Il n’y avait rien, aujourd’hui, rien qui ne l’aurait arrêté. Une rage sourde le portait depuis qu’il avait sombré la veille dans les bras de Morphée, mais le dieu, plutôt que d’apaiser sa nuit, avait déchaîné les affres les plus terribles de sa mémoire. Cadell n’avait pas fermé l’œil du moment où il s’était réveillé de ses cauchemars, et, en désespoir de cause, avait fini par sortir, préférant la compagnie des étoiles sur les toits de Cambridge à ses fantômes inconscients. Tout le jour, il avait fait claquer ses bottines sur le sol de Harvard, l’âme fulminante, et sa fureur avait grondé en lui sans tarir. Il ne pouvait se l’expliquer. C’était un sentiment, non pas vif, mais vicieux, qui le prenait soudainement à la gorge et ne le lâchait pas. Il peinait, pendant des heures, à apaiser son esprit colérique, et il n’y avait rien, non, qui ne pouvait l’arrêter. Sa rage jaillissait hors de lui, il s’emportait pour des broutilles, ne se repentait que le lendemain. – Vidé, faible, hagard. La tempête passée le laissait dévasté. Il se cloîtrait, se recomposait en éraflant ses doigts jusqu’au sang sur les cordes de sa vieille guitare, n’en sortait que lorsqu’il se sentait prêt à affronter la forteresse de la société. Ce jour, comme à chacune de ses tempêtes, rien ne l’aurait arrêté tandis qu’il allait dans le campus, le vert mousse de ses iris passé au noir onyx. Rien – sauf une lettre. Ses yeux de loin l’avaient vue. Soudain un souffle venait alléger son cœur et transformait la tornade qui l’assiégeait en une plume innocente. Sa main attrapa au vol le papier qui s’échappait, tandis que ses pupilles s’adoucirent, laissant éclater dans les étoiles vertes de ses yeux quelques paillettes de vivacité. C’était la jeune fille blonde. Elle était là esseulée sur ce banc, retranchée entre elle-même et sa lettre. Il savait qui elle était, il ne la connaissait pas. Il savait qu’elle écrivait souvent, il ignorait le destinataire mystérieux. Cadell serra la lettre entre ses mains pour qu’elle ne s’échappe et s’avança vers elle. Veïa. Il était parvenu à connaître son prénom – en laissant ostensiblement traîner ses oreilles. Un prénom qui semblait fait pour elle. Son visage était incisif comme le « V » qui ouvrait son prénom, mais son expression était aussi délicate que les dernières syllabes de son patronyme. Il savait qu’il n’était lui-même pas inconnu d’elle, il avait surpris les mêmes regards qu’elle lui lançait. Parfois, il lui octroyait un sourire. Il restait la fixer quelques secondes, avec sa malice éternelle, puis reprenait sa route. Elle était le visage qui éclairait à l’improviste ses journées, une rencontre furtive et muette qui suffisait à rehausser le ton d’un jour maussade. Pourtant, ils ne s’étaient jamais plus approchés. Ils restaient l’un pour l’autre des ombres qui se croisaient. Cette lettre entre ses mains, c’était un changement. Cadell arriva à sa hauteur et lui tendit la lettre, un sourire aux lèvres, captant son regard. « C’est à toi, n’est-ce pas ? »