Pour elle je ne serais ni le premier, ni le dernier des hommes.
L’été, je meurs. Je ne bois plus pour oublier, je bois pour me souvenir. De ce que ça fait d’être en vie, de respirer, de ressentir. J’ai l’impression que mon âme a quitté mon corps, plus rien n’a de sens, je n’arrive même plus à pleurer. J’porte les mêmes vêtements depuis des jours et des jours, je ne dors plus, je ne sais plus qui j’suis, je ne sais plus où je vais. Je pue le sang, le foutre, la pisse et le vomi. J’ai des traces de blessures partout sur le corps, le visage bien défiguré. Il n’y a que là que j’arrive à me rappeler de ce que ça fait. Quand j’sens les poings d’un type lambda m’éclater le crâne. Je ne parle à personne de ce qu’il se passe, parce que je n’y arrive pas. Je n’arrive juste pas à supporter, à me supporter moi. Il y a cette soirée feu de camps où je débarque comme un clochard, je me mets à hurler contre cette fille, le double d’Echo, parce que j’suis convaincue qu’elle peut m’apaiser si elle me met en colère. Et puis, j’les reconnais les jambes de Sage. J’la vois là bas, qui vient vers moi. Qui ne me cale que quelques mots. Et y a ce mec, Ronan j’crois, qu’essaye de l’emmerder. Je ne réfléchis pas, je l’éclate, de toute ma colère, de toute ma haine, je l’éclate sur place le laissant s’évanouir et je disparais. Tu vois ce que t’as fais de moi Sage ? Ce n’est pas seulement toi que j’ai perdu. J’me suis perdu moi-même. Tu m’as anéanti.
Et j’suis dans ma suite sans trop savoir pourquoi. J’ai enfin pris une douche, j’ai enfin mangé quelque chose. J’suis allongé là à attendre l’apocalypse. Peut-être que j’ferais mieux de crever, tout ça est juste insupportable. Sage ne quitte pas mes pensées, pas même une seule seconde, c’est comme si mes yeux étaient aveugles au monde, ils n’arrivaient à voir que par elle. Et il y a son connard de meilleur ami qui débarque, Wade. Qui m’interdit, grandiloquent, de la revoir. Bien sure que c’est hors de question, il peut bien me casser la gueule maintenant, je ne lâcherais jamais Sage, même à bout de force. Et puis c’est la tragédie. La douloureuse révélation. Le soir de notre rupture, Sage a été violé. Pire encore, elle était enceinte et a perdu le bébé. C’était donc ça les gestes de la mama amérindiennes sur son ventre. J’ai perdu ma mère, mon amour, et ma progéniture. J’crois qu’on ne fait pas pire torture pour un seul homme. J’crois que Wade a raison. Si Sage me considère comme responsable, si elle m’en veut de tout ça, alors il a raison. J’dois la laisser tranquille. Plutôt crever que de lui faire encore du mal, même malgré moi.
Quand l’hécatombe frise le ridicule, que vous devenez la risée de tous, que vous vous faites réveiller sur des bancs publics par des inconnus, alors vous réalisez que vous devez fuir. Que vous devez partir. Qu’elle ne reviendra pas, qu’elle vous a laissé, qu’elle ne fera pas demi tour. Vous pliez bagages et vous disparaissez en silence. Retour à Cambridge. C’est le seul endroit où vous pouvez être à peu prés bien. Amsterdam, à la maison ? Hors de question, votre père ne vous parle plus, vous n’avez pas assisté à l’enterrement de votre mère. Et puis voire sa tombe … l’idée même est insupportable. Vous n’avez toujours pas réalisé, toujours pas fait le deuil. Alors vous disparaissez sans bruit, en silence. Quinze jours loin de l’été pour tenter de ranimer cette âme à l’agonie. Et comme si ce n’était pas assez, voilà que votre meilleure amie vous envoie un message. Un accident, une paraplégie. Vous revenez à Cape-Breton honteux, triste et paniqué. Vous veillez sa chambre toutes les nuits sans jamais oser y entrer. Et au même moment, il y a votre meilleure amie qui se fait interner. Un coma. C’en est assez, je n’en peux plus, pitié, faites que ça s’arrête. Vous restez au chevet d’Ivy, comme elle est dans le coma, vous lui racontez toute votre vie. Tout ce qu’il s’est passé, tout ce qui fait que vous êtes comme ça. Elle est dans le coma, elle n’entend pas. Vous ne réalisez qu’après coup qu’en fait, elle a tout enregistré. Et tout à coup, vous vous sentez moins seul, moins incompris. Et puis des fois, parce qu’il faut du sucre, vous sortez vous dégourdir les jambes, un café, un autre, encore un, alors que vous détestez ça. Sage est la coloc d’Ana. Alors vous la croisez. A peine quelques mots pour faire écho à ce texto qui l’a défié de vous dire qu’elle ne voulait plus de vous. Qu’elle n’était pas à vous, que vous n’étiez pas à elle. Et puis le retour vertigineux au silence. Maintenant vous vous mettez à mourir, mais cette fois, vous orchestrez votre propre assassinat. Elle ne t’aime pas connard, elle ne reviendra pas.