter, sous prétexte que c'est trop décadent, trop déluré, pas assez dans les normes. Et les normes, je les emmerde. Mais vu le comportement de la jeune femme face à moi, ce regard qu'elle me portait alors que je m'approchais n'avait rien de dégradant pour mon excentricité vestimentaire. C'était plutôt, de ce que je perçois, le regard de la meuf qui te bave dessus. Un léger rire gêné se profilait sur mes lèvres quand elle dit que c'est son jour de chance. La meuf cramée dans toute sa beauté. Je croise les bras en écoutant ses requêtes, et je réfléchis en même temps à quoi lui proposer. Tout ce qui est guitare saturée, ça me connait trop bien, et ça commence à s'encrer dans la mémoire de mes voisins qui me haïssent et qui seront bientôt délivrés du mal que j'incarne selon eux. « T'as raison, c'est ton jour de chance. Si t'étais tombée sur le vieux, tu serais bloquée sur du Scorpion, Metallica et Deep Purple. » dis-je en souriant, avant de me tourner vers les bacs de disques. « Alors je peux te proposer des basiques, des légendaires ou des moins connus. Si tu veux du screaming, t'as du Bring Me The Horizon ou Davey Suicide, du plus féminin on a Within Temptation ou We Are The Fallen. Après tu peux écouter quelques morceaux ici et me dire si ça te plait. » dis-je alors en relevant les yeux vers elle, et découvrir son visage sans casquette. C'est mieux, moins thug.

Elle a un sacré style, la demoiselle. Et ça lui va bien. Trop bien. Maintenant que je l'ai vue comme ça, je ne pourrais pas l'imaginer dans un autre registre que celui qu'elle arbore. Je ne sais pas si mon regard me trahit, mais je n'arrive pas à décrocher celui-ci de sa silhouette élancée et couverte de tissus sombres. Il faut que je me rende à l'évidence, elle m'a tapé dans l'oeil. J'écoute avec attention le son de sa voix, et je me dis que je pourrais passer des heures dans cette boutique à poser des questions débiles sur tel groupe, son avis, ce que ça lui procure comme sensation, ce genre de choses. Je ris légèrement quand elle me parle des trois groupes que le proprio de la boutique aurait pu me proposer. « J'ai déjà tout ça chez moi, il avait vendu tout ça à mon père y'a déjà quelques années et c'est mon héritage. » dis-je en souriant doucement. Quand elle se tournait, je posais un regard rapide sur ses fesses, petit sourire en coin,  avant de me pencher sur le bac de disques avec mon air le plus sérieux. Je ne connaissais vraiment rien des noms qu'elle me sortait, mais je hochais doucement la tête. « Ouais, fais moi écouter tout ça. Y a un espace dédié avec des casques individuels ou tu vas faire profiter les personnes qui comptent entrer au passage ? » dis-je en riant, espérant que j'allais pouvoir continuer de discuter avec elle, parce que ça serait vraiment dommage de ne pas pouvoir apprendre à mieux la connaître, et pourquoi pas lui offrir un verre plus tard.

Elle est souriante, cette cliente. Ca change des gens qui tirent la gueule dès qu'ils entrent dans la boutique et tombent sur moi, qui se plaignent que je ne sois pas accueillante alors qu'ils me toisent de la tête aux pieds avec le plus grand dédain qui soit possible d'exister dans ce bas monde. Mais à force de sourire, j'ai mal aux muscles de mon visage, parce que j'ai pas l'habitude de rester tirée comme ça, on dirait que je suis botoxée comme Madonna, ou une poupée Barbie version trash. Visiblement, son daron venait déjà ici et maintenant, c'est elle qui débarque. « Oh, cool. Il vient souvent ? » demandais-je en souriant en coin. Je sortais quelques albums de leur section, mes classiques habituels et quelques trucs qui se laissent écouter quand on veut chiller avec une bonne bière dans la main. « On va agresser les oreilles des clients avec ça. Parce que Tyga, Tiesto et toutes ces musiques commerciales commencent à me sortir par les yeux. » dis-je en riant avant de retourner au comptoir, pour installer le premier disque dans la chaîne et de monter un peu le volume pour qu'elle puisse profiter pleinement de l'acoustique géniale des lieux, aux hauts plafonds. « Si t'as besoin de moi, t'as qu'à m'appeler. Je m'appelle Lana. Je vais continuer d'installer les nouveautés. » dis-je en la regardant, avant de vaquer à mes occupations, bougeant doucement ma tête au rythme de Torture Me de Davey Suicide.

