Vacarme incessant à l’esprit. Le bruit lourd d’un cheptel crasseux qui roule et déboule d’une apside à l’autre du crâne. Comme ces vers qui disaient « et l’angoisse atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir ». Enfoncée plus loin, plus fort, plus profond. N’épargnant aucun neurone, aucune parcelle biologique d’humanité, l’hampe avait pris les allures d’une lame aiguisée. Une épée de Damoclès apposée au crâne du jeune homme qui lui rappelait sans cesse et sans répit la tristesse d’une vie conditionnée par le seul impératif de survie. Survive à ses journées, à ses pensées, au temps, à soi-même. Eviter la peine, oublier et s’oublier dans le sordide spectacle du luxe et de la luxure. Réflexe adolescent, conscient du ridicule de la situation, du contexte et de ses actions, Noah s’était résigné au marasme. Complètement. Et il n’en avait que faire de l’image néfaste et nocive qu’il renvoyait. Echo était partie. Tout avait foutu le camp. Son cœur était devenu du papier kraft, froissé, raturé, sans plus aucune consistance. Elle lui manquait, nuit et jour, jour et nuit, dans les nuits qui ressemblaient au jour et les jours qui ressemblaient à ses nuits. Eteint de ses yeux à son âme, Noah ne laissait plus transparaitre qu’un costume fantomatique, le visage translucide, les yeux cernés de mauve, les mains fébriles et le silence pesant du cimetière intérieur. Le deuil amoureux est pire encore que le deuil de la mort. On peut se faire à l’idée que quelqu’un soit mort, qu’il ne nous parle plus parce qu’il ne le peut définitivement plus. Mais se résoudre à abandonner l’espoir de revoir un jour un vivant qui nous a abandonné, ça c’était difficile. Et éprouvant. Sans doute la pire chose qu’il n’ait jamais eu à faire. Apprendre à vivre sans Echo alors que son existence toute entière ne se résumait qu’à ses lèvres. Les cours ne l’intéressaient plus, il ne prenait même plus la peine de justifier ses absences. Il avait déserté sa chambre à l’Eliot House pour s’installer dans une suite du Hilton. Il respirait, marchait et parlait de manière mécanique. Tous ses gestes trahissaient une inconsistance profonde. Il avait tout perdu et s’était probablement perdu lui-même. Alors depuis un mois, ses journées ressemblaient au rappel sordide d’une mauvaise comédie. Des applaudissements et une fin interminable, même la fin ne voulait pas se finir. Et c’était lent. Et douloureux. Echo était partout en lui, sur lui, à travers lui. Invisible, insaisissable. Il vivait comme dans un filtre photo négatif. Tout n’était qu’absence, manque, rapport. A bord de son taxi, Noah contemplait les rues pleines de promesse. Un samedi soir à l’approche du printemps, les filles avaient échangés leurs longs mentaux contre des jupes courtes et les garçons abandonnaient leurs vestes. C’était affreusement silencieux. Noah avait le visage fermé, les lèvres pincées, le regard terne : « Monsieur, où dois-je vous déposer ? ». D’un geste lent, Noah tourna la tête pour regarder le chauffeur dans son rétroviseur. Il n’avait pas envie de répondre, il n’en savait rien : « Ici, c’est très bien ». Dit-il avant de lui tendre un billet de 100 dollars. Le chauffeur stoppa la voiture et semblait chercher de la monnaie dans sa poche quand il releva la tête à l’ouïe de la portière qui claque : « Monsieur ! Votre monnaie ! ». Cria-t-il par la fenêtre, tandis que d’un pas lent et trainé Noah marchait dans une rue pleine de monde. Les minutes s’écoulaient au dehors. Dedans, le temps s’était figé. D’un pas mécanique, il avançait vers … il ne savait où. Ne prenant même pas le temps de réfléchir. Les yeux figés sur ses chaussures. Un homme bousculé à l’épaule. Noah relève la tête tandis que l’autre lui hurle : « Vous ne pouvez pas regarder où vous marcher ?! ». Pas de réponse, qu’une esquive lente et la reprise d’un pas funéraire. Un tas de gens se tenait devant un bar. Noah eut l’impression de reconnaitre cet endroit. Il se stoppa net, leva les yeux, regarda tout autour de lui. C’était comme une impression de déjà vu. Il hésita un instant entre deux suppositions : soit il avait trop forcé sur la morphine, soit il était vraiment déjà venu ici. Il s’avança, plus lentement cette fois, vers les gens attroupés et la devanture du bar : « Nirvana ». Nirvana. L’impression de déjà-vu se faisait de plus en plus insistante. Noah ouvrit les yeux plus grands encore, tentant vainement de recoller les morceaux éclatés de ses souvenirs. Quand tout à coup Echo lui revint en tête, comme un accouchement. La même douleur, la même contraction au niveau du ventre. Il était venu avec elle. Une personne sortit du bar laissant s’échapper par la porte un filet de musique. C’était certain. Tous les sens du jeune homme était en osmose et reconnaissait l’ambiance de cette endroit. Cet élan de souvenir laissa place à une nouvelle donnée : ici, il avait fait la connaissance d’une serveuse. Et s’il s’en souvenait, c’est qu’elle ne devait pas être ordinaire. Comme s’il s’agissait d’un film en noir et blanc en pleine mutation, Noah reprenait des couleurs. Avec lui, un sourire effacé. L’impression d’une vieille soirée inachevée et qui pouvait reprendre son cours ce soir comme si le temps n’avait pas passé. C’était étrange comme sensation. Etrange mais stimulant. Et sans savoir pourquoi, Noah ressentit le besoin pressant d’aller parler à cette serveuse. Dans le bar, il retira sa veste, balaya la pièce du regard avant de se diriger vers un tabouret. La même place qu’il avait eue un mois auparavant. L’effet vertigineux d’une madeleine de Proust le fit frissonner. Derrière le comptoir, il reconnut l’expression faussement enjouée, la silhouette fine et le sourire long de la serveuse. Changement brut d’itinéraire, il se dirigea droit sur elle, poussant de l’épaule le jeune homme qui était entrain de commander un verre. Sans introduction, sommation, ni présentation, il glissa à son attention : « Deux whisky et une excuse ».
