Es war einmal...
Le 17 septembre 2008, Washington D. C.
La psychologue de l’hôpital m’a dit que ça me ferait sûrement du bien d’écrire. Ca m’aidera à faire remonter à la surface certains traumatismes. Il paraît qu’en les affrontant je les surmonterai, et que donc je guérirai. Plus vite je serai sortie de cet hôpital et mieux je me porterai, donc si écrire dans un carnet peut m’y aider, je n’ai pas grand-chose à perdre. De toute façon, ça fait bien longtemps que je n’ai plus rien à perdre.
Je ne me souviens pas de grand-chose de mon enfance à vrai dire. Je suis issue d’une famille de classe moyenne et surtout très aimante, et j’avais aussi Felix, mon frère de neuf ans mon aîné que j’adorais. Et puis j’ai le souvenir de la mort de mon frère qui reste gravé dans ma mémoire. Je jouais au ballon avec Felix devant la maison. Il m’a fait une passe, j’ai raté le ballon et il a roulé sur la route. C’était un petit village tranquille, il n’y avait jamais personne dans cette artère de Jettingen. Je n’ai pas regardé avant de traverser. Tout s’est passé très vite ensuite. Je me souviens de Felix qui hurle mon nom, de bruits de freins, des bras de mon frère de seize ans qui m’entourent, et d’un choc aussi fort qu’un tremblement de terre. Je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, mon père m’a avoué que mon frère était mort en voulant me sauver. J’ai été prise d’une crise de larmes. J’ai pleuré, hurlé, pleuré encore. Mais rien ne pouvait le ramener à la vie.
Liesel
Le 19 septembre 2008, Washington D. C.
Après l’accident de mon frère, je me suis renfermée sur moi-même. Mon cercle d’amis s’est considérablement réduit. A vrai dire, je ne m’ouvrais plus qu’à mes parents, de qui j’étais très proche. J’ai trouvé refuge dans la lecture, mais par-dessus tout, dans la photographie, qui m’a donné une folle envie de voyager. Je collectionnais les magazines de voyages et les murs de ma chambre étaient couverts de posters qui représentaient des édens des quatre coins du monde. Voyager représentait mon seul but dans la vie, la seule chose qui me donnait l’envie et la force de me lever le matin.
Mais il y a quelques mois, Mama est morte d’un cancer. Je suis devenue folle de douleur. Au sens propre du terme. D’abord ça s’est manifesté par des sautes d’humeur fréquentes. Je passais de la crise de larmes à l’attitude la plus hostile qui soit, je pouvais ne pas décrocher un mot pendant des jours ou au contraire hurler ma souffrance toute la nuit durant. Puis j’ai commencé à avoir des pulsions agressives et violentes. Il m’arrivait de me mettre spontanément à casser tout ce qui était à portée de main. Papa n’en pouvait plus et a décidé de m’emmener voir un spécialiste, qui a dit que mes réactions trahissaient une douleur plus profonde qui n’avait jamais pu cicatriser, voire même une sorte de culpabilité, un déni de ce qu’il s’était passé quelques années plus tôt pour mon frère. Ma santé mentale déjà fragile suite à l’accident de Felix s’est dégradée avec la mort de Mama. J’ai dérapé, en quelque sorte ; mon esprit s’est fissuré, et il faudrait du temps et surtout un hôpital psychiatrique pour que je me remette de tout ça. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée ici. J’ai été internée pour « folie modérée et troubles de l’humeur ». Je n’arrive toujours pas à y croire…
Liesel
Le 4 avril 2009, Washington D. C.
Ca va faire 7 mois que je suis dans cet hôpital, qui est plus un enfer qu’autre chose. Je crois qu’il va me rendre plus folle que je ne le suis déjà. Je ne m’attendais absolument pas à ce que j’y ai trouvé. Mais dans un certain sens, ça me fait du bien d’être coupée du monde. J’ai aussi rencontré Adrian. C’était mal parti entre nous, on était un peu comme chien et chat au début, toujours en train de se tester mutuellement pour savoir si on pouvait se faire confiance. Il n’arrivait pas à faire table rase du passé, je galérais avec le nouvel obstacle dans ma vie que représentait ma « maladie ». Je vous assure, quand on vous dit que vous êtes vraiment atteint de folie, il faut pouvoir l’intégrer, se le mettre dans la tête, se persuader que vous êtes bel et bien un monstre soumis à ses pulsions primitives et qu’il faut à tout prix que vous vous soigniez. Je dois me battre tout le temps, pour espérer, pour respirer, pour survivre. Survivre à tout prix, quoi qu’il m’en coûte, je veux sortir de là. Prendre un nouveau départ. Voyager. Aider les gens.
