(morgan) living dead

« Non mais regarde-ça, Traycee, il est complètement cinglé celui-là. Tu m’étonnes que des gars dans son genre font la une des faits divers tous les quatre matins. » Une voix beaucoup trop aigüe pour s’avérer plaisante s’élève non loin de moi. Cette jeune femme, elle ne s’adresse pas à moi. Non, elle s’indigne en continuant son chemin, sa meilleure amie l’écoute tout juste, les yeux rivés sur son téléphone. Ah oui, mais comprenez-là, un gars vient tout juste de la follow sur Instagram, le stalker c’est nettement plus intéressant que de lever les yeux pour apercevoir… Pour apercevoir quoi d’ailleurs ? Parce que je suis là, à jouer la fouine, l’oreille attirée par les propos d’une meuf que je ne connais pas et à m’agacer du comportement ultra-connecté de sa pote mais… Mais je ne fais pas mieux. Fort d’un tel constat, mon corps prends le dessus et ma tête se redresse, mes yeux attirés par le toit non loin de moi. Là, ce même toit qu’escalade un inconnu que je distingue à peine. Le soleil se couche depuis plusieurs minutes maintenant et laissera bientôt place à la nuit. Là, à un doigt de la pénombre, il flirte avec un danger qui pourrait lui coûter la vie. Plus rien n’a d’intérêt autour, pas même les deux filles qui me bousculent en passant près de moi… Pas même cette sensation semi-consciente qui nait lorsque mes pieds se mettent à avancer tout seul, sans m’en demander l’autorisation. Ce n’est qu’arrivé près d’un immeuble un peu plus loin, immeuble en bas duquel s’arrête ce garçon, que je reprends mes esprits. « Pas peur de glisser avec une telle humidité ? » Je n’y connais pas grand-chose au Parkour, mais j’imagine que c’est comme tout exercice d’équilibrisme… Un climat sec te simplifie sacrément la tâche. Le pire dans tout cela ? Je ne l’ai même pas reconnu… Pas encore.

Je n’y peux rien, je ne peux pas m’en empêcher. Mon regard est pleinement captivé par ce garçon qui saute de toit en toit, qui met son corps en danger à chaque bondissement et qui retombe toujours sur ses pattes. Il me fascine, là, au loin, tout juste éclairé par les vestiges d’un soleil sur le point de disparaitre. Il attise une curiosité maladive, un désir innocent – pour une fois – parce qu’il me donne envie de le voir à l’œuvre de plus près. Timide, je suis loin de l’être. L’idée de le déranger, de l’interrompre ou même de m’attirer ses foudres ne m’efflore pas une seule seconde. Peut-être parce que j’ignore ce que cela fait d’être gêné, embrassé… Le rougissement, très peu pour moi. J’ai une confiance d’aplomb, une capacité à la remise en question qui empêche ce genre de petits accidents. Les gens qui rougissent sont pourtant diablement mignons, vous ne trouvez pas ? Il n’y a rien de tel pour me donner envie d’être encore plus incisif, de voir jusqu’où il me faudra les pousser dans leurs retranchements pour obtenir une réaction radicalement opposée à la timidité. Le jeu en vaut souvent la chandelle. Loin de toutes ces préoccupations, je l’interpelle sans aucune finesse. Si on m’avait dit que l’humidité me servirait de prétexte pour aborder un mec… Il répond, suffisamment ouvert pour laisser une petite brèche dans laquelle je compte bien m’engouffrer. « Ce serait manquer de respect à tous les sportifs qui pratiquent le parkour si j’affirmais en faire… Je dirais plutôt que… J’aime ne pas avoir les pieds sur terre… » Quelques secondes suffisent, cette sensation de flotter dans le vide, l’adrénaline qui nait naturellement de cette posture… La force physique, je la possède, mes bras sont solides, bétonnés… Je manque juste de fluidité et de folie, celle qui te pousse à effectuer le moindre petit mouvement au départ, celle qui t’assure d’encaisser les gamelles sans aucun traumatisme. Il approche et son visage retient toute mon attention. « Eh… On se connait, non ? J’tai déjà vu quelque part… » Mais où ?

