Au moins était-elle raisonnable. Sans doute que cela était dû à la bonne éducation anglaise que lui avait inculquée son père. Je voyais bien que mon silence la dérangeait. Et dans son esprit nul doute que mes secrets n’avaient pas à être gardés pour son seul géniteur mais qu’elle devait les partager aussi. Hélas, ce n’était pas ainsi que je voyais les choses. Lily avait beau connaître mon identité, et son père être un agent, cela ne faisait pas pour autant d’elle un jeune agent à son tour. Ni une jeune femme à même de pouvoir réagir comme nous l’aurions fait dans de telles circonstances. C’était non seulement une question de sexe, car oui les femmes réagissent de manière différente d’un homme, de profil puisque je n’imaginais pas que Lily puisse, un exemple parmi tant d’autres, presser la détente un jour en faisant preuve de sang-froid, juste parce qu’il s’agissait d’une mission de routine, enfin, parce qu’à mes yeux, bien qu’elle ne soit plus une enfant, je ne la considérais pas encore tout à fait comme une adulte accomplie non plus. Et donc à même d’avoir son mot à dire sur la question.
« Je te remercie pour l’invitation, dès que j'aurai un créneau de libre, je n’y manquerai pas. » lui répondis-je, sincère et souriant.
« Tatoué, dis-tu. Je ne savais pas que les tatouages étaient devenus à ce point un signe de gang. » ironisai-je en songeant à ceux qui ornaient mon corps, mais qu’elle ne pouvait, évidemment, pas voir là où ils étaient situés. Encore qu’elle avait employé le terme « assez » qui sous-entendait qu’un ou deux n’étaient pas suffisants pour faire partie de l’élite criminelle, visiblement. Je me demande où et qui, lui a appris ce genre de choses.
« Hum, possible. Je ne suis pas celui qui recrute les agents alors je ne peux hélas pas affirmer que mes critères et ceux de l’agence sont égaux. » la taquinai-je. Bien que je supposais qu’elle plaisantait à ce sujet, j’espérais et je suppose qu’il en était de même pour son père, que Lily ne suivrait jamais la voie que nous avions prise. Ce n’était pas une question de sexisme en songeant que, parce qu’elle était une femme, elle saurait moins bien y faire dans cette profession. Je connaissais des agents de terrain féminins qui étaient plus féroces qu’un bulldog et bien plus douées que certains agents masculins. Appelons-ça l’étouffant besoin de surprotéger une jeune femme qui me tient particulièrement à cœur, comme si elle faisait partie de ma propre famille.
« Hum, je suis d’accord. » murmurai-je pour moi-même. Avais-je bien entendu ? Peut-être avait-elle été sérieuse, finalement, en songeant à son futur en tant qu’agent ? Peut-être que son père en savait plus que moi sur ses aspirations. Encore une chose dont nous devrions discuter seul à seul, lorsque nous nous reverrons.
« Oh ça, je veux bien te croire ! » lâchai-je en riant. Son père n’était peut-être pas agent de terrain comme moi, mais en tant que qu’agent du MI6, même derrière un bureau, l’agence vous apprend de toutes façons à savoir manier différentes armes et combattre sur la base de nombreuses techniques.
« Je reconnais là ton grand cœur, Lily, merci. » Mais non, je n’avais pas besoin de son aide pour l’instant. Et je me demande même si un jour j’en aurais besoin, ou si, dans le cas où ça se présenterait, je la lui demanderais. La peur qu’elle-même se fasse agressée pesait trop dans la balance pour prendre un tel risque. Mais nous verrons plus tard, pour le moment, je profite surtout de nos retrouvailles.
« En arts, d’accord. » Pas de chance, je n’y connaissais rien en art. A part toucher un peu de piano et gratter ma guitare fut un temps – j’avais arrêté au décès de ma famille – la peinture, le dessin, l’art visuel, l’architecture, je trouvais ça tout à fait grandiose, mais je n’y comprenais rien du tout.