J'ai dans le cœur depuis quelques temps des envies d'ailleurs. Ce besoin étrange de quitter mon enveloppe charnelle pour me laisser tenter par une autre qui ne sera pas, par un fœtus, habitée. J'ai perdu Annalynne, ça et là, je l'ai laissée s'éparpiller, en faveur d'un homme qui ne veut plus vraiment de moi. En mettant de côté, mes prérogatives, mes idéaux et rêves pas franchement beaux. Voulant les récupérer au moment de décider de me faire avorter et perdre pour de bon Clay. Lorsque ça arrivera … Je mentirai, je porterai mon masque, je serai celle qu'on veut que je sois, et puisqu'il voudra me haïr à ce moment là, alors je l'aiderai, je jure que je m'y ferai. Je me laisserai évidée, creusée, je ferai celle qui ne souffre pas, qui se fiche de tout, du monde et surtout de ça.Les verres s'enchaînent et les clients aussi, la soirée ressemble à toutes les autres, toutes celles que j'ai pu vivre ici. Rien ne se passe et même le temps trépasse. Les habitués me balancent des phrases salaces. Et je fais semblant d'apprécier ça, alors que le dégoût est en moi vivace. Sur scène se prélassent les filles, une à une, des shows que je connais. D'un par coeur assuré, tellement que je pourrai les reproduire, comme je l'ai parfois fait … Pour Clay, en toute intimité. Alors que je me lasse à mesure que les secondes s'étiolent, c'est à ce moment là, que je me trouve sortie de mes rêveries, par une phrase qui diffère de celles que j'ai entendu ce soir, à sa manière. « Deux whisky et une excuse ». J'en tourne le visage vers la voix, fronçant les sourcils, et inclinant la tête afin de le jauger. Sur ses traits se perdent mes prunelles intrusives, elles matent lentement, elles prennent leur temps. Elles se reconnaissent, évidemment, bien qu'elles semblent chercher, quelque chose, ou plutôt quelqu'un qui manque à ses côtés. Une petite blonde en train de s'épancher en jalousie et en amour détournée. J'ai cette étrange impression, peut-être faussée, qu'il est un peu comme moi, qu'il a perdu ce malin qui l'habitait la dernière fois. On parlait d'amour, comme on crache au vent, c'était mes propres mots, mes propres délires avant de vivre des mois passionnés. Certes, la bienséance voudrait que j'accepte ses excuses, directement, que je lui dise que ce n'est pas grave, qu'il n'est jamais revenu, mais qu'après tout, j'ai un tantinet oublié qu'il avait laissé son numéro ici, traîner. Mais je préfère de beaucoup choisir une autre option pour lui répondre. « On se connaît ? » Feindre d'avoir une mauvaise mémoire et d'enchaîner les clients, de les oublier. Prenant tout de même deux verres et le whisky pour accéder à sa requête.
La tempête et le répit. Le répit qui portait, paradoxalement, le nom de « Nirvana ». Un bar aux tonalités lascives, aux serveuses et danseuses bien roulées et à l’aura d’un cabaret des années 60. Le genre d’endroit où Noah aurait pu faire et passer sa vie s’il n’avait pas eu besoin que ce soient les circonstances qui les fassent se rencontrer de nouveau. Il regardait la devanture comme on jauge une nouvelle proie, avec l’excitation de l’inconnu à apprivoiser. Quelque chose qui sort de son ordinaire. Cet instant, court temps, apparaissaient au milieu de la mer agitée de son esprit comme un ilot fragile en consistance mais néanmoins différent. C’était comme de réapprendre à vivre dans l’immédiat, dans la spontanéité, de redécouvrir ce que c’était de ne pas contrôler le cours de son histoire. Après le départ d’Echo, tout s’était succédé de manière mécanique, comme une suite de Fibonacci ou un algorithme si simple et facile à deviner qu’il ne recelait plus aucun mystère. Une opération d’un ennui mortel. Chaque matin était identique à tous les précédents, chaque nuit idem. Les seules choses qui changeaient étaient superficielles : une couleur de cheveux, un prénom, un parfum. Tout était redondant, répétitif, mortel. A crever. A se fendre le crâne à coup de hache. A s’ouvrir le ventre et s’éviscérer. Et là, le Nirvana. Au milieu de tout ça. Lumineux comme sa devanture. Avec la promesse d’une alternative. D’un changement, même furtif, dans le quotidien. Quelques minutes, c’étaient déjà suffisant. Elles n’avaient pas besoin de s’éterniser, elles étaient déjà en elles-mêmes un soulagement. La perspective d’un inconnu à dompter, recommencer à exister et non plus seulement s’étirer dans le temps. Réapprendre l’effet de surprise, les faux pas, les balbutiements. Tout ce qui fait que nous sommes vivants. Tout ce qui fait que nous sommes condamnés. Que tout alors est plus beau parce que tout peut s’arrêter. Que nous ne sommes pas des automates programmés aux mêmes conditions systématiques. Brève apparition d’un sourire au coin de lèvre. L’illusion d’un nouvel intérêt. Même s’il était exagéré, même s’il était fugace. Au moins l’intérêt était là. Et ça faisait un bout de temps déjà que Noah ne s’était plus intéressé à rien. « On se connait ? ». Les yeux ronds, l’air presque grave. Noah fixait les yeux de la serveuse intensément. Se voulant plus saisissant par le geste que par le verbe. Presque vexé par la réponse qu’elle venait de lui donner. L’ego déstabilisé. Un temps de pause, temps de silence marqué aux marges d’une musique trop étouffante. Et là encore, la regardant, en silence, tentant de la retenir, de la faire se souvenir. Il sait qu’elle se souvient. Il est bien trop prétentieux pour oser penser ne serait-ce qu’une seule seconde qu’on aurait pu l’oublier. Même s’il n’était qu’un client parmi des milliers. Il tire le tabouret à lui, celui qui se trouve face à la serveuse, et s’installe au bar. Brève esquisse d’un sourire. Un sourire en coin, peu étiré. Tout le reste de la bouche était mélancolique. Mais ce sourire lui sentait l’espièglerie. L’acquiescement faussement résigné à la réponse de la jeune fille mêlé au départ amusé d’un nouveau round. Un sourire qui voulait presque dire « je ne te crois pas, mais je veux bien faire comme si, m’amuser, oublier, n’importe quoi, pourvu que ce soit moins chiant que tout ça ». Retirant sa veste qu’il place sur ses genoux il finit alors par lui répondre : « A peine. Vous savez déjà que je veux deux whiskies. » Il s’accoude au bar d’un geste lent, pour la regarder, lui-même ne sait pas trop pourquoi. C’est juste qu’il a pris sa phrase comme un défis. Qu’il est incapable de ne pas relever un défis, aussi absurde soit-il. Faux semblant d’intimité crée par tous les regards qu’il lui lance sans même sans cacher. Très simplement. Directement. Avec le sourire. Mettre de la défiance là ou il n’y en a pas, créé un jeu à partir de rien, juste comme ça. Attitude déraisonné d’un être ayant laissé ses bonnes manières au placard, ses peines dans le tiroir et sa joie sous le lit. Juste histoire de pimenter, de faire quelque chose, n’importe quoi. Pourvu qu’il ne s’ennuie plus. Pourvu que nous ne soyons plus des cochons enfermés dans une cage d’antibiotique.
