– Chapter I : Skyfall. « This is the end, hold your breath and count to ten. »
Réveille-toi. Boum. Toi et moi, ça a commencé comme ça. Quelque chose d’inéluctable, un tournant du destin. Peu importe nos décisions, nos actes manqués, c'était écrit ainsi. Sans savoir avec quelle facilité tout glisserait d’entre nos mains, nous nous sommes lancés à corps perdus dans une aventure trop longue.
Je le fixe, les yeux ébaillis, parce que je sais qu'il va encore trouver une pièce derrière mon oreille. Je ne sais pas comment il fait. Chaque dimanche matin, je monte sur un tabouret pour atteindre le miroir de la salle de bain et vérifier : il n'y a aucune pièce. Et pourtant, dès qu'il s'abaisse pour m'embrasser le front, elle est là. Il glisse sa main dans ma tignasse, le regard étonné et l'attrape. «
Papi, c'est normal d'avoir des pièces derrière les oreille ? » Il se met à rire, j’ai encore trop d’innocence dans mes paroles. Son visage se plisse encore plus qu'il ne l'est déjà. Sa voix est tellement fatiguée qu'il manque de s'étouffer dès qu'il s'enthousiasme un peu trop. Toutes les personnes âgées sont comme ça. Elles ont les cheveux blancs, et maman dit qu'un jour, moi aussi je deviendrai comme ça. Mais c'est faux. Je sais très bien que je suis né enfant, comme elle est née maman. Avant moi, le monde n’existait pas, c'était un trou noir. Un de ceux qui absorbe toutes les lumières de l'univers, mais qui reste aussi sombre que le vide. Un peu comme nous. Je commence à bouder dans mon coin parce que, le sourire contagieux, ils ont tous commencé à se moquer de moi. «
Silly Finn ! » Papi, c’est le seul que j’aime, il m’a dit qu’il serait là pour moi toute la vie. Il ne se préoccupe pas de savoir si je suis stupide, même si j’ai sept ans et que je n’arrive toujours pas à lire les ingrédients sur les paquets de céréales. Il n’a jamais fait de grandes études, Maman m’a raconté qu’il gagnait sa vie avec des tours de magie dans un cirque de Dublin. Et qu'il y a rencontré la femme de sa vie. Les autres quittent finalement la chambre pour me laisser seul avec le vieil homme, sur un geste de ce dernier. Il m’agrippe par l’épaule, me tire vers lui avec une poigne qui s'affaiblie et soupire alors que je peux sentir cette odeur antiseptique autour de moi. Sur la table de chevet, il y a cette photo en noir et blanc, deux visages souriants imprimés sur le papier, que tant bien que mal, il tente de me pointer du doigt. «
R-J., tu vois là ? C’est ta grand-mère. » Ses yeux s’embuent alors qu’il resserre notre étreinte au point de m’écraser. Je grimace, parce qu’il m’étouffe mais rien n’y fait. «
Ca fait sept ans qu’elle m’attend là-haut et bientôt, j’irai la rejoindre. » Je ne sais pas où c’est là-haut, je n’y suis jamais allé. Une fois, j’ai pris l’avion pour aller voir papi James à Paris, mais je n’ai pas vu grand-mère dans le ciel. Alors, peut-être que c’est un mensonge ou peut-être que là-haut, c'est grand.. Il m’a embrassé le haut du crâne encore une fois, et sur le coup, je n’ai pas compris. Dix ans plus tard, je t’ai croisé. Je t’ai vu, mon cœur s’est accéléré, et je me suis demandé si toi aussi, un jour tu voudras m’attendre. C’était mon plan pour toi et moi. Grandir ensemble, on s’imaginait vivre vieux, invincibles et seuls contre tous.
– Chapter II : Pieces of What. « When the world has turned paralyzed and wrong. »
Tu t’es pris une balle dans la poitrine et puis plus rien. Le silence complet, le souffle coupé. Les oreilles qui sifflent et un bruit sourd, constamment. Le temps s’est arrêté quelques secondes, tout devient sombre. Un écran noir et tu réalises que tu ne verras plus ta famille, tes amis, ton chien. «
You’ve been killed by aSoftKitten. »
Game over. Les mots apparaissent sur la télévision, et la partie se termine là. La manette vole au travers de la pièce avant de heurter le mur d’en face. Je me retourne vers lui, il ricane, plié en deux sur son canapé et fier de sa blague. «
Jake pourquoi t’as fait ça ?! On est du même côté, bro ! » Je n’ai même plus envie de jouer. J’éteins la console, vexé. Sérieusement, il bousille mon score, dans ma propre équipe, avec un pseudo aussi stupide. Jake est un con. Mais c’est mon con. Quinze ans que je le supporte, je crois que je l’ai rencontré parce que sa mère fréquente la même synagogue que la mienne. Nous sommes inséparables, un putain de monstre à deux têtes. Et si tu m'avais dit, ce jour-là, qu'un jour on serait tombé si bas, tu vois je ne t'aurais pas cru. «
De toute façon, fallait quitter la partie ou on s'ra en retard. » Il a raison. Comme d'habitude. J'attrape mes affaires rapidement, et je l'ai suivi jusqu'au lycée.