Au fur et à mesure que j’ai appris à connaître Adrian, il m’a apporté du réconfort. On se soutient, on s’épaule, parce que c’est dur de vivre tous les jours parmi des fous alors qu’on tente tant bien que mal de garder un esprit sain. Alors on parle, pendant des heures, pour être sûrs qu’on ne délire pas, que c’est bien réel, qu’on s’en sortira. Il est très protecteur envers moi, et même si d’ordinaire je n’aime pas ça à cause de mon caractère indépendant, ça me fait du bien de savoir que quelqu’un se soucie de moi dans cet enfer. Et puis, curieusement, ça ne me dérange pas. Rien ne me dérange chez lui. Tout me vient naturellement, je me sens bien, comme si j’ai enfin trouvé ma place dans ce monde juste en étant à ses côtés.
Liesel
Le 9 septembre 2009, Washington D. C.
Je sais, ça fait vraiment con de parler à un carnet comme à une personne, mais je me raccroche à ce que je peux. Tu sais, je t’ai parlé d’Adrian il y a quelques mois. Je crois que ce que je ressens pour lui n’a rien à voir avec les émois des plus jeunes, c’est plus profond. Seulement, j’ai perdu les deux personnes à qui je tenais le plus au monde, alors je ne voulais pas m’attacher. C’est trop tard, mais, d’une certaine manière, mettre des mots sur mes sentiments les aurait rendus réels et il n’y aurait pas eu de retour en arrière possible. Je ne voulais pas être blessée de nouveau.
On s’était juré de s’attendre, mais quand j’ai su qu’il allait sortir et pas moi, je lui ai écrit une lettre pour lui dire d’être heureux sans moi. J’ai failli mettre quatre mots à la fin, avant de signer, mais je ne l’ai pas fait. Je n’avais pas le courage. Alors je les ai murmurés contre la feuille en espérant qu’il les sentirait. « Ich liebe dich, Adrian. » Et c’est tout. Il est sorti de ma vie. Sans un bruit. Pas de cris, pas de larmes, pas d’au revoir. Juste un trou béant dans ma poitrine et un sentiment de solitude comme nul autre auparavant. Je ne sais pas comment je vais survivre. Je me sens déjà glisser de nouveau vers la folie, mon esprit se fissure, je n’ai plus le pilier qu’Adrian était devenu pour moi. C’est pour ça que je me raccroche à toi petit carnet. Depuis le début, j’écris tous les jours sur tes pages. Mes sentiments, mes sensations, mes souvenirs, mes peurs, mes espoirs, ma philosophie, mes observations. Ecrire est devenu ma drogue, tout comme photographier l’était quand je pouvais sortir hors des quatre murs de cet hôpital. J’espère que je vais m’en sortir, vraiment.
Liesel
Le 18 mars 2011, Washington Dulles International Airport, Washington D. C.
En fin de compte, Adrian m’a laissé une volonté féroce de m’en sortir, d’enfin profiter de la vie et de rattraper ces années perdues. Un an et demi après lui, je sors de nouveau dans le vrai monde. J’ai pratiquement dix-huit ans, mais j’aurais juré avoir passé trente ans dans cet institut psychiatrique. Je n’ai pas repris contact avec mon père. Je sais que je suis encore fragile et que retourner à Jettingen, ce lieu de malheur, ne m’aidera absolument pas. J’ai déjà perdu presque trois ans de ma vie, alors j’ai décidé que je sauterai dans le premier avion pour prendre un nouveau départ.
Liesel
Le 21 juin 2013, Dallas / Fort Worth International Airport, TX
Pendant deux ans, j’ai voyagé partout dans le monde pour faire du bénévolat. Je me suis occupée d’orphelins en Namibie, en Thaïlande et au Brésil, j’ai aidé à construire des écoles en Inde et en Argentine et je suis allée apporter mon aide dans des écoles aborigènes d’Australie. Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’auprès de ces enfants que j’aidais. Ils m’ont aussi aidée à réparer les quelques fissures qu’il restait dans mon esprit. C’est pendant ces voyages que j’ai compris que ça ne servait à rien que j’essaye d’enfouir mon passé au plus profond de moi. Il fallait que je fasse la paix avec tout ça si je voulais pouvoir guérir complètement. C’est en Inde et en Thaïlande que j’ai trouvé ma paix intérieure, notamment grâce au bouddhisme, même si je suis restée catholique. J’ai appris beaucoup de langues pendant mes voyages : l’anglais, l’espagnol et le portugais. Je crois que j’ai pris des milliards de photos, j’en prenais plein les yeux, tous mes sens étaient en éveil. Je me sentais vivante. Puis, en cherchant le pays suivant dans lequel je voulais apporter mon aide, j’ai trouvé une offre pour un travail dans un ranch au Texas. Sur un coup de tête, je suis partie. Et me voici dans l’aéroport de Dallas à écrire mes dernières péripéties en attendant qu’un certain Noah vienne me chercher.
Le 7 octobre 2013, Wichita Falls, TX
Noah est en fait le fils du patron, et il s’est mis en tête de m’apprendre à monter à cheval. Il dit que je suis une naturelle, ça me fait sourire. C’est vrai que j’aime beaucoup le contact avec les chevaux. Noah m’a un peu prise sous son aile quand je suis arrivée. En même temps, je faisais tâche parmi tous ces ranchers rodés, en bottes et chapeaux de cow-boy. J’étais un peu perdue, je ne savais pas trop quoi faire, et je parlais en allemand aux chevaux. Une vraie folle quoi. Depuis, je me suis bien adaptée : j’ai pris goût aux vêtements du far ouest, je parle comme eux, je bois de la bière et de la tequila. Il y a eu un véritable coup de foudre amical entre Noah et moi. C’est devenu mon grand frère, tout comme les gens du ranch sont devenus ma famille.