Des excuses, je n'en attends de personnes, jamais. Ce ne sont pas des choses que je me permets franchement d'espérer, n'étant pas capable d'en donner moi-même. Je ne le fais pas, je ne me perds pas en regret. J'assume de ma vie, de ma personnalité, absolument tous mes traits. Comme mon père me l'a un jour inculqué. Lorsqu'on est Malcolm, on se doit de tout assurer. De ne pas perdre de temps, parce que ça voudrait dire risquer de l'argent. Je suis comme je suis, et l'on m'a faite comme cela. Transformée à la force de maman et papa. Et c'est bien cette raison, cette façon, qui me fait perdre petit à petit ma relation. Mais je me fonds, dans la comédie du Nirvana, quand l'étudiant qui se trouve devant moi, me regarde comme si je venais de lui faire le plus terrible des affronts. C'est, dans le fond, presque mignon. Mais ce qui me fait encore plus esquisser encore plus un sourire c'est que je le sens, je le sais, qu'il est en train de prendre ma phrase comme le plus grand des défis de la soirée. Il a cette expression, celle qui murmure « Je vais t'avoir, à l'usure. » ou qui espère me prouver que « Tu ne m'as pas oublié, arrêtes de me faire marcher. » Alors il s'arme d'un nouvel aplomb, attrape un tabouret et se perche sur ce dernier, et dans mon esprit je le décline en pauvre con. Il retire sa veste, et mes yeux, de lui, ne se délestent. C'est presque trop poliment qu'il la pose sur ses genoux, appliqué. J'en mords un nouveau sourire quand il réitère sa commande première. « A peine. Vous savez déjà que je veux deux whiskies. » Ma langue reptilienne claque contre mon palais, j'apprécie, il est vrai, le goût que me laisse son « à peine » il est voilà, bourré de condescendance, d'une certaine aisance. Il s'accoude quand je hoche le visage sur le côté, pour le jauger un peu mieux, pour appréhender son futur jeu. Il n'est pas plus surprenant que les autres, non, des hommes, des milliers sont venus jusqu'ici me défier, provoquer, titiller. C'est assez putassière que je lui réponds. « Oui, j'avais compris. » Je ne suis pas à mon premier verre servi. Ni vraiment une débile ici. Alors je me retourne, j'attrape deux récipients cristallins, ils tintent quand je les place face à lui. Encore une fois fait volte face pour prendre la bouteille, l'un des meilleurs, supposant que c'est ce à quoi il s'attend. Dans le seau à l'aide d'une pince attitrée j'attrape deux glaçons que je vais déposer au fond de la porcelaine vitrée. Et enfin déverse le liquide ambré. C'est à mon tour, finalement, de m'accouder au comptoir. De planter dans le sien mon regard noir. Et même si j'ai feins l'ignorance, celle qui ne l'avait jamais vu avant cela, c'est un tantinet amusée que je me permets, intrusive, de lui demander. « Alors, elle t'a quitté ? » Celle qui semblait se crever le cœur à t'aimer.