« J’en suis persuadé. » Qui pourrait ne pas se lier d’amitié avec une jeune femme aussi attachante que l’était Lily, franchement ? Encore qu’à son âge, les garçons et les filles ne sont pas forcément très tendres entre eux, loin de là. C’est l’époque des incompréhensions, où l’on se cherche encore, où l’on découvre plus en détails, où l’on juge et l’on est jugé à son tour. L’heure des premières amours et des premiers chagrins.
« Et bien je suis heureux de l’entendre. » Je n’en attendais pas moins d’une jeune fille qui avait reçu son éducation et avec un tempérament comme le sien.
« Je suis certain que tu sauras faire le bon choix le moment venu. Même si j’ai du mal à croire qu’il n’y a que des « jolis minois » sans cervelle au sein de ce campus. » la taquinai-je à nouveau avec un sourire malicieux.
« J’ai rencontré des jeunes gens très biens ici. Bon, un peu gauches parfois auprès de la gent féminine, mais avec un bon fond, de bonne famille, cultivés, et et et…célibataires ! » ajoutai-je en levant mon doigt en l’air comme si le simple fait qu’ils soient célibataires était une preuve en soi. Sauf que je n’avais pas compris. Et que je venais de le faire. Lorsque j’avais rencontré son regard hésitant, douloureux. Que j’avais dévié les miens sur cette bombonne qu’elle avait fixée quelques minutes auparavant. « Lily, ne dis pas ça. » murmurai-je en me rapprochant de la jeune femme pour poser ma main sur la sienne, reposant sur ses genoux.
« Tu es une très belle jeune fille, avec d’innombrables qualités tu sais. Tu es généreuse, passionnée, curieuse, un peu trop peut-être… » soupirai-je avec humour avant de continuer.
« …tu es intelligente, tu t’intéresses à tout et à tout le monde. Un jeune homme serait chanceux de t’avoir à son bras, crois-moi. » résumai-je en soulevant son menton de mon index pour l’obliger à me plonger ses yeux dans les miens.
« Ce n’est pas parce que tu es malade que tu n’as pas le droit au bonheur toi aussi, Lily. Détrompe-toi. Et ce qui serait égoïste serait de prévaloir de la décision d’un homme à qui tu plairais sous prétexte que tu ne crois pas qu’il puisse t’aimer autant que toi tu l’aimerais. » Espérant qu’elle avait compris là où je voulais en venir, et prêt à me répéter aussi souvent que possible pour que Lily comprenne que son bonheur passait bien avant sa maladie, même si elle ne le croyait pas elle-même, mes traits se figent et se crispent légèrement lorsque ses questions se ramènent à ma propre existence. Mon sourire s’évanouit sans disparaître totalement cependant.
« Et bien, ma foi, j’ai beaucoup voyagé. L’Inde, la France, l’Irlande, la Russie. J’avais besoin de changer d’air. » Devais-je m’arrêter là ? Elle finirait forcément par me demander pourquoi. Et le secret n’était pas si grand finalement, elle méritait de savoir, de comprendre, même si tout ne pouvait être révélé ici.
« Tu étais si jeune… oui, je me suis marié, Lily. C’était en 2009, je venais de fêter mes 33 ans à l’époque. Elle s’appelait Catherine. Un an plus tard, et je suis devenu le père d’une petite princesse. Nous l’avons appelée Jane, en hommage à sa grand-mère. » Peu à peu, ma voix s’éteignit. Je n’aurais pas cru que d’en parler feraient remonter les vieux souvenirs à la surface. Tout à coup, je me revoyais dans notre jardin, en train de courir derrière ma fille qui riait en cherchant à m’échapper. La première fois qu’elle a boudée parce que je l’avais piqué avec ma barbe en lui volant un baiser sur la joue. Ses premiers cours de natation. Le chaton qu’elle avait fini par faire acheter à sa mère avant de me convaincre avec ses grands yeux bleus lorsque j’avais voulu le ramener au chenil. Mes mains se croisent, mon cœur s’effrite et ma peine est toujours intacte. Il n’y a plus aucune trace de joie dans mon regard ni sur mes lèvres. Je ne la regarde même plus, les yeux fixant un point invisible au sol.
« C’était il y a six ans. » prononçai-je à faible voix, l’air absent.
© ACIDBRAIN