NEPHERTYS ► Giza Lagarce

ivresse.
La vie, ta vie, n'est qu'une suite de galère sans nom. Tu n'es pas venue au monde avec le bon sexe. Ouais, monsieur et madame Kostas étaient tout excités à l'idée d'avoir un garçon, mais pas réellement à celle d'avoir une fille. S'il n'avait pas été trop tard, il est certain que jamais tu n'aurais vu le jour. Et, au fond, ça n'aurait surement pas été plus mal. T'as jamais connu de foyer heureux quand on y réfléchi, ta mère s'est barrée, elle a pris la fuite et t'a laissé seule avec ton père. Au début, ça allait. Ton père n'était pas aussi déçu que ta mère d'avoir une petite fille et il a réussi à s'occuper de toi. Le truc, c'est que bordel, il l'aimait ta mère. Et, son départ l'a clairement anéanti, alors il a sombré dans l'alcool. Plus tu grandissais, plus ton père se perdait dans les entrailles de l'enfer. Tu devais agir comme une grande, alors que tu n'étais qu'une enfant. T'as perdue ton innocence trop tôt. Beaucoup trop tôt. Vous ne rouliez déjà pas sur l'or, mais quand il s'est vraiment mis à boire à outrance, tout s'est effondré. T'as grandi avec les huissiers de justice à ta porte et ton père allongé sur le sol de tout son long, inerte. T'es vite devenue débrouillarde, de toute façon, tu n'as pas trop eu le choix pour dire vrai. Te faire manger, te débrouiller pour les cours, t'arranger avec la justice, t'occuper de ton père. Tout ça, ça a toujours été ta routine. Une routine fatigante, triste à mourir. Puis, les choses ont un peu changés, le soir de tes quinze ans, il t'a ramené une gonzesse, pas très classe, pas très belle, pas mal vulgaire. Et, son gosse aussi. Ce mec de deux ans ton aîné avec cet air trop sûr de lui. Tu savais qu'il voyait quelqu'un, parce qu'il était de moins en moins présent, mais tu ne t'attendais pas à ce qu'il te la ramène, elle et son idiot de fils ainsi que leurs bagages. Elle, tu ne l'as jamais aimé, même avec le temps. Elle était comme lui et finalement elle n'arrangeait rien pour ton père. Léo, son fils, tu n'as pas voulu lui faire de la place dans ta vie. Tu l'as repoussé, tu lui as mis des barrières, encore et encore. Puis finalement, sans que tu ne t'en rendes réellement compte, il a réussi à se faire une petite place dans ta vie. Petite, au début, parce que avec le temps, il a fini par devenir la seule personne capable de te comprendre, de te calmer, de te remonter le moral.

métamorphose.
Tu te lèves précipitamment. T'en as fini avec ton maquillage, tu n'as plus besoin de te regarder. Ça te demande un trop grand effort. C'est difficile. Ce n'est plus toi. La nuit, tu changes. Tu perds toute cette simplicité qui te caractérise. Tu prends un nouveau visage. Tu te maquilles à outrance, tu t'habilles trop court. Trop moulant. Et, tu sors de la ville. Tu vas gagner de l'argent. C'est minable, mais c'est comme ça. Toi, t'as pas eu la chance de naître avec un compte en banque assez remplie pour résoudre les problèmes de faim dans le monde, non. On a tous besoin d'argent et toi, tu ne fais pas exception à la règle. Tu la confirmes même, parce que toi, c'est pas pour des choses futiles, pour des petits plaisirs. C'est pour ne pas te retrouver à fouiller les poubelles et dormir dans un carton. T'as besoin de ces bouts de papier avec des nombres écrits dessus pour t'en sortir. Tout ça parce que tu as osé être toi. T'étais pas toute nette lorsque c'est arrivé, t'avais un coup dans l'aile, mais bordel qu'elle était jolie cette fille. T'as pas trop calculé, tout est allé trop vite. Ça ne t'a pas paru mal, mauvais, malsain ou autre, mais apparemment ça l'était. C'est ce que ton père a dit, avant de te demander de prendre la porte et de ne pas revenir. Ça ne t'était jamais vraiment arrivé, mais pour la première fois tu as eu honte de ton geste. Des questions t'ont perturbé. Elles te perturbent encore d'ailleurs. Tu es un peu perdue en ce qui concerne ta sexualité en fait, alors tu préfères te taire. Quand Léo t'a demandé pourquoi t'avais été jeté dehors comme une malpropre, t'as juste dit qu'il avait trouvé tes joints, bien rangés dans ta chambre. T'as pas osé lui dire toute la vérité sur toi. Pourtant, tu l'aimes Léo. Tu lui fais entièrement confiance, mais si même ton propre père avait pu te mettre à la rue, que ferait-il lui ? Il te laisserait sûrement seule dans ton coin. Ça, tu ne le supporterais pas. Il n'y a pas que tes doutes sur tes préférences que tu lui caches, ce que tu fais aussi. Jamais tu ne lui diras qu'actuellement tu es en route pour rejoindre un homme. Pas le même qu'hier, pas le même que demain. Tu ne lui diras jamais que tu te laisses faire. Qu'ils déposent leurs mains où ils veulent et que toi tu ne dis rien. Tu souris même, parce que c'est ce que tu dois faire. Tu ne lui diras jamais que tu te laisses rabaisser au rang de simple objet. Il n'y verrait que ta faiblesse lui, alors qu'il faut être forte, qu'il faut du cran pour ça. Il te laisserait. Il en deviendrait fou. Tu le sais, tu le connais par cœur. Tu ne peux pas lui faire ça. Tu ne dois pas. Alors jamais tu ne l'ouvriras. Tu vas amasser l'argent jusqu'à en avoir assez et t'en sortir. Il n'en sera jamais rien, parce que t'es discrète, parce que tu sais mentir, parce que t'as le sourire facile. Les apparences t'as appris à les maîtriser comme personne. C'est pour ça que tu retiens une expression de dégoût alors que l'homme de la soirée dépose sa main sur ta cuisse. T'aimerais partir. Laisser tout ça derrière toi, mais la vérité c'est que tu ne peux pas. Tu n'as pas d'autre issue. Marche ou crève, c'est ce qu'on t'a dit. C'est comme ça que la société agit. T'es seule face à toi-même, face à la vie et ça ne changera pas.