Un éclair fugace, un interstice muet, un instant hors du temps pour revenir à soi. Et ce soir, belle serveuse, ce n’est pas contre toi que je me bats mais contre moi. Pour me convaincre une nouvelle fois, dernière fois, que tout ne s’est pas arrêté, que la vie ne s’est pas bloquée au départ d’Echo, de Solveig et de Dean. C’est contre moi que je me bats, et toi tu seras mon arme malgré toi. Tu me feras m’énerver, m’exciter, m’enchanter. Mourir de patience, chercher le plaisir dans l’attente d’un aboutissement. Te défier, t’avoir à l’usure. Te faire avouer que non tu ne m’as pas oublié. Que oui tu me reconnais. Et tu me donneras satisfaction en prenant plaisir à me parler. Tu seras mon arme et j’attends de toi que tu sois aiguisée. Que tu me fasses mal, que tu me donne envie de te tuer, et que tu me tue vraiment. Pour que je puisse me rappeler que je suis Noah. Que je n’ai jamais eu besoin de qui que ce soit. Que je suis un jeune homme de vingt et un an charmant, plein aux as et que je n’ai aucune raison de me morfondre. Je voudrais que tu répète encore ce que tu as dis la dernière fois, que l’amour ça n’existe pas. Je voudrais la version sous-titrée. Non, belle serveuse, je ne te crois pas. Je sais que tu te souviens de moi. Moi je me souviens. Je te le montre là, comme ça, quand je plante mes yeux dans les tiens et que je ne te lâche pas.Je suis debout. J’attends quelques secondes. Je sais déjà que je vais m’asseoir. A l’instant où elle m’a lancé cette phrase affreuse, j’ai su que j’allais m’asseoir juste là, devant elle. Toute la nuit s’il le faut. Je la regarde encore. Avec insistance. Comme si je jaugeais la valeur d’un tableau de maître. Je sais que tu mens. J’ai envie et besoin de m’en convaincre. Je n’ai rien trouvé de mieux que la prétention pour être bien dans mon corps. Je la regarde. D’un œil à l’autre. Et puis le nez. Descendre. La bouche. L’air sauvage, imperturbable, presque narquois. Ce sourire qui ressemble au mien, dans lequel je me vois. Qui me rappelle que les adversaires font les meilleurs amis. Et puis je remonte. La courbe de son menton, celle de sa gorge. Sa glotte qui tremble lorsqu’elle parle, ses narines qui se dilatent quand elle expire. Et son oreille. Son oreille dessinée au fusain, la mèche de cheveux qui tombent non loin. Ma gestuelle lente marque mon état : j’apprivoise l’espace, je conditionne mon esprit à une longue, très longue bataille d’ego. Je prends place sur le tabouret, enlève ma veste que je pose sur les genoux, comme un gentleman, après les avoir croisé. J’acquiesce à son « oui j’avais compris » par un sourire amusé. Je n’ai jamais été troublé par les mots bruts, les injonctions directes. Mes yeux ne la quittent pas tandis qu’elle s’attèle à la tâche. Accoudé au comptoir, je joue les Casanova à demi-mot. Par mes regards complices. Mes sourires espiègles, en coin, qui s’étire à mesure qu’elle s’entête à m’ignorer. J’attrape le premier verre et le bois cul sec avant de le reposer et d’approcher le second. J’avale presque de travers lorsqu’elle me pose sa question et me retient de tout recracher par un petit toussotement : « Tu es une bien piètre comédienne. Une amnésique pathétique. Mais la curiosité te va à ravir ». Un sourire élancé, la voilà revenue à moi. La voilà disposer à ce que nous nous rencontrions de nouveau. La voilà prête à jouer : « Et qu’est ce qui te fait croire que ce n’est pas moi qui l’ai quitté ?», faussement vexé par le fait qu’elle ait instinctivement pensé que c’était moi qui me faisait quitter. J’avale une gorgée du second verre de whisky et fait signe du doigt à la serveuse, dont je ne connais toujours pas le prénom, d’en servir un troisième. Le reposant en un bruit de claquement de glace qui me fait frémir à lui seul, j’enchaîne : « La charmante danseuse que tu ne cessais d’observer du coin de l’œil la dernière fois n’est pas là ce soir ? ». Il y a de la malice dans mon regard quand je pose cette question. Je n’ai aucune idée de qui est cette fille. Mais le simple fait que cette serveuse passait son temps à l’observer me porte à croire qu’il y a une chose dérangeante à déloger, une question aussi incisive que celle qu’elle vient de me poser.
La phrase est lancée, bien trop naturellement pour une fille qui disait ne pas le reconnaître, se foutre de son appellation, ou bien même de son histoire à la con. Je critique ses propres complications, pour omettre les miennes, ma propre relation. C'est avec une délectation sans pareille que j'accueille sa réaction à ma question. Ovalisant un sourire suite à se whisky servi qui l'étrangle un peu. C'était si simple, si simple de déstabiliser sa confiance, d'étioler son arrogance. Et presque j'en oublie les autres clients, patientant, reptilienne, les mots qui vont à présent sortir de sa bouche tandis qu'il tente de reprendre contenance. Quelques secondes encore à tousser, et le voilà à nouveau prêt à m'affronter. « Tu es une bien piètre comédienne. Une amnésique pathétique. Mais la curiosité te va à ravir » Le compliment n'est pas bien recherché, et j'en hausse les sourcils, encore une fois, amusée, ne prévoyant pas le moins du monde de lui concéder un merci. « Pourtant, si tu savais, à quel point je suis douée pour mentir. » Tout cacher, sans rien avouer. Ni mes sentiments pour Clay, autant que mon héritage qui me sera bientôt arraché. Se doute-t-il seulement de celle qui se tient devant lui ? En a-t-il une faible idée ? Que je suis princesse mais que j'ai déshonoré en tombant amoureuse, et en lui laissant le droit d'implanter en moi cette part de lui que je n'ai jamais désiré. « Et qu’est ce qui te fait croire que ce n’est pas moi qui l’ai quitté ? » Mes paupières de façon infime se plissent, parce que j'incline le visage dans un parfait mimétisme de la femme intriguée. Et c'est sans vraiment me laisser le temps de répondre, qu'il fait ce geste de ses doigts, de se verre qu'il dépose, cherchant à me faire comprendre que je dois réitérer mes précédents mouvements. « La charmante danseuse que tu ne cessais d’observer du coin de l’œil la dernière fois n’est pas là ce soir ? » Servir et laisser faire, n'être que spectatrice de la représentation que ce soir il veut bien me donner. Accuser le coup, celui de mes propres démons, ceux qui en un sens sont toujours tatoués de son prénom. Il parle sans aucun doute d'Amy, qui c'est vrai, ne travaille pas aujourd'hui. Celle à qui en un sens, je l'ai ravi. Gagner une bataille déjà jouée d'avance, parce que je le connaissais, sa préférence. Malgré cela aujourd'hui, il y a toujours cette aigreur entre elle et moi. Mais Clay est à moi … Même si ce n'est plus tout à fait le cas. Mais la question est éludée, parce qu'il a bien compris, que ce n'est pas mon style de m'éterniser sur mon sujet. Préférant de beaucoup, facilement jouer. « Mon chou ... » Je commence juste avant de me retourner, d'aller récupérer cette bouteille pour laquelle il va payer. L'alcool se déverse, et j'en reprends le fil de mes pensées. « Y a un truc qui m'assure, que t'es venu noyer ton chagrin. » Parce que t'as débarqué chez moi, sur mon territoire avec tes airs battus, tes expression de chiens. Parce qu'elle était explosive, qu'elle ne t'allait pas, parce que c'était une gamine, sous ses décompositions de jalousie. Parce que t'es ici, qu'elle ne l'est pas. Et qu'un jour tu comprendras que c'est foutrement mieux pour toi. « Mais c'est pas grave, rassures-toi, t'es pas le premier. » J'en fais un clin d’œil, parfaitement maîtrisé.