Avec les années qui défilent, évoquer mon père ne me dérangeait plus autant, voire même plus du tout. Cela signifiait certainement que j'avais fait mon deuil, ou un truc du genre. Mais je ne m'attendais pas à ce genre de question après tout ce temps. Un rire gêné se glissait hors de mes lèvres. « En fait, il est pas venu depuis sa mort, en 2013. » avouais-je en passant ma main dans ma nuque, un sourire amusé d'une telle maladresse de sa part, mais aussi étonnamment perturbée de devoir finalement en parler d'une façon aussi réductrice à une fille que je ne connais pas. Je retrouvais un peu de contenance avant qu'elle ne me fasse face avec sa pile de disques. « Je comprends, je subis la même chose dans le bar où je travaille, mais avec du zouk et du reggae. » dis-je en riant doucement, prête à écouter ce qu'elle m'avait concocté comme musique plus adaptée à mon style. Les guitares hurlantes, la voix masculine qui sort en second plan, ça à l'air cool. Je lui adresse un sourire. « Enchantée, Lana. Moi c'est Anna, même si je doute que tu aies besoin de moi, on sait jamais. » dis-je en la regardant s'éloigner pour mettre ses disques en rayon.

Les musiques passent, et moi je flâne à travers les étales de disques, comme si rien n'avait bougé depuis la dernière fois où j'avais foutu les pieds dans cette boutique. Seuls les artistes ont changé, certaines affiches sur les murs hauts et les pièces de mobilier qui sont moins vintage. Mes yeux souvent rivés sur la blonde, que je voyais secouer la tête au rythme de la musique et murmurer les paroles qu'elle devait connaître. Je m'approchais alors d'elle, en souriant. « Celui-là, je le prends. Tu veux me faire découvrir quoi d'autre, maintenant ? » demandais-je en cherchant son regard bleu.

Oh putain le malaise. J'avais sorti une phrase toute simple, qui semblait pourtant anodine, et là, je me bouffe une averse monumentale. La douche froide. Le genre de situation où j'ai qu'une envie, c'est de fermer ma gueule et faire comme si rien ne venait de se produire. Les mains toujours dans le bac de disques, je relève le regard vers elle, avec une moue désolée. « Je viens de perdre une occasion de fermer ma grande gueule, hein ? » dis-je en souriant maladroitement. Je ne suis pas du genre à m'excuser. C'est pas dans mon tempérament de dire que je suis désolée, et je contourne toujours les choses pour ne pas avoir à dire ces quelques mots. Et c'était le cas à l'instant présent. Une façon détournée de dire que je m'excuse, sans prononcer cette phrase. Terminant ma sélection, je ris légèrement quand j'imagine le calvaire qu'elle endure pendant ses heures de boulot. « Oh l'angoisse. Quel bar ? Peut-être que j'passerai faire un tour pour faire tâche dans le décor des Caraïbes. » Ou pour la revoir. Elle me semble sympathique, et j'ai bien besoin de changer un peu de fréquentations de temps à autres. « Anna. Cool. » répondis-je simplement, esquissant un léger sourire en m'éclipsant de mon côté.

Les chansons s'enchaînent, et dans ma tête je me déchaîne. Je ne chante pas à haute voix, parce que je ne veux pas empiéter sur ses découvertes, mais aussi parce que j'ai pas envie de m'afficher pour le moment. J'étais dans mon univers, et on venait d'en percer la bulle sans me prévenir. Dans un sursaut, je recroise son regard. Un léger rire laisse s'échapper la stupeur loin de moi. « Okay, j'te le mets de côté. J'vais te faire écouter... In This Moment. C'est un de mes groupes fétiches. » avouais-je, comme si ça pouvait être important. Merde, Lana, qui peut bien s'intéresser à ta musique de sauvage ?