On ne pouvait pas prévoir ce qu'il arriverait. C'est l'ordre des choses, la fatalité. Salle 142, cours de mathématiques du lundi après midi. La porte s’est ouverte, et elle est apparue. Toi. Cette fille qui allait rester piégée dans mon esprit jusqu’à la fin. Son sac sur le dos, l’air perdu mais une lueur de défi dans ses yeux. Un sourire en coin, un regard plein de condescendance, elle salue le reste l’assemblée avant de s’assoir au fond de la classe, seule. Je suis resté un moment supplémentaire absorbé par son image avant d’être ramené à la réalité par un coup de coude de Jake. «
Mec, t’as vu cette fille ? » Bien sûr que je l’ai vu. C’est la première fois que nous la rencontrions, sans se douter une seconde de l'avenir. J'y ai pensé, longuement, et l’heure suivante a défilé trop lentement. Et puis la fin de la journée est arrivée. Nous avons pensées à elle encore une fois, et encore une autre, comme si elle avait réussi à semer dans nos esprits une addiction compulsive. Je n'arrive plus à me souvenir comment j'ai vécu sans connaître cette fille. Depuis mes plus profonds souvenirs, elle est ancrée comme une tumeur sur mon myocarde. Je la déteste, parce qu’elle est un de ces héros de la liberté qui ne craignent rien. L’objet de mes pensées : elle, qui vogue sur les chemins de l’impunité. Je la déteste, parce qu’elle me consume de l’intérieur. Elle se consume. Comme une cigarette, comme une maladie qui vous dévore dans l’intimité. Elle est cette drogue que l’on savoure une fois et qui laisse son empreinte en vous. Elle est addictive, et elle s’éloigne à l’autre bout de l’espace dès que vous osez l'approcher, farouche animal.
J'y ai pensé toute la nuit, sans m'arrêter. Vingt-quatre heures ont passé, Jake me bouscule pour obtenir une réaction de ma part, moi encore obnubilé par cette fille. Elle est là, assise sur le rebord de la barrière, une clope entre les doigts qui se consume lentement. Il m’attrape par le bras et me traine jusqu’à elle. «
Moi c’est Jake, et lui c’est Finn, il ne sait même pas lire. » Je lui lance mon regard le plus noir, et un
ta gueule jake s’échappe tout seul. Elle me dévisage de la tête au pied, un sourcil froncé et en inspirant sa fumée, elle nous découvre sa voix. «
Tes parents t’ont bercé trop près du mur ? » Et puis, elle rit à gorge déployée. Je reste figé là, les joues qui s’empourprent à cause de sa réflexion. Les deux commencent à discuter entre eux, Jake la charme impunément, alors que moi je reste bloqué sur sa remarque. Merde. J’ai dix-sept ans, et j’me tape la honte face à cette fille. J’ai dix-sept ans, et je bute encore sur les mots. Putain de dyslexie. Je bosse trois heures par jour, et je reste stupide. Et putain j'essaye. Puis sans crier gare, elle se lève et nous signe de la suivre. Toujours silencieuse, Jake me raconte ce qu'il a appris d'elle pendant leur courte entrevue. Elle est américaine. Ses parents habitent à Cambridge, dans le Massachusetts, son père est PDG d’une multinationale, et elle est venue visiter l’Irlande pour une année scolaire.
En quelques minutes de marche, nous sommes arrivés devant la porte de son appartement. Elle s'est appretée à nous ouvrir sa porte alors que Jake m'a pris à l'écart. Il m'attrape par les épaules et me regarde droit dans les yeux. «
Finn. Cette fille, elle me plait, elle te plait. Mais on ne la laissera pas nous séparer. »
Bros before hoes. Notre serment. Jake et moi s’étions promis qu’aucun d’entre nous deux ne tenterait quelque chose avec elle.