J’apprivoise l’espace, tente de le dépasser. Je me sens nuit, somnambule éveillé, mi-mort, mi-robotisé. Aucun geste réfléchis, tout s’enclenche par automatisme, par impératif de survie. J’inspire, j’expire. Je respire et j’étouffe. Je suffoque, je souris. Mes pas maladroits, raidis par la fatigue, spongieux, lourds, me conduisent au bar achalandé. Le nœud de ma cravate que je sers et dessers comme s’il allait m’aider à mieux m’oxygéner. Mes yeux plissés dans le sombre de cette enseigne que je trouve encore trop éclairée. Qui ravive mes migraines latentes, les coups de couteau dans mes tempes. Mon cœur cloitré dans sa cage thoracique qui prend le rythme, sans le savoir, des basses de la musique. Forte, trop forte, ma mâchoire se crispe. Il me faut boire. Il me faut m’asseoir. Elle me défie, je le prends comme un défi. Mes doigts qu’essuient machinalement mon menton, mes jambes croisées, ma veste posée là sur mes genoux, mes bras à demi pliés sur l’étable. Je la regarde, elle sait ce qu’elle a dit. Ce qu’elle a fait. Je m’en convaincs, je m’invite. Là, dans son espace, je l’apprivoise, je le dépasse. Tu es comme moi, je le sens, je le sais, mon arrogance m’y oblige. Tu es comme moi, tu n’es pas vraiment là. Comme la dernière fois. Je sais que tu t’en souviens de la dernière fois. Je souris quand tu déroge à ton mensonge. J’ai les mains qui tremblent, un verre de whisky cul sec pour soigner la plaie gangrénée de mes addictions nocives et me voilà prêt à t’affronter : « J’ai dis que tu étais une bien piètre comédienne. Je n’ai pas parlé de mensonge. Les comédiens ne mentent pas, ils jouent. Et toi, tu as mal joué le rôle de celle qui ne se souvenait pas de moi », sourire léger, comme je me complet dans les contradictions. Me faisant tout un cas d’énigme à les relever. Et voilà que ma prétention me porte vite, trop vite vers mes expectations. Que j’en oublis le signe déguisé derrière cette révélation. « A quel point je suis doué pour mentir ». Son air imperturbable, son visage de circonstance ne me laisse rien entrevoir de ses émotions. Aurait-elle des choses à confesser ? Me tend-t-elle la perche pour l’interroger ? J’hésite un instant, bref instant. Mais sa question suivante décomplexe ma curiosité : « Tu t’argues de tes dons de menteuse pour confesser ta culpabilité ? Je ne sens aucune fierté quand tu en parles. Et de toute manière, les vrais menteurs ne l’avouent jamais. A qui d’autre as-tu mentis jolie serveuse ? A ces gens autour de nous à qui tu fais croire que tu es heureuse d’être là ? Heureuse de les servir ? ». Le ton de la condescendance. Le phrasé lent, l’exégèse d’un bouquin de psychologie à deux balles : « A toi-même ? ». Et voilà que je m’interromps d’un sourire crispé. Qui se débat pour se dissiper en soupir de résignation. Nostalgique à l’instant même où il se vit, délivré quand il s’efface. Un verre, un autre verre. Je suis bien trop lâche pour parler de vérité sans l’excuse du whisky. Bien trop faible pour tenir ma tête droite sans l’appui de mon verre de glace. Elle ne répond rien. Je me fiche de la réponse verbale, je ne sais même pas qui était cette danseuse. Ma réponse est toute construite dans l’attitude même de cette serveuse. Non, nous n’allons pas jouer à confesse comme deux pauvres éclopés perdus dans l’asile de Cupidon, non nous n’allons pas briser la pierre pour défroisser nos cœurs en papier kraft. Elle m’invite au jeu en me prenant de haut, « mon chou ». Elle me fait sourire et vomir à la fois. J’attrape le verre qu’elle me tend d’une main ferme et la fixe tandis qu’elle reprend paroles. Elle dévie, me renvoie la balle. Elle ne parle pas, c’est toujours à moi de parler. Un sourcil haussé, un sourire en coin : « Qui te dit que je ne viens pas le sauver ? ». Je bois le verre d’une traite, d’une gorgée, avant de le reposer : « Le chagrin n’est pas si néfaste. Je le trouve même joli. C’est plaisant d’avoir un cœur qui bat. Un peu ennuyeux, mais plaisant. C’est jouissif d’apprendre que ce battement peut ne pas être régulier, s’interrompre, être bousculé. » Son clin d’œil m’anime, m’expie de ma bienséance. Voilà que je me penche un peu plus : « Ne me confonds pas avec ceux qui ont l’habitude de servir de pilier ». Je recule sur mon siège, dénoue ma cravate. Cette fois j’ai chaud. Encore soif et chaud. Je l’intime d’un geste de me resservir avant de jeter un coup d’œil aux environs, à ces gens auxquels elle vient de me comparer, dans lesquels je ne me reconnais pas. Devrais-je m’y reconnaitre ? Non. Hors de question. Cesse ces interrogations Noah. Je replonge mes yeux dans ses mains, décomposant chacun de ses gestes maitrisés pour servir le verre que je viens de lui commander : « Elle n’était pas …. ». Les mots m’échappent, ma tête se baisse en un sourire avant de se redresser vers la serveuse : « Elle est partie », me rendant compte que je venais presque de donner raison à sa dernière remarque, je la fixais dans les yeux, sourire au coin des lèvres, avant de reprendre : « Ne te méprends pas, je suis triste par habitude. Ça fait des semaines, je n’ai juste pas trouvé de nouvelles occupations », attrapant le verre devant moi, buvant quelques petites gorgées. Ma bouche se sèche si vite.