Elle ne pouvait pas savoir que si mon père n'est plus venu dans cette boutique c'était pour cette raison si simple, alors je ne lui tiens pas rigueur de ce manque de tact qu'elle a eu envers moi, une simple inconnue. Mais son sourire maladroit semble sincère et m'arrache un sourire plus joyeux. « Tu pouvais pas savoir, c'est rien. Puis on ne se connait pas, alors... » répondis-je simplement en haussant les épaules. Gamine défavorisée et orpheline, nécrosée par la drogue, ancienne consommatrice et aujourd'hui simple dealeuse, offrant du rêve éphémère à qui le veut pour quelques billets. C'était mieux que de faire la manche mais pas pire que la prostitution, gangrenée par un court séjour en prison et par la désintox. Elle est magnifique, cette vie, à raconter. Elles sont loin, les histoires de princesses qu'on raconte aux gosses pour s'endormir.
Sa réaction quand je parle des musiques qui passent dans mon bar m'arrache un rire du fond du coeur. Enfin quelqu'un qui comprend mon désarrois face à du Alpha Blondy, Alborosie et autres Damian Marley. Mais ce qui m'interpelle le plus, c'est qu'elle parle de s'y rendre. Un sourire en coin se dessine au coin de mes lèvres. « Un calvaire. Le Black Dog, près du campus. Je sais pas si tu connais. Si tu viens au comptoir, je t'offrirai un verre. » proposais-je avec un sourire charmeur. Elle a un truc. Ca se sent que c'est pas le genre de fille que tu peux avoir en un claquement de doigts. Loin d'être docile, peut-être même trop sauvage pour se laisser approcher. Je la regarde de dos et j'admire sa plastique, sa démarche. Frénésie dans un corps fragile.

Je ne pensais pas la surprendre autant en m'approchant d'elle, mais finalement, elle le prenait bien. Elle a du voir que je n'étais pas un stalker du genre Joe dans You. Quand elle me propose d'écouter son groupe fétiche, j'esquisse un sourire. « Cool, avec plaisir. Fais moi découvrir ton univers, peut-être que ça va me convenir aussi. » J'étais intriguée, par elle mais aussi par ce qu'elle écoute, comment elle a connu toutes ces choses. Je regardais autour de moi, autour de nous et voyant qu'il n'y avait personne dans la boutique, je proposais à tout hasard cette phrase. « Tu crois que t'as le temps de faire une pause clope ? » demandais-je, sortant de nulle part.

J'avais beau ne pas connaître cette fille, ne rien connaître de sa vie, je me sentais stupide d'avoir évoqué le sujet. C'est pourtant compliqué de me faire culpabiliser de la sorte, parce que je suis loin d'être une personne empathique envers les sentiments des autres personnes. Aucun tact, aucun filtre, ça sort et souvent, ça dépote. Je n'ai pas dérogé à la règle. « Certes, mais j'ai quand même foutu les pieds dans le plat, c'est une question d'habitude. » dis-je en riant doucement, pour apaiser un peu l'ambiance gênante qui remplissait doucement les locaux. Je n'ai pas matière à dire plus de choses sur le sujet, parce que j'ai la chance d'avoir tous mes proches encore en vie, même s'ils sont loin de Boston.

J'ose à peine imaginer ce que ses oreilles doivent subir des soirées entières pour un salaire de misère. A sa place, j'aurai certainement rendu mon tablier de barmaid, explosé la sono et quitté les lieux, en mode bad bitch, au ralenti comme dans les films. Et j'ai bien l'impression que la demoiselle aux yeux verts tente une approche plus séductrice, avec sa proposition de m'offrir un verre. Un léger rire s'échappe d'entre mes lèvres. « J'passerai boire un coup un d'ces jours alors. J'aime quand y'a beaucoup d'alcool dans mon verre, si ça t'intéresse. » J'ai envie de jouer, de souffler le chaud et le froid, de semer la pagaille dans son esprit, qu'elle se demande si elle a un pouvoir de séduction ou non. C'est pas le genre de chose qui me touche, je suis pas le genre de filles qui saute de joie quand une nana s'intéresse à moi, je suis stoïque et ça m'a souvent fait défaut. J'ouvre la faille pour qu'elle se faufile dans ma vie et je la ferme aussi vite.

Le disque d'In This Moment « Blood at the orpheum » entre dans l'ordinateur, en sélection aléatoire, commençant par mon petit favori, Whore. « Tu sais, mon univers ne convient pas à beaucoup de monde, et j'suis pas sûre que tu en sois adepte sur tous les points. » avouais-je avec un léger sourire amusé au bord des lèvres. Ceci dit, j'étais intriguée par sa question qui sortait vraiment de nulle part. Regardant autour, j'esquissais finalement un sourire. « J'peux me le permettre, ouais. » dis-je finalement, avant de filer dans l'arrière salle pour récupérer mon paquet et mon briquet, avant de revenir dans l'antre de la musique, pousser le son plus fort avant de l'inviter à se rendre à l'extérieur.

Portant mon tube de nicotine à mes lèvres, je lui tends le paquet pour lui offrir un bâton de cancer. « Alors, Anna du Black Dog, c'est un job étudiant ou c'est pour survivre dans ce monde impitoyable ? » demandais-je, ne sachant pas vraiment quoi dire.