Me la jouer yamakasi, j’aimerais savoir y faire. Clairement. A défaut, je prends plaisir à observer les autres se charger de le faire à ma place. Impossible n’étant pas Efrain, je sais que tôt ou tard j’y arriverais. La pratique m’est nécessaire, l’entrainement vital et certains détails spécifiques restent à découvrir pour parvenir à atteindre une telle assurance. Dans une telle situation, le moindre faux pas t’es fatal. Ton pied est calé sur une structure branlante, chute assurée. Quand t’es à dix centimètres du sol, rien de bien effrayant… Quand tu squattes le sommet d’un immeuble, cette gamelle amorce un atterrissage forcé côté cimetière. Aussi adepte du Carpe Diem puis-je l’être, je n’aspire pas à mourir dans d’atroces souffrances, encore moins aussi jeune. Les planches en bois attendront, la grande Faucheuse aussi, elle aura bien assez vite fait de m’emporter lorsque mon heure sera arrivée. En attendant, technique ou pas… Force est de constater que monsieur est bien plus habile que moi. « C’est comme ça que t’en es arrivé là, en apprenant ? » La réponse parait hyper logique, une réponse stupide à une question encore plus con, mais j’aimerais vous rappeler que certains talents sont parfois innés. Son visage me parle, pas de suffisamment près pour que je puisse mettre un prénom dessus, mais ses traits me sont vraiment familiers. Une gueule comme la sienne, on ne l’oublie pas, je puis vous l’assurer. Il est d’accord avec moi, partage mon impression et se présente. Morgan Jones… Jones, Jones, Jones… Pourquoi ce nom de famille m’est-il familier ? Je fronce les sourcils, perplexe. « Efrain… Delarosa ! » Peut-être qu’il sera meilleur à ce petit jeu que moi. Pas bien difficile à ce stade. « T’as un accent qui sort de l’ordinaire. T’es pas américain de base, j’me trompe ? »

Bon, okay, je n’ai jamais prétendu être une tête. Encore moins atteindre les sommets en matière d’intelligence mais là… Là, ma question ne pourrait pas être plus stupide qu’elle ne l’est déjà. J’ai très envie de me frapper la tête contre les murs, je l’autoriserai presque à me répondre avec le plus grand des sarcasmes pour me ramener à la réalité. « Excuse la stupidité de ma question, il est évident qu’un tel niveau s’acquiert à travers un long processus d’apprentissage. » Le genre de trucs qui te pousse à escalader une petite pierre, puis une branche, puis un petit arbuste, puis trois ou quatre marches d’escaliers, un trottoir… Une succession d’éléments légèrement plus grands l’un par rapport à l’autre et qui finissent par te mener là où monsieur en est présentement. Il n’a probablement pas terminé son apprentissage, il doit toujours régulièrement se définir des objectifs à atteindre et pourtant… Pourtant j’admire sa capacité à être aussi libre dans les airs, dépendant de rien ni de personne si ce n’est de ses propres pieds. « Tu n’as jamais pris de grosses gamelles ? Le genre de chute qui t’offre un ticket directement aux urgences ? » Tous les mecs qui font du Parkour ont (ou finiront) déjà terminé un entrainement à l’hôpital avec des côtes fêlées, une jambe cassée, un bras à remettre en place… Le genre de petits trucs qui embêtent bien et t’empêchent de remettre le pied à l’étrier pendant un temps. Ce mec, je le connais. Je ne dis pas cela parce qu’il est très mignon, même si… Ouais, il est vraiment à mon goût. Non, son visage ne m’est réellement pas inconnu même si je ne parviens pas à le replacer avec exactitude. « Oh mais oui, ça y est ! » Je frappe dans mes mains, plus satisfait que jamais d’avoir résolu ce mystère. « Pays-de-Galle, t’as pas participé à un reportage à l’époque de Pride ? » J’suis quasiment sûr que c’est là-bas que je l’ai rencontré. Ce film a marqué un tournant dans ma propre construction, c’est par le biais de ce film que je me suis rendu compte qu’un gros combat demeurait à mener pour que les homosexuels soient considérés normalement, sans discrimination. Ma mère m’a transmis son goût très prononcé pour la défense de ceux que personne d’autre ne veut aider. « Pourquoi chercher à t’excuser ? Ton accent est plutôt… Charmant ! » Appelons un chat, un chat. J’suis pas du genre à y aller par quatre chemins quand j’ai quelque chose à dire. Il se réjouit de recroiser des visages familiers, nous sommes deux dans cette situation qui m’inspire la plus grande satisfaction. « T’as grandi… T’avais quel âge à l’époque… 13-14 ans ? Tu fais quoi dans le coin ? T’étudies à Harvard ? » Tant de questions, il faudrait peut-être que je ralentisse un peu. « J’suis en médecine… J’ai pris un peu de retard, deux années sabbatiques consacrées à l’humanitaire obligent, mais je vais attaquer mon internat en chirurgie d’ici peu ! »