Je suis une reine des faux semblants, et je ne me prive pas d'être prétentieuse à ce sujet, je sais parfaitement à quel moment où il faut doser, quand il faut rire, quand soupirer. Feindre l'espoir et croire en quelques instants de gloire. Vendre du rêve, accorder une trêve. « J’ai dis que tu étais une bien piètre comédienne. Je n’ai pas parlé de mensonge. Les comédiens ne mentent pas, ils jouent. » Un nouveau sourire prend naissance sur mes lèvres, et facilement j'en viens à penser que lui, il joue avec les mots. Parce que c'est du pareil au même. Parce que c'est du pareil au même, les comédiens jouent et exposent au monde des mensonges. Comme les écrivains. Tout n'est que fiction, tu penses vraiment, qu'un jour un homme aurait pu dire à un autre, sans en rire, que son nez est un pic, un roc … Tu débloques. « Et toi, tu as mal joué le rôle de celle qui ne se souvenait pas de moi » Ma tête, derechef, se secoue, de façon négative et presque ralenti. Qu'on se le dise, je n'ai pas mal joué, je n'ai pas mal menti. J'ai juste décidé de l'instant parfait. Du tournant à faire prendre à notre discussion dès le départ biaisé. En somme, j'ai joué. Point. Avec ses nerfs et ses souvenirs, et j'aurai pu faire tellement pire. « Tu t’argues de tes dons de menteuse pour confesser ta culpabilité ? » Il analyse, sans cesse, et j'imagine son esprit plus aliéné que le mien. N'est-il jamais fatigué de vouloir à ce point gratter ? Déraciner des choses dont je ne parle jamais, surtout pas avec un homme que je ne connais. Même avec Clay, je n'ose m'épancher sur ces sujets. « Je ne sens aucune fierté quand tu en parles. » Parce que tu m'imagines et m'envisage telle que je ne le suis pas, tu me vois différente, une étrange copie de moi. Il n'y a pas plus fière, qu'Anna. « Et de toute manière, les vrais menteurs ne l’avouent jamais. » Je l'avais presque oublié sa philosophie à deux balles qui pourraient en séduire plus d'une lorsque pour me part elle me ferait bien gerber. Mes tripes comme mes pensées. « A qui d’autre as-tu mentis jolie serveuse ? » Au monde entier mais en quoi ça peut l'intéresser ? « A ces gens autour de nous à qui tu fais croire que tu es heureuse d’être là ? » Railleuse j'en soupire. Là est toute son erreur. Je ne cherche pas le bonheur, j'amène un peu de baume au coeur. J'assume et provoque. Un doux soliloque. « Heureuse de les servir ? » Je fais juste mon job, ce qui me plait. Y a ce mélange savant d'argent et perversité. En un sens c'est le parfait contraire et miroir du monde de mon père, de ses espoirs. « A toi-même ? » Encore il creuse, toujours il essaie de trouver la faille, de savoir comment me dompter. Ils ont été nombreux, ceux qui ont essayé, mais la vérité est simple, si claire qu'elle en devient presque ennuyeuse, d'une curieuse banalité. Personne ne me connais. Parce que je ne suis pas certaine d'appartenir à mes propres songes. Ils se sont déguisés depuis bien des années, en ceux de monsieur Malcolm, mon père de son nom. « Au monde. » Je me contente de souffler, en un sourire carnassier. Eludant les autres interrogations, lui gratifiant d'une si faible révélation.« Qui te dit que je ne viens pas le sauver ? » Sauver le chagrin ? C'est une bien moche idée. Généralement c'est lui le premier qu'on veut éradiquer. Et sa manière de boire d'un seul coup, prouve encore une fois que je n'ai pas si tort, en supposant sur son cas. « Le chagrin n’est pas si néfaste. Je le trouve même joli. C’est plaisant d’avoir un cœur qui bat. Un peu ennuyeux, mais plaisant. C’est jouissif d’apprendre que ce battement peut ne pas être régulier, s’interrompre, être bousculé. » C''est jouissif de souffrir ? Je ne vois pas en quoi. Ca ne m'a pas rassuré, de prendre compte que j'avais un coeur quand je l'ai brisé en faisant du mal à Clay. Ca n'a pas était jouissif, de continuer à arborer les couleurs d'Omnicom, de vouloir buter ce bébé. Et même si je ne me suis jamais vu mère, ce n'est pas en sautant de joie que je suis allée lui annoncer ça. Souffrir, ce n'est pas fait pour les gens comme moi. Alors je le lui laisse le chagrin, puisqu'il lui fait tant de bien, je préfère et de loin, penser à mon avenir, à mon destin. « Ne me confonds pas avec ceux qui ont l’habitude de servir de pilier » qu'il me reprend après que je l'ai insinué. Et j'ai des envies de lui faire remarquer que malgré ses dires il est bien là, devant moi, à se décider – petit à petit – à boire toute la soirée. Il rentre parfaitement dans le costume que je viens de lui donner. Et je le ressers au moment où silencieux il me demande de le faire. « Elle n’était pas …. » Pas prête, pas femme, idiote, illusoire. Elle n'était pas faite pour se détruire à coup d'amour démodé, de mots dérivés. « Elle est partie » Destructrice. Stupidité. Je le savais. « Ne te méprends pas, je suis triste par habitude. Ça fait des semaines, je n’ai juste pas trouvé de nouvelles occupations » De celles qui ne porteraient pas son prénom. Je le sais aussi, ça c'est couillon. Les miennes s'éveillent et se meurent dans le sien, depuis qu'on est ensemble sans l'être, depuis que je réalisé – ou presque – combien ça pouvait heurter de le perdre. Depuis que j'ai pris conscience que je suis la digne égale de mon paternel. A proposer. Imposer des contrats de quelques mois. Sait-il seulement, cet étudiant si insécure et sur à la fois, à quel point c'est un monstre qui se trouve devant lui ? Un être infanticide, vénal et vicieux. « C'est pathétique. » Une conclusion qui n'en est pas vraiment une. Mais c'est une vérité, je le trouve d'une mélodramatique qui donne la nausée. Une seconde, je me vois, me servir un whisky, l'accompagner, brûler ma gorge d'un liquide fort, ambré. Puis je repense … de manière infime humaine, à ce qui repose en moi. Pensant que même s'il va mourir, autant ne pas le torturer. Bourreau de mes propres entrailles, incapable de le supporter. « Elle est partie, et après ? » Après elle, après lui. Bousillée, poupée Annalynne. Toute cassée. « Tu vas rester comme ça ? A être triste par habitude ? Sous prétexte que le chagrin est joli ? » Le descendre, le rabaisser. Le choquer, lui prouver. « Quand tu as parlé d'amour, je t'ai trouvé con. Je n'avais pas réalisé à quel point j'avais raison. » Piètre menteuse, mauvais joueur. Il se fourvoie dans sa folie, ton coeur.
