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3 septembre 2018
"C’est à moi d’faire un truc comme ça, normalement. C’est moi qui vient d’apprendre que je suis.. le supposé père de Jane, ok ?" Je peux pas m'empêcher de glousser à ses remarques alors que j'ai la bouche encore pleine de la barre de céréales qu'il m'a filée. C'est qu'il a de l'humour. Et le sucre me revigore. "J'ai une petite santé." J'arbore un petit sourire en coin. J'ai toujours été une gamine toute menue, toute chétive, toujours malade, pas sportive pour un sou. "Mais Jane est robuste, elle a eu la varicelle toute bébé, quelques rhumes et plus rien depuis." Je le rassure comme je peux : Callum, t'es pas tombé sur la pire mioche qui existe, tu verras, elle est toute douce, curieuse, pas capricieuse. Ta fille, tu vas l'adorer. Jane dort toujours, sa joue contre ma poitrine, sa petite tête qui se soulève à chacune de mes inspirations. Un silence s'installe, je remarque Callum qui ne la lâche plus des yeux. Il sait. Il sait que ce qu'il vit, là, maintenant, c'est la réunion avec son enfant. Je m'attends à de l'émotion, peut-être quelques larmes de sa part, un truc mignon, qu'il demande à la prendre dans ses bras. "J’ai un frère jumeau !" Décidément, j'ai regardé trop de comédies à l'eau de rose. Fidèle à lui-même donc, on repart sur de l'humour. Adieu les larmes et l'émotion. Mais cette fois, je ne ris pas, pas de gloussements, rien. Je le fixe d'un air grave. Je le vois qui balaie sa remarque d'un geste de la main et puis son regard quitte Jane qui dort pour se poser sur moi. "Qu’est-ce que t’attends d’moi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi.. pourquoi ? J’veux dire.. j’ai ma vie, j’ai quelqu’un dans ma vie, j’ai mon boulot, mes études… j’ai pas l’temps d’être papa." Qu'est-ce que je peux répondre à ça ? Il a raison, je peux rien exiger de lui. Je devrais pas avoir le droit de débarquer dans sa vie, deux ans après une ridicule histoire sans lendemain. Tout ça, je le sais. Je le sais mais si je suis venue vers lui, c'est parce que malgré tout, je suis égoïste Callum. Tellement égoïste. Ma vie s'emballe, je veux pas faire de sacrifice, pas maintenant que j'ai chassé tous ceux qui m'ont tourmenté et qui m'ont fait du mal pendant longtemps, pas maintenant que je m'autorise seulement à voir les choses en grand. Alors je viens vers lui. Est-ce que j'ai le droit de débarquer dans sa vie ? Je sais pas. Mais je sais ce que je risque si je ne le fais pas. Alors j'inspire, lentement, soutenant toujours plus difficilement son regard alors que la culpabilité qui resurgit progressivement me tord les boyaux. C'est le moment, il faut que je vide mon sac. "J'ai besoin de toi. J'ai besoin de toi, c'est pour ça. En décidant de la garder, je m'étais jurée que j'assumerai toujours ma décision seule. A l'époque, j'avais peur de rien." Je souris, en me revoyant, le test de grossesse positif à la main, la bouche ouverte comme une carpe, le regard hagard et mon sourire s'élargit encore alors que je me souviens de cette poussée d'adrénaline qui m'avait envahie, qui avait poussé chaque infime recoin de mon corps à désirer cet enfant, à le désirer de la façon la plus absolue. "Et bien sûr, je regretterai jamais ce choix, je suis incapable de le regretter. C'est la plus belle chose qui me soit arrivée." Gnangnan ? Absolument. Et pourtant, ces mots hurlent de vérité. Jamais ma vie n'a été aussi pleine de sens que depuis que je suis la maman de la fille la plus extraordinaire du monde. "Le jour où elle est arrivée, c'était absolument terrifiant. Tu as toujours l'impression que ta vie est absolument compliquée, tu as du mal à la gérer et là, tu dois t'occuper d'une autre vie que la tienne. Ça file un bon coup de flippe. Tu sens que tu seras jamais à la hauteur. Ouais, j'ai jamais eu aussi peur de ma vie que le jour où elle est née. Et pourtant c'est tellement, tellement heureux que cette terreur est secondaire. Le bonheur engloutit tout." Je souris encore alors que des larmes perlent au coin de mes yeux. Au corps fragile, on ajoute bien sûr l'hyper-émotivité. J'espère que j'arriverai au bout de mon speech sur les joies et les revers de la maternité sans être interrompue par des larmes en cascade. Ma vision se brouille légèrement mais mes joues restent sèches. "Mais voilà, tout s'additionne. Débarquée de ma petite école merdique du fin fond de la Louisiane, j'arrive sur les bancs d'Harvard. Je me lance dans la musique. J'ai du mal à gérer mais en même temps, je veux plus pour nous, tu comprends ? Plus que ce que j'aurais espéré pour moi-même, maintenant qu'elle est là, c'est différent, je veux qu'elle ait une vie rêvée, que les autres gamins de son âge l'envient. Mais je galère. Je galère à joindre les deux bouts, j'ai un salaire de misère, ma mère peut pas grand chose pour nous." Tout est confus. Tout semble s'emmêler. Mes ambitions pour Jane, mes galères, et puis cette solitude. Merde, je me sens seule. Quand elle a fait ses premiers pas, j'étais seule. Quand elle est allée sur le pot, j'étais seule. Je veux quelqu'un qui sourit avec moi alors qu'elle grandit, je veux quelqu'un avec qui je pourrai un jour me souvenir de ses premiers mots, de ses premiers amis, de ses premiers amours. "J'ai besoin de quelqu'un, quelqu'un de bien pour elle. Et, c'est toi son père, alors, j'ai pensé que... Que ce quelqu'un ça pourrait être toi..." J'essuie mes yeux humides du revers de ma manche. "Je peux rien exiger de toi, tu es libre de l'oublier, de m'oublier, de poursuivre ta vie comme tu l'imaginais, mais... Je sais que je suis atrocement égoïste de te demander ça : s'il-te-plaît, ne... ne le fais pas." Je reniffle, essuie encore rapidement le coin de mes yeux. Je dois faire peur à voir. Je respire profondément, tentant de gérer mes émotions du mieux que je peux. "Tu... Tu veux la prendre dans tes bras ?" Mes yeux rouges et gonflés se posent sur lui alors que je tente de lui sourire. Je joue sûrement mes dernières cartes. S'il refuse de la prendre, je reposerai Jane dans sa poussette, je le saluerai et je m'en irai. Je m'en irai, je le recroiserai en souriant dans les couloirs mais je fais le serment que je n'interférerai plus jamais dans sa vie. Je m'en irai, emportant Jane avec moi.
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