Les Bridwell sont très riches : ils possèdent des terres à perte de vue, des centaines de chevaux et ils utilisent même des hélicoptères quand une de leurs bêtes se perd. Je trouve ça fascinant. Je me suis donc retrouvée en pleine pampa texane, sans rien autour, sous un soleil de plomb à travailler d’arrache-pied, et curieusement, j’aime ça. J’ai appris à utiliser un lasso, chausser des éperons, faire un feu à partir de rien et apporter les premiers soins à un homme tombé de cheval. J’adore cette vie de plein air au contact de gens simples, naturels et travailleurs, modestes et accueillants, qui ont su devenir ma nouvelle famille.
J’aime aussi beaucoup aider Lillian, la mère de Noah, à faire la cuisine. J’apprends beaucoup d’elle. D’ailleurs, tu as dû le remarquer, vu le nombre de recettes que je note ! J’apprends de nouvelles choses tous les jours et j’adore ça. Je suis tellement heureuse ! Est-ce que tu crois que la chance a enfin tourné pour moi ?
Liesel
Le 30 juillet 2014, Wichita Falls, TX
Le ranch est en train de se préparer à accueillir une grande compétition de rodéo qui se tient ici tous les deux ans, il paraît qu’elle est connue dans toute l’Amérique. Ca va être un truc de fou ! Noah a même proposé de m’apprendre à faire du rodéo ! C’est dingue comme on s’entend bien, pourtant, on ne sait pas grand-chose l’un de l’autre. Je n’ai pas honte de mon passé, mais je ne le crie pas sur tous les toits, et comme Noah ne m’a toujours rien demandé à ce propos, je ne lui ai rien dit.
D’ailleurs, au dîner, Noah m’a annoncé une chose qui me semblait jusque là impossible. Sa famille a décidé de m’adopter pour que je puisse obtenir la nationalité américaine et rester plus longtemps dans le ranch avec eux. Ils utilisent l’excuse du travail, mais je pense qu’ils ne veulent juste pas avouer qu’ils se sont attachés à moi. Moi non plus, cela dit, je mourrai plutôt que de l’avouer.
Liesel
Le 3 janvier 2015, Wichita Falls, TX
J’ai vraiment fait mon petit nid dans ce ranch, je m’y sens tellement bien, c’est devenu chez moi. En deux ans, j’ai trouvé ma place sur cette Terre. Il ne manque plus qu’Adrian avec moi. Je ne sais absolument pas ce qu’il est devenu, mais je n’arrive pas à le sortir de ma tête. J’ai essayé de sortir quelques mois avec un jeune homme du ranch, mais ça n’a pas marché, j’étais encore amoureuse de mon Allemand. Qu’est-ce qu’il penserait de ma vie maintenant ? Est-ce qu’il va bien ? Est-il heureux ? Est-ce que je lui manque ? Tant de questions qui restent sans réponse. Toujours est-il que j’ai été acceptée à Harvard pour faire mon second semestre de senior. Je n’y crois pas. C’est hallucinant. Depuis mes 15 ans, j’étudie à domicile, et j’ai été acceptée. Noah aussi, et il part avec moi. C’est merveilleux de pouvoir partir avec son grand frère, non ?
Tu sais, je t’avais dit qu’en sortant de l’hôpital, je ne parlais plus à Papa. Ce n’est pas totalement vrai. Je lui envois des cartes postales, environ une fois par mois, pour lui dire comment je vais et ce que je fais. Je signe toujours par : « Bitte Papa, antworte nicht. S’il te plaît, ne répond pas. » Ca m’aurait fait trop mal qu’il me réponde. Mais là, il l’a fait. Il m’a envoyé de l’argent pour Harvard. Oh, pas beaucoup, mais quand même assez pour que ça me fasse pleurer. Je suis une fille indigne. J’aide les populations du monde entier mais pas mon vieux père qui a tout perdu. Je m’en veux, si tu savais comme je m’en veux Papa. Je suis désolée.
Liesel
Le 28 mai 2015, Harvard University, Cambridge, MA
Tu ne vas jamais me croire. Je suis tombée sur un dépliant de la Winthrop House, que j’ai lu bien entendu, vu que je lis tout ce qui me tombe dans les mains. J’y ai vu un nom que je n’aurais jamais cru revoir. Adrian Wandëils. Maintenant mes émotions se livrent un rude combat pour avoir le contrôle. J’ai l’impression de suffoquer sous les vagues qui se brisent sans relâche sur mon esprit. Colère. Tristesse. Nostalgie. Espoir. Désir. Amour. Peur. Je crois qu’Hiroshima est en train d’avoir lieu dans ma poitrine.
Liesel