Je l’épie, la taquine, la traque comme un chasseur d’émotions. A la recherche de la moindre réaction. Aucune positive ne transparait. Et je me complet dans ce rôle d’enfant pourri gâté, sûre de lui, sûre de tout, qui parle sans respirer, sans remuer la langue pour réfléchir. Inflexible, elle me nargue de sa hauteur, par sa seule présence. Et plus je me sens docile, plus je m’équipe de sarcasme, plus j’insiste, plus je persiste. Je ne veux pas m’avouer vaincu. Allons, je suis Noah Arjen d’Aremberg, je déteste qu’on me résiste, je déteste être compris plus que je ne comprends. Et là, je me sens dépasser par la situation. Les gorgées de whisky s’enchainent, le feu dans mon gosier, mes mains qui cessent de trembler. Manque apparent, évident, symptôme des porcs socialement construit enfermés dans des cages d’anxiolytiques. Tu ne vas donc rien me céder ? Pas même le plaisir de discuter ? Je me vexe et m’agace, quand elle hoche la tête négativement, quand elle m’ignore, me regarde de haut, imperturbable. Ses yeux hurlent aux vacarmes, mais elle ne me laisse rien entendre. Et je m’enlise, je me noie, me débat comme un sauvage quand elle reste là, à me regarder, stoïque. Elle a l’ascendant, je le sais, ça m’énerve. Elle a l’ascendant, parce que de nous deux, je suis celui qui parle le plus, celui qui fléchis plus. Celui qui montre le plus d’intérêt, intérêt sincère, contrairement à ses interrogations qui ne sont pour moi que des pics de circonstances. Je me las et me blase de l’image que je me renvoie à moi-même. Elle a raison. Je suis mal et pour l’endosser, je fais comme si ça me faisait plaisir. Je suis mal et je ne sais pas comment le dire. Ni à qui le dire. Les gens se moqueraient, la preuve, regardez-là. Elle se moque déjà, de mes faiblesses supposées, de mon cœur asséché. Je voudrais croire qu’elle aussi a des secrets. De ceux terribles qui nous déconstruisent plus qu’ils nous forgent, de ceux qui donnent envie de pleurer rien qu’à voir notre reflet dans la glace. Mais rien, rien ne transparait. Miroir sans tain, elle me voit et face à moi disparait : « Au monde ». Je vomis mon attitude d’éclopé, d’handicapé social qui ne sait même plus comment parler. Ma faiblesse dans le défis, incapable de l’assumer, je me perds et je perds à mesure qu’elle se complet. Je la regarde interloqué, désœuvré, résigné. Plisse un soupir et mes yeux vitreux, un hochement léger négatif de la tête, symbole de fatalité. Attrape de nouveau mon verre que je bois. A grande gorgée. Je repose mon verre, m’essuie la bouche du bout des doigts et joint mes mains sous mon menton, accoudé au bar, la regardant. Et je m’étale encore, trop, beaucoup trop. Je me convaincs à mesure que je lui parle. Oui le chagrin peut être beau, il peut être beau parce qu’il nous renvoie à notre condition d’humain et qu’à ce titre il nous rappelle à quel point on peut ressentir, à quel point on peut être ému, touché, énervé, agacé, trembler, devant le monde. Oui le chagrin peut être beau et … bordel, ta gueule Noah. Tu ne sais même pas de quoi tu parle. Tu trouve des excuses à ton mal-être, tu l’habille de visages de filles, comme celui d’Echo, du visage de ton père ou de n’importe quel narvalo qui t’aurait un jour ou l’autre tourné le dos. La vérité, c’est que tu n’es qu’un gosse en pleine crise d’adolescence qui n’a rien à raconter. Vide et limpide, malgré tous tes efforts pour le masquer. Fantôme, insignifiant, et c’est le plus misérable de ta condition. « C’est pathétique ». Un sursaut de surprise, mes yeux grands ouverts, je la regarde. Elle ne dit presque rien, et je me sens rabaissé à chaque nouvelle interjection : « Si tu le dis », je ne trouve rien de mieux à répondre, rabaissant mes bras, laissant mes mains jointes sur le bar : « Elle est partie, ça me donne une raison valable pour boire ce whisky. », répondis-je froidement, franchement agacé avant de me redresser : « De me dire que le chagrin est joli me permet de le supporter. Et alors ? Tu vas m’en blâmer ? M’accuser d’enjoliver la vérité pour la rendre plus supportable ? Tu peux continuer ton entreprise de lynchage émotionnel autant que tu veux, t’as raison, je suis pathétique. Et stupide, et abrutis et très con comme tu dis. Je suis tombé amoureux d’une fille et j’ai voulu croire que c’était beau. Excuse moi de ne pas avoir le pessimisme des prétentieux qui ont la conviction profonde d’avoir tout vécu, tout écumé ! Et j’étais triste quand elle est partie. Puis, triste par habitude. Parce que je n’ai encore rien trouvé qui me rende aussi con que je l’ai été. Les imbéciles heureux. Et …. Bref ». Non je n’ai pas envie de m’étaler, surtout que ma tête s’échauffe, que l’alcool tourne, que mes tempes cognent et que ma cohérence laisse à désirer : « Je pensais que nous aurions pu trouver plus à nous dire que ces simagrées. Même si ça fait peine, je trouvais ça agréable l’idée de discuter avec quelqu’un qui comme moi, ne se sente pas à l’aise dans tout ça (lève les mains comme pour désigner le monde). A l’évidence, si je dois me satisfaire d’un monologue et d’un regard moqueur, je préfère parler à mon miroir. Combien je te dois pour la bouteille ? ».