Enfoncer des portes ouvertes, ce pourrait être une passion dans la vie si je n’étais pas le premier à m’agacer de ce comportement. Il me faudrait parfois prendre quelques minutes pour bien réfléchir à la teneur de mes propos avant d’ouvrir la bouche. Ouais, sauf que cela demande d’être hyper posé, chose que je ne suis certainement pas. Oh que non, je suis beaucoup trop impulsif comme mec et mes mots en constituent toujours la preuve la plus explicite. Il ne réagit pas trop mal cela dit, c’est rassurant. Je suis déjà ailleurs de toute manière, hyperactif jusque dans les discussions que je mène. Il est mignon, à essayer de trouver du sens à mes propos, à vouloir les défendre en expliquant que certains n’apprennent pas et se défoncent la gueule à la première tentative de saut. Il a raison, des individus qui pensent naïvement parvenir à faire comme sur les vidéos Youtube sans pratique préalable, il y en a des dizaines et des dizaines… Les gamelles qu’ils prennent alimentent souvent une autre catégorie sur Youtube : les bêtisiers. « T’as appris aux côtés d’un pro ? Avec de petites vidéos ? En autodidacte ? » Je suis curieux, parce que tu dois forcément avoir un petit secret quand tu es déjà à un tel niveau. Il ne peut pas en être autrement. Il se confie sur quelques-uns de ses échecs, certains s’étant avérés plus graves que d’autre. Il a donc terminé plusieurs fois à l’hôpital… Rassurant… Il est humain, comme vous et moi. « Très intéressant, au contraire. Ça a le mérite de prouver que tu n’es pas une machine… Ou un Dieu… Ou que sais-je d’autre ! » Résolution de mon interrogation du moment. Ce petit gars, je l’ai rencontré en suivant ma mère sur une enquête menée après la sortie de Pride. Les habitants du Pays de Galle nous ont très bien accueilli, même les voix contre l’homosexualité se sont élevées de manière respectueuse. Je me souviens de lui, on avait interrogé sa mère et, en off, je m’étais permis de le questionner lui aussi. Il a bien grandi… Bien changé aussi. « Ah ouais, t’as fait ton petit bonhomme de chemin. Tu deviendras bientôt l’un des collègues de ma mère alors ! » Je lui tape sur l’épaule, ravi de retrouver ce « fantôme du passé ». « T’as eu raison de venir étudier à Harvard, ça ouvre des portes… Tu n’as pas idée du nombre de gens qui considèrent ton CV juste parce que tu as étudié ici. » Tant mieux pour nous, on s’en sortira plus facilement que les autres. Il m’inonde à son tour de questions auxquelles je m’apprête à répondre lorsqu’il m’interrompt pour s’excuser. « Pourquoi t’excuser ? C’est naturel, et puis entre toi et moi… C’est un grand plus de s’intéresser aux autres. » Je termine sur un clin d’œil qui épouse mes propos. « J’ai passé deux années en Russie à lutter en faveur des droits homosexuels. J’étais membre d’une association qui recueillait les adolescents mis à la porte et victimes de discrimination pour leur orientation sexuelle. » La Russie, pas le meilleur pays du point de vue des Droits de l’Homme, c’est le moins qu’on puisse dire. « J’y retournerai probablement bientôt, il y a encore tellement à faire. » Il est tard, la température est relativement fraiche… Ce serait dommage d’attraper un rhume alors je propose, en confiance. « Je n’habite pas très loin d’ici, tu veux venir prendre une bière ? Ou un café ? »

HS : ma réponse est très mauvaise, je me rattrape à la prochaine, promis.