une douceur pleine d’amertume.
Assise sur ton lit miteux, tu tends l'oreille. Une clé s'est infiltrée dans la serrure. Tu restes impassible alors que des pas se rapprochent. Il marche doucement, comme s'il avait peur de trop avancer, d'être repoussé. C'est Léo. Il est le seul à avoir la clé. Il allume la lumière, t'éclatant les yeux au passage. Il t'apparaît alors. Toujours cet air à la fois sûr de lui et hésitant. Vous avez beau être extrêmement proche, même lui peut te froisser. Tu ne lui as pas donné toutes les autorisations. Il en a beaucoup, il sait presque tout de toi, mais tu gardes certaines parts d'ombre et il le sait. C'est à cause de cela qu'il a toujours l'air perdu lorsqu'il met les pieds ici. Chez toi. Dans ton environnement. Tu le détailes de la tête aux pieds. Un peu trop longtemps pour que ça passe inaperçu. Cette silhouette te réconforte chaque fois que tu en as besoin. Ce soir encore il est là, sans même que tu ne le lui aies demandé. J'peux te rejoindre Nephy ? Sa voix est douce, elle t'arrache un sourire. Tu hoches la tête et lui fait une petite place près de toi. Il éteint la lumière jaune trop présente et presse le pas pour te rejoindre sur le lit. L'un contre l'autre, tu te sens mieux. Léo, c'est la seule personne dont tu aies vraiment besoin. C'est tout en douceur, tout en complicité. C'est dit du bout des lèvres dans un soupir étouffé. Tout en silence. De beaux silences. Des silences agréables. Des silences que tu aimes faire durer. Vous n'avez pas besoin de mots, jamais. Il sait, tu sais. Parfois, t'aimerais que ça se passe autrement. T'aimerais être plus expressive avec lui, mais tu ressens une gêne. C'est pas dans ta nature de montrer ce que tu ressens. Depuis toute petite t'as appris à tout garder pour toi, à bien enfouir les choses. Tu l'aimes beaucoup Léo. Il t'aime beaucoup aussi. Le truc, c'est que ça s'amplifie. C'est presque étrange par moment. Presque malsain. Alors, tu en arrives à être un peu froide, un peu méchante par moment parce que ça te fais peur. Mais pas cette fois, non. Cette fois il t'a manqué. Deux semaines que tu l'as foutu dehors en hurlant. Deux semaines sans nouvelles. Pas un mot, pas un message, pas une visite. Pas même des excuses. Et, enfin il est revenu. Il a mis sa fierté de côté, dans une petite boite qu'il a jetée à la mer. Il a fait un grand pas. Et toi, tu jubiles intérieurement. Il est revenu . T'es pas capable d'ouvrir la bouche, de lui exprimer que t'es heureuse de le retrouver. Mais au fond, tu n'en as pas besoin. Il le sait. Parce que c'est comme ça entre vous. Tout dans la retenu. Des regards, des sourires, quelques câlins. Des gestes doux de temps à autre, mais ça s'arrête là. C'est pas un problème au fond, t'aimes bien ça toi. C'est tout ce dont tu as besoin, tout ce que tu peux donner de toute façon. Et là, alors que t'es contre lui bercé par les rayons de la lune qui filtres au-travers des rideaux, tu pries pour que ça ne s'arrête jamais, que ça ne change pas, sous aucun prétexte. Pour qu'il ne découvre pas ton secret.