– Chapter III : Run Boy Run. « Tomorrow is another day and you won’t have to hide away. »
«
Jake, tu sors avec ma sœur. J’ai pas envie de connaitre les détails. » Je bouche mes oreilles alors qu'il continue d'expliquer le but de sa soirée ma frangine. Ils sortent ensemble depuis quelques mois et j'ai l'impression d'avoir sous mes yeux un festival de sentiments dégoulinants. Je n'aurais jamais imaginé qu'à vingt ans, Jake serait devenu mielleux à propos d'une fille. Mais c'est tant mieux. Je n'ai aucune envie qu'il abime ma petite sœur. Alors que moi, mes yeux toujours rivés sur cette fille malgré le temps qui passe. Ça fait trois ans qu’elle affirme qu’elle repartira à Cambridge à la fin de l’année, sans jamais passer à l'acte. Au final, elle a passé toute sa scolarité lycéenne ici, à mon grand dam. Un millier de jours écoulés à ses côtés, sans jamais ne pouvoir l'atteindre. Et puis elle revient de sa cuisine, une bouteille de whiskey à la main. «
T’avais promis de rester avec nous ce soir, Jake. » Malgré ça, il enfile sa veste pour déguerpir aussi vite que possible. Il passe sa main pour ébouriffer mes cheveux alors que moi, je grimace. «
Tu comprendras quand tu s'ra plus grand, Finn. » Je déteste quand il fait ça. Nous avons le même âge mais il me prend pour un gamin et qu'il trouve cette excuse suffisante pour me laisser à mon sort. Il enfile ses affaires sur le dos, la prend dans ses mains et l'embrasse sur la joue en guise d'au revoir et finalement disparait derrière la porte d'entrée. Ces deux-là ont toujours été beaucoup trop proches. S'il n'y avait pas ma sœur, je crois que Jake aurait brisé notre promesse depuis longtemps. Alors vexé, je me serre un premier verre de whiskey que j'englouti seul dans mon coin. Jake est parti, il ne reste plus que nous deux, seuls dans son appartement avec pour unique compagnie une bouteille de whiskey. Un autre verre, deux verres, six verres et j'ai arrêté de compter.
Elle est là, allongée contre le pied du lit et moi assis contre la rambarde de la fenêtre de sa chambre. Du deuxième étage, je peux observer ses deux voisines qui se disputent sur pas de la porte. Leurs cris résonnent entre les murs et leurs voix portent jusqu’à nos oreilles les insultent qu’elles profèrent inlassablement. «
Putain, mes voisines sont super vulgaires. » Je me retourne pour la dévisager. Je profite de sa présence, je sens au fond de moi qu'elle va bientôt nous laisser, Jake et moi. Je ne voulais pas qu'il parte, je voulais passer l'une de nos dernières soirées encore tous les trois liés.
Elle est là, allongée sous la couette de mon lit, et elle porte mon vieux sweat que j'ai retiré pour prendre l'air. «
C’est l’hôpital qui se fout de la charité. », Elle me répond, alors que je tire une dernière fois à bout de souffle sur ma cigarette avant de l’écraser contre le bord du cendrier. Une mauvaise habitude que j’ai prise, fumer, depuis que je l’ai rencontrée. «
Merde, ferme la fenêtre, on se pèle le cul, ici ! » Dehors, la lune a été engloutie par les nuages, et la pluie ne devrait pas tarder. Nous sommes en plein hiver, la température extérieure doit avoisiner les trois degrés Celsius, mais j’ai toujours aimé la sensation du vent frais contre mon visage. Elle m’attaque à coup de projectiles trouvés sur sa table de nuit pour attirer mon attention et enfin je verrouille l’entrée d’air.
Je la fixe encore une fois, elle a les joues qui rougissent à cause du froid, probablement et moi j’ai ce sourire niais à cause de l'alcool. Elle tapote la place vide à côté d’elle pour me réclamer de venir et je m’exécute sur le champ. Je me glisse sous les draps pour la rejoindre, ses pieds nus me glacent la peau et elle dépose sa tête contre mon épaule. Elle commence à jouer avec l’une de mes mèches de cheveux et moi, je suis aux anges. C’est ma meilleure amie, enfin je crois. «
R-J., pourquoi il ne s’est jamais rien passé entre nous ? » Je rougi et détourne le regard. Elle attrape mon visage entre deux, et je me retrouve face à sa bouche. Sa bouche, parfaitement dessinée. Elle se mord la lèvre, qui devient écarlate sous la pression sanguine, je plonge mon regard dans le sien. Elle a ses yeux, profonds, dans lesquels je pourrais me perdre. C’est un labyrinthe et je suis en train de m’effondrer. Je cède, avec un pincement au cœur. Je sais que je ne devrais pas, mais j’en ai envie. Et je l’embrasse. Je capture un de ses souffles entre mes lèvres alors qu’elle m’attire contre son corps. Je sens sa chaleur, contraste opposable à la froideur de la pièce, et j’arrête de résister. Je lui retire mon sweat qu’elle porte pour le jeter avec nonchalance au pied du lit, je la sens dessiner les formes de mon visage du bout des doigts. Elle est là, le corps nu contre le mien, et j’embrasse le creux de son cou.
