FARES ELKAIM ► Gaspard Ulliel

PROLEGOMENES

Gros son. Grande vitesse et gratin de femmes sur la plage arrière. Un joint enduit de salive niché aux coins des lèvres, il faisait crisser les pneus de sa voiture de sport sur les grands axes qui relient Salé, Rabat et Kénitra. Bah, pas de quoi inquiéter les quelques paysans qui promenaient leurs troupeaux sur le bas côté. Ici, les passages éclairs de la jeunesse dorée n’inquiète plus personne puisqu’il est connu que rien ne calme leurs ardeurs, pas même l’omnipotence d’Allah. « Une seule destination, plusieurs routes » C’était leur devise, leur « way of living » pour atteindre le fameux « bonheur », un soit disant profond sentiment de satisfaction qu’ils n’étaient, au fond, pas même parvenus à effleurer du bout de leurs millions de dirhams. Non. Là dessus, il n’était pas différent des autres. Il aimait flirter avec la connerie, faire l’amour au danger. Peut être même plus que les autres d’ailleurs.
En arrière plan, les rires gutturaux de ses amis, les couinements de plaisir à chaque nouveau coup d’accélérateur des quelques américaines et françaises qui leur avaient fait du rentre dedans au Dhow. Il aimait cette puissance, « sa puissance » ou, tout du moins, se devait-il de faire semblant de l’aimer, n’est-ce pas ?
Les yeux injectés de sang, le front peinturluré de sueur, il se surprenait à divaguer. A se raconter ce qu’il ne voulait jamais s’avouer, se figurer l’inimaginable. Cette fois, il ne le savait pas encore, ça lui serait nouveau. Ca lui serait fatal.

« Il était une fois, un jeune garçon, beau, fringant, différent. Un de ceux que les mères voudraient voir au bras de leurs filles, que les plus vénérables de nos aïeuls aspirent encore à avoir pour élève. Il habitait là bas, à l’autre bout du monde, sur une île éloignée de tous et pourtant, si proche de ce que nous connaissons. Il avait tout ce qu’on peut espérer sur cette Terre. Un toit convenable, un père respectable, une mère aimante, deux adorables petites soeurs. Ô ses petites soeurs, que n’aurait-il pas donné pour qu’elles soient encore plus merveilleuses qu’elles ne l’étaient déjà.


Non, il lui manquait quelque chose. La clef voûte de son âme en peine. Le catalyseur de cette joie disparue, ciment de ce tumultueux dédale qu’était sa personnalité. Il le signifiait tous les jours au monde extérieur, à coups de bêtises, de cris, de bagarres et d’animosité envers son prochain. Mais, personne n’écoutait. Personne ? Non, certains l’entendaient mais, ils étaient au moins tout aussi impuissants que lui, voire même plus pauvre encore en épanouissement que sa petite personne. C’était le cas de cette petite soeur, Dana, qu’il aurait voulu libérer de sa médiocre condition.

Tout en lui s’accumulait. Il n’était plus que défiance, insolence et agressivité. Jusqu’au jour où il frôla l’implosion. Manquant d’envoyer à l’hôpital trois de ses petits camarades, il n'en fallut pas davantage pour que son père entre dans une colère noire. Si bien qu’il le chassa loin de tout ce qu’il avait connu jusqu’ici, loin de ses soeurs, loin de ses amis, loin de cette terre qui l’avait vu naître et devenir un petit homme accompli. Lourd de sa culpabilité, il arriva ici, parmi nous, sur la terre de ses ancêtres qui deviendrait bientôt son aire de jeux favorite.
Il y trouva le sérieux nécessaire pour finir ses études mais aussi, de jeunes camarades plus virulents que lui, qui l’entrainèrent dans les méandres de la vie luxuriante que le Maroc a à offrir aux plus chanceux d'entre nous. Pas une drogue dure, pas une fille splendide, pas une aberration ne leur échappait.


En cette narratrice, il aimait s’imaginer son épouse. Sa tendre et chère, qui, d’un air maternel, expliquerait à leur progéniture comment leur père avait enfin trouvé la paix pour mieux s'assagir. Un moment d'introspection rien qu'à lui, tout à lui. Mais, c’était sans compter sur Mourad. « Fares ! Wa Fares » (« Fares ! Oh Fares ! ») lança le pauvre bougre qui cherchait à se défaire de l’emprise de la blonde sulfureuse qui le chevauchait depuis plus d'une demie-heure avec toujours autant d'ardeur. « Sh’nou ?! » (« Quoi ?! ») balança le conducteur agri, non sans son traditionnel air de suffisance. « Atini alsijara ! » (« Donne le joint ! ») ordonna faiblement le freluquet depuis la plage arrière, déjà à moitié assommé par l'alcool. Agacé par la vie, Fares ne put s’empêcher de lui vomir son énervement à la figure. « Tfouh 3lik. » (« Je te crache dessus. ») Ce à quoi le fameux Mourad répondit en frappant avec son magnum de vodka la caboche de Fares. Un tonneau. Deux tonneaux. Le trou noir. Fares et Mourad pour seuls survivants.

ELEMENT PERTURBATEUR

Il avait les cheveux longs, le teint blafard à force de cloper. Mais, il était vivant. Après tout ce qu’il avait enduré, il était fier de se tenir debout, ici, dans la chambre de sa soeur qu’il ne pensait jamais revoir. Sagement, il poireautait. De ses yeux baladeurs, il tomba sur cette petite boite dont il était averti de ce pour quoi elle avait coutume d’être utilisée. La boite lui arracha donc un sourire puis, l’envie curieuse d’aller dénicher son contenu. C’est ainsi qu’il tomba sur une petite lettre jauni de par son âge grandissant. Une petite lettre qui relatait tant de grands moments pour lui. Il renifla l’odeur du passé que le vétuste papier avait si bien su conserver. Puis, il entama.

