RUDI EKKEHARD ► Maxence Danet-Fauvel

Ça y est, tu viens enfin de gagner ton passeport pour l'outre-atlantique et t'as encore du mal à y croire. Jamais t'aurais pensé qu'un jour tu viendrais à tout quitter ici, à Berlin, pour te rendre dans un univers à l'opposé du tien sur une sorte de coup de tête. T'es prêt, tes bagages sont faits depuis plusieurs semaines maintenant, tes parents te répètent sans arrêt toutes les instructions pour ton premier vol et comment ça se passera une fois que tu seras sur le sol américain. Tes professeurs aussi t'ont donné des conseils, il ne s'agit pas d'un simple échange entre université où tu vas être pour un semestre ou deux, là tu as véritablement pris la décision de tirer un trait sur l'europe pour le moment et de t'installer pour de vrai à boston.

C'était pas prévu comme ça à la base, parce que t'aimes tes origines, tu t'es toujours senti en sécurité dans ton petit quartier de la ville grise, ta généalogie entière a vu le jour là-bas et très peu, pour ne pas dire aucun, n'en sont partis. Tu t'étais fait à cette idée de naitre et mourir à l'hôpital de la charité et entre temps tu aurais mené ta petite existence entre les frontières de cette terre qu'on associe trop souvent aux guerres mondiales ou au pretzel. Ta vie on peut la comparer à un long fleuve tranquille, deux parents aimants, un grand frère et une petite soeur et le tour est joué, on peut même rajouter que vous aviez un labrador en prime histoire d'avoir quelque chose de parfait au tableau. Les problèmes, tu n'as pas connu ça, un enfant agréable, curieux et qui aime la douceur. Un an, six ans, douze ans, seize ans et ce jusqu'à tes dix-huit ans.

T'as entamé une license de littérature américaine par pur passion, sans savoir si un jour tu parviendrais à en vivre, mais tu as tellement ça dans le sang que tu ne te voyais pas faire autre chose. Et c'est là que tout à basculé, comme dans un film hollywoodien où il faut bien que la vie du héros se transforme pour amorcer l'intrigue. Tu l'as vu, cette fille toujours toute seule qui ne semblait pas s'intéresser aux autres. Les cheveux longs et noirs comme les plumes d'un corbeau, la peau à peine plus foncé qu'un crystal et des yeux gris entourés par des cils extravagants. Maya qu'elle s'appelait, un prénom pas des plus poétiques, mais celui qui te résonnait dans la tête. Tu sais pas comment tu t'y es pris, mais t'as réussi à l'apprivoiser en quelque sorte et à devenir son seul ami. Votre amour pour la lecture et la culture américaine vous a réuni, vos soirées sur la balançoire extérieure de chez toi ressemblaient à des moments de pause dans ce monde toujours plus dangereux.

Elle a été ton premier amour et toi son dernier. Ce n'était pas une surprise pour toi quand on t'a appelé pour te dire qu'on l'avait retrouvé noyée dans la rivière du coin. Ça faisait deux ans que vous vous connaissiez, jamais elle ne t'avait caché son mal-être et son envie irrépressible d'en finir parce que la vie était un fardeau pour elle. Tu la comprenais, même si tu avais tout pour être heureux tu ne t'étais jamais senti aussi vivant qu'en étant avec elle. Tu avais l'orgueil de croire qu'avec toi elle irait mieux, qu'elle balancerait les boites de médicaments qu'elle cachait soigneusement chez elle à l'abris des regards et qu'elle arrêterait de te dire à quel point la mort serait un beau voyage. Ça t'a brisé le coeur, de ne pas avoir pu la sauver et égoïstement tu savais quand l'aidant, cela aurait aussi un impact positif sur toi parce que tu l'aimais et qu'elle était devenue ta raison de te lever chaque matin. Suite à ça tu as loupé une année entière de cours, ayant été jugé dépressif par le psychologue t'ayant suivi suite à la disparition de Maya. Tu n'as plus rien fait, si ce n'est relire vos poèmes favoris et en écrire quelques uns à côté, finissant toujours par les brûler ou les enfermés dans une boite à double tour dont tu as jeté la clef par colère un jour.

Tu as eu ce déclic à moment donné, pour te sortir de ce cercle vicieux et morbide dans lequel tu t'étais soigneusement enfoncé toi-même, il te fallait briser la chaine des Ekkehard et t'en allais au loin pour respirer et peut-être retrouver cette joie d'antan quand tu venais juste de rencontrer celle qui avait fait prendre un nouveau tournant à ta vie. Tu ne savais pas où aller, tu as postulé un peu partout sans croire une seule seconde que tu pourrai avoir la chance de venir étudier dans l'université la plus réputée du monde, mais étant celle aussi dont Maya te parlait souvent, te disant à quel point elle aurait aimé aller là-bas si elle en avait eu la force. À vingt ans tu as pris ton envol définitif pour le continent américain, la tête vide et le coeur lourd en priant pour changer ta vision du monde.