« Si tu le dis » Là est toute la nuance, tu sais, je ne le dis pas, ne le suppose pas. Je l'affirme. Et c'est ce qui te manque aujourd'hui, ce que tu avais la dernière fois. Un assurance, piquante. Ton pathétisme n'a d'égal que le mien, ça te plairait que je te conte ce genre de destin ? « Elle est partie, ça me donne une raison valable pour boire ce whisky. » Si bien que mes sourcils se haussent, mon visage le fait aussi. Positivement, acquiesçant la ferveur avec laquelle il expose son mal-être. Transparent. Et pour moi, handicapée des sentiments, c'est troublant. « De me dire que le chagrin est joli me permet de le supporter. Et alors ? » Et alors ? Pourquoi tu viens me le cracher à la gueule ? J'ai rien demander, je rumine dans mon coin. Sur le futur infanticide que je vais mener. Dans la vie, chacun son merdier. « Tu vas m’en blâmer ? » Pourquoi toujours se sentir attaquer ? Les gamins ont cette impression, celle d'être persécutés. Il est tellement semblable aux autres. Copié - collé. « M’accuser d’enjoliver la vérité pour la rendre plus supportable ? Tu peux continuer ton entreprise de lynchage émotionnel autant que tu veux, t’as raison, je suis pathétique. » Et tu baisses les bras, encore une fois tu me déçois. Attaque. Riposte. Pourquoi laisser à une inconnue derrière son bar le droit de te juger ? T'es trop simple, putain, trop simple à achever. Même mon histoire tu ne me permets pas de la foutre sur le côté. Piètre jouet. « Et stupide, et abrutis et très con comme tu dis. Je suis tombé amoureux d’une fille et j’ai voulu croire que c’était beau. » Moi tu vois, même avec Clay, même dans le « je t'aime » qu'un jour j'ai pu lui lancer, j'ai toujours trouvé tout dégueulis d'affection affreusement laids. « Excuse moi de ne pas avoir le pessimisme des prétentieux qui ont la conviction profonde d’avoir tout vécu, tout écumé ! » C'est une pique ? Un reproche envers moi ? A tel point que je le trouve mauvais je n'arrive pas à le déterminer. Je n'ai pas tout vu. Je n'ai pas tout vécu. Mais je me refuse à un jour me retrouver à l'envers à cause de quelqu'un qui saurait me quitter de la même manière que ce qu'il est arrivé. Sans prévenir, sans s'annoncer. « Et j’étais triste quand elle est partie. Puis, triste par habitude. Parce que je n’ai encore rien trouvé qui me rende aussi con que je l’ai été. Les imbéciles heureux. Et …. Bref » Pourtant je le suis, en vrac, quand j'écoute le jeune devant moi, je me sais, pas si loin de son état. Mais je mens, je me mens, je suis comme ça. Ma fierté n'accepte pas. « Je pensais que nous aurions pu trouver plus à nous dire que ces simagrées. Même si ça fait peine, je trouvais ça agréable l’idée de discuter avec quelqu’un qui comme moi, ne se sente pas à l’aise dans tout ça. » Mon degré de bien être, je me demande comment il a bien pu le mesurer. Comment on définit qu'une autre personne n'est pas à sa place ? Après tout, combien de fois ai-je été rabaissé, en tant que pute, strip démodée ? Combien ont cru à ma mascarade ? Celle qui me place en pauvre fille paumée, alors que c'est de tout un empire que je vais hériter. Qu'on se le dise, si je suis ici, c'est que ça me plait. « A l’évidence, si je dois me satisfaire d’un monologue et d’un regard moqueur, je préfère parler à mon miroir. Combien je te dois pour la bouteille ? » Une autre victoire à comptabiliser. Mes deux doigts, pouces et index, glissent sur le whisky dont la fraîcheur commence à condenser. Mes pupilles – dont la fatigue se cache au plus profond – observent avec lassitude, son visage défait. J'en secoue le mien, froncent mes paupières, dans un sourire satisfait, je lui murmure. « C'était trop facile. » De t'avoir. De te foutre dans le noir. De faire disparaître ta condescendance. Ta factice aisance. J'ai des envies de boire un verre, de l'accompagner, de laisser le liquide ambré brûler ma gorge, abîmer par avance ce dont je compte me débarrasser. Mais je lâche la bouteille, j'éteins mon effleurement, pour de la main, brasser du vent. « Tu me fatigues de paroles, tu sais. » Vraiment, éreintée. Ne voulant absolument pas me dire que c'est ma relation qui le fait. Mon traquenard organisé. Si doux malheur, j'ai mal au coeur. Je me perds dans mes contradictions, et le monde autour, me rend aussi un peu con. « Mais j'affirme, que de ton miroir, tu t'en lasserais. » Grimaçant de mes lèvres, avant de sourire, face à mes futurs dires. « J'ai une plus belle gueule à regarder. » Je ressers son verre, précédemment vidé. « Même si mon regard est moqueur, même si je lynche tes si précieux sentiments. » La tristesse, il paraît qu'elle s'étiole avec le temps. Celle d'un chagrin d'amour, avec une autre personne à culbuter. Ca fonctionne comme ça. Tu le sais dans le fond, rassure-moi. « C'est jusqu'ici que tu es venu, tu t'attendais à quoi ? » A trouver une amie, à parler du monde et de la vie ? « A pleurer sur mon épaule ? » Énorme stupidité. Une connerie, une vraie. « Je peux rien t'apporter. » Je brise tout ceux qui ont le malheur de m'approcher. C'est comme ça que mes parents m'ont façonné. Je suis faite pour écraser. Le monde dans son entièreté. Même Clay.