« Rabat, le 5 février 2010,

Danette,

J’espère que vous allez bien, toi, Nour et maman. En ce qui concerne le padre, j’espère qu’il réfléchit sérieusement à me donner les 100 000 balles que je lui ai demandé. Je sais que t’es de son côté là dessus mais, crois moi, j’ai besoin de ce fric. Et vite. Il y a des choses qui doivent être réglées de toute urgence.
Je ne peux pas t’en dire davantage, pas maintenant mais, si ça peut te rassurer, saches que je tiens à vous plus qu’à tout ce que je possède. Je suis pas matérialiste et je me permettrais jamais de demander une telle somme pour des broutilles. Toi qui me connait mieux que personne, tu ne peux pas m’accuser de cupidité ou de luxure, n’est ce pas ? Si ça venait à être le cas, saches que j’en crèverais de chagrin.

Je suis déjà pas loin de crever les bribes de bonté qui s’éternisent en moi à cause de ce que je supporte au quotidien. Je passe ma vie à trimer, tu sais. Les gens d’ici n’ont rien à voir avec ce que tu connais, surtout ceux de l’école. La majorité ferait tout pour que tu retournes d’où tu viens, pleurer dans les jupons de ta mère. Surtout quand tu parles pas un arabe parfait comme moi. Mais t’inquiète pas, je m’accroche plus fort que ça. Je suis un chacal. Faut me tirer dans la tête puis, tirer sur mon âme pour être sûr que je reste pas où j’ai décidé de mettre les pieds. Mais ça, ils l’ont pas encore compris. Et tu veux que je te dises ? Ils le comprendront jamais. Personne me comprend ici. C’est pas de leur faute, je ne les comprends pas non plus. Mais, on se supportent tous mutuellement donc, ça peut aller.

Accessoirement, je fais des conneries aussi, c’est vrai. Je me venge de ce que je manque durant toutes ces années, que j’aurais pu vivre à vos côtés, en Australie. Donc, je reste une ordure malgré tout ce que Papa espérait. Au fond, je suis la même brute épaisse qui saccage le coeur des filles et broie les mâchoires des plus faibles. Mais, j’ai de bonnes notes. Alors, je crois que ça me retombera jamais dessus comme ça m’a foutu une claque en pleine gueule à Sydney.
Ce qui est bien, c’est que je peux passer plus de temps avec les cousins cousines qui sont sympas à petite dose. Et puis, j’ai quelques potes que je te présenterais bientôt inch’Allah. Ils te plairont pas, je le sais, mais au moins tu comprendras peut être mieux qui je suis en train de devenir.

Tu me manques, petite soeur. Je prie tous les jours pour que tu aies une vie agréable. J’espère que tout ira bien pour toi, quoiqu’il m’arrive …
Prends soin de toi. Te laisses pas trop aller si je suis pas là pour te rattraper.

Fafa. »

Il souriait encore plus fort. Soudain, sa mère hurla tout en cherchant à monter en trombe les escaliers bancals qui menaient jusqu’à lui. « FARES ! MON FILS ! » Lentement, avec une profonde nonchalance, il lui répondit de sa voix qui porte « Oui, Ma’ ? » Toute essoufflée, elle se jeta dans les bras du jeune homme qui manqua de ne pas la rattraper « On vient de gagner au loto !!! NOUS SOMMES RICHES, MON FILS ! » Et en réponse, dans sa tête, Fares pensa « Nous sommes foutus ».

PAMPHLET

« Je vous emmerde plus fort que je vous crains. Ba ouais, j’ai grandi. Je suis devenu quelqu’un, ici, à Harvard. Une tête de noeud parmi tant d’autres, ce qui fait que vous aurez plus de mal à me retrouver. Surtout que je suis méconnaissable pour ceux qui m’ont vu dans l’état dans lequel vous m’avez connu. J'suis plus votre petit. Et si on avait l’occasion de se recroiser, je vous ferais gentillement la nique pour vous le prouver. Puis, je vous emmerderais encore.
Vous méprenez pas, je suis pas hargneux, ni même énervé. Je suis juste devenu conscient de mon potentiel. De ce que je suis capable de faire. Je suis devenu important grâce au fric, à la célébrité, à l’abrutissement d’un public avide de bruits de couloir. Je suis devenu intouchable. Même pire car, si avant, je couinais, aujourd’hui, je mords. »

C’est ce qu’il aurait voulu répondre à ce SMS anonyme alors qu’il scrutait son reflet dans une glace enduit de crasse. Rédigé en un français aride, il le relisait en boucle depuis plus d’un quart d’heure déjà. « Tu sais ce qui va se passer si tu n’obéis pas. » Encore partagé entre la sécurité de la soumission et le goût du risque d’une émancipation irréversible, il se mordillait sévèrement les lèvres. Puis, il se décida à répondre en ce qu’il connaissait de plus vindicatif en la langue de Molière. « Allez vous faire foutre. » Une fois envoyé, il jeta le téléphone à terre et le bousilla de toutes ses forces. Il finit par flanquer un coup de pied dans le cadavre de l’appareil qui glissa jusque dans sous la porte d’une des cabines de toilettes qui se trouvait derrière lui. D’un geste de la main, il se recoiffa. Toussa un petit coup, histoire d’évacuer l’anxiété relative à son audacieuse réponse. Puis, il sortit du bâtiment pour respirer l’air de Cambridge. Cet air satisfaisant de sa nouvelle aire de jeux.