Et puis deux heures plus tard, il y a eu un déclic dans sa tête. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, pourquoi nous avons fait ça. Nous n'aurions pas du. Elle s'est extirpée du lit à toute vitesse, sans prononcer mot, pour se précipiter dans la salle de bain. J'ai toqué à la porte. «
Ça va ? » Elle n'a rien répondu et a rouvert la porte paniquée. «
R-J., j'suis désolée, j'dois partir. » Je l'ai regardé, dépité, sans savoir ce qu'il se passait. Enfin, bien sûr que non, je le savais. Bien sûr que nous nous étions tous promis que ce moment précis ne devrait jamais arriver. Que nous ne devions jamais franchir le pas, de peur des conséquences. A cet instant, je n'ai pas su comment réagir, aussi fautive qu'elle. Je lui ai dit «
Ok. » et je l'ai laissée partir.
Ok. Elle a sauté dans sa voiture et je n'ai même pas essayé de la rattraper, persuadé que c'était perdu d'avance. Je l'ai laissée partir, je ne l'ai pas retenu. Je ne lui ai pas dit
ne prend pas ta voiture, t'es bourrée. Je l'ai laissée partir, parce que je me suis senti coupable. C'était de ma faute. Et je n'aurais jamais dû la laisser partir.
– Chapter IV : Some Nights. « But I still wake up, I still see your ghost. . »
Déjà une heure de retard. Jake et moi sommes plantés au coin de la rue, à attendre désespérément d’apercevoir sa BMW arriver. Je m’impatiente et donne des coups de pied dans la canette devant moi, persuadé que le bruit insupportable l’attirera, ou au moins, me calmera. Je suis stressé. A cause de ce qu’il s’est passé hier soir. Et si elle regrettait au point d’avoir quitté la ville. Et si Jake le découvrait. Je jeté un regard vers lui, beaucoup trop anxieux. «
Hé, Finn, c’est pas la mort si on est en retard. » Je ferme les yeux. Je n’en ai rien à faire d’être en retard.
Jake, j’ai couché avec ta meilleure amie. Notre meilleure amie, et maintenant, elle s’est barrée dans le fin fond des Etats Unis. Jake est un con, mais je le suis encore plus. Je me retourne pour lui faire face, j’ai beau être grand, il me dépasse toujours de quelques centimètres. «
Faut que j’te dise un truc. » J’allais lui avouer. Tout. Et puis, comme coupé par le destin, mon téléphone a sonné. Un numéro inconnu. Je décroche, dubitatif. «
Ouais ? »
Sans le savoir, nous avions atteint le point de non-retour. Nos vies entrelacées, cette nuit-là j’avais rêvé qu’un jour tu te réveilles à mes côtés, main dans la main. Un rêve tellement mielleux que j’en ai des nausées rien que d’y penser. J’ai un arrière-goût âpre dans la bouche, le ventre brouillé, la vision qui se trouble et la tête qui va exploser. Je laisse mon téléphone chuter au sol parce que je n’ai plus assez de force pour le retenir. Jake me prend dans ses bras, il a vu mon visage se décomposer en une fraction de seconde. J’enfoui mon visage contre sa veste, j’essaye de m’agripper à lui parce que j’ai la sensation que si je ne le tiens pas assez fort, il va disparaitre. Je commence à sangloter comme un gamin, je n’arrive même pas à parler. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé, bordel. «
Jake. Elle a eu un accident. » Sa voiture. Je ne lui ai pas dit
ne prend pas ta voiture, t'es bourrée. Je l’ai laissée partir, inconscient. Il me serre d’autant plus fort et pourtant je me sens atrocement seul. «
Elle est dans l’coma, ils la renvoient à Cambridge. » Et je me suis effondré dans ses bras. J’ai oublié tout le reste, le seul souvenir dans ma tête de cette porte qui se ferme. J’ai repensé à ce silence complet, le souffle coupé. Les oreilles qui sifflent et un bruit sourd, constamment. Le temps qui s’arrête quelques secondes, tout devient sombre et je réalise que je ne la verrais plus. Avec quelle facilité sa vie glisse d’entre mes mains. J’aurais dû la rattraper, je n’aurais pas dû la laisser partir.
J’ai continué de grandir. J’ai réalisé des rêves. Ceux de ma mère de voir son fils réussir. J’ai travaillé dur et j’ai surmonté les obstacles. Et malgré ma dyslexie, j’ai obtenu les félicitations du jury, une bourse pour la plus grande université des Etats-Unis. Harvard. Cambridge, pour être au plus près de toi et te le rappeler tous les jours.
Putain, réveille-toi.