Cours. Cours aussi vite que tu le peux. Comme si ta vie en dépendait. De toutes tes forces. Aussi vite, que ton cœur tachycarde, l’adrénaline monte et soudainement tes jambes ne répondent plus de rien. Pendant cet instant précis, tu rates une foulée et tu vois ta vie défiler à toute vitesse devant tes yeux parce que tu le sais. Tu vas te rétamer. Ça n’est qu’une question de temps avant que ton pied bute contre l’autre et que tu t’écrases violemment contre le sol. Cours aussi vite que ton souffle s’accélère au point que tes poumons brûlent à l’intérieur de toi. Ton battement cardiaque est si élevé que tu peux entendre son écho résonner dans tes oreilles. Quelques insurmontables secondes de sprint. Le temps nécessaire pour toi d'atteindre la ligne, et finalement tu t'écroules. "TOUCHDOWN !" Acclamation de la foule dans le stadium, avant ta chute tu as touché le soleil.
C'est le résumé de ta vie. Tu passes ton temps à courir, mais tôt ou tard la réalité te rattrape : tu te rétames. C'est l'été de tes dix-sept ans. Tout te réussit, tu viens de terminer premier, major de ta promotion, et ton avenir en ligue universitaire de football s'éclaircit déjà ; les plus grandes écoles s'arrachent ton nom. C'est une vraie chance d'être toi. Et surtout, d'être le fils de Victor Miller I. Car avouons-le, le chèque de papa glissé sous le bureau de ton professeur d'histoire a bien aidé à rattraper tes lacunes dans la matière. Le problème, c'est que tout n'a pas toujours été rose pour toi. Déjà gamin, tu étais loin d'être un canon de beauté. L'archétype du gosse pas très sportif, qui se gaver de sucreries, et qui a réponse à tout. Une vrai tête à claque. Celui qu'on attend au coin de la rue, à la sortie de l'école pour lui rappeler que la vie c'est une chienne, à coup de poings dans la figure. Ton nez en sang, tellement de fois qu'à quatorze ans ils ont du t'opérer. Et puis la puberté est arrivé. Ça et la chirurgie réparatrice, ça t'a bien réussi. T'as grandi, enfin, t'es devenu un homme. T'as déménagé, tu as intégré dans un nouveau lycée et tu es entré dans l'équipe de football. Tout a changé, les filles se sont retournées sur son passage et les rôles se sont inversés. Fini la victime, tu t'es imposé.
Tu es devenu l’oppresseur, comme une revanche sur la vie. Au lycée, t'as toujours été ce petit con arrogant, celui qui laisse traîner son pied devant le gamin à lunettes, déjà mal dans sa peau, à la cantine. Celui qui le rabaisse plus bas que terre parce qu'il vient de s'étaler dans son plateau, les spaghettis qui dégoulinent de ses cheveux. "Ben alors, faut regarder où tu marches, binoclard." Une vraie tête à claque. Mais au fond, tu te dis que c'est pour son bien : un jour il comprendra que si tu le traînes dans la boue, c'est pour qu'il se relève. A moins que ce soit juste un moyen pour toi d'avoir bonne conscience le soir avant de t'endormir.
Tu as grandi, encore, mais tu n'as pas changé. A vingt ans, tu es toujours aussi puéril, c'est maladif chez toi cette obsession de toujours montrer que tu vaut mieux que les autres, ce besoin qu'on soit fier de toi. Les filles, tu les enchaîne, tu préfères les lâcher avant qu'elles ne te fuient, toi et ton caractère exécrable, parce que c'est moins douloureux pour l’ego. T'es un requin. Tu te jettes sur ta proie et tu la gardes dans ta mâchoire acérée jusqu'à ce qu'elle lâche prise. Tu es trop agressif, trop jaloux, trop égoïste. Trop. C'est le mot qui te décrit le mieux, toujours trop excessif dans tout ce que tu entreprend. T'en es presque insolent.
Tu vois, tu as tellement grandi que parfois tu te demandes si tu n'es pas allé trop loin. Tu te regardes dans une glace et tu te dis que t'es un sacré con. Mais c'est pas grave, t'as une belle gueule et dans la vie c'est ça qui marche le mieux. Tout est parfait, même si tes parents t'ont forcés à te fiancer avec cette fille que tu n'aimes pas vraiment. "C'est un bon parti" qu'ils disent, parce que sa famille est richissime. Mais toi tu n'en as que faire, l'argent, tes parents en ont déjà suffisamment pour combler tous tes caprices. Mais c'était sans compter que trois jours plus tard, ton banquier t'annoncerait au téléphone que tes vivres étaient coupés. "Attendez, c'est une blague, n'est-ce pas ? - Ordre de votre paternel, mes sincères excuses monsieur Miller." Tu te retrouves, planté là devant la station essence, avec ta nouvelle Porsche complètement à sec. D'un coup, tu te rues sur la messagerie de ton paternel. Tu sais très bien qu'il est en conférence à cette heure, mais tu n'hésites pas à le déranger pour lui laissant plusieurs appels manqués. Impatient que tu es, et finalement, c'est dix minutes plus tard qu'il se décide à répondre. "L'entreprise est au plus bas, Victor, et toi tu continues de dilapider l'argent. Tu viens d'avoir vingt-et-un an, il est temps pour toi de montrer que tu peux être responsable. C'est l'occasion pour toi d'être autonome." Tu restes sous le choc. Tu n'as jamais demandé d'être autonome, toi. Ton petit confort aux frais des parents dans ton loft à Cambridge te convenait parfaitement. Ton quotidien insouciant, sans compter les dépenses, c'était ton havre de paix. Ta façon d'être, un credo pour toi : plus c'est cher, plus tu le veux. Un claquement de doigt et tout t'était servi sur un plateau d'argent. Et du jour au lendemain, il t'annonce ça. Sans préavis. Qu'à partir d'aujourd'hui, tu dois leur prouver que tu peux te débrouiller. Et te voilà contraint à enchaîner les jobs pour montrer que t'en es capable. La journée, t'es livreur de pizza, la tête vissée sous ton casque pour rester incognito. Le soir, tu rentres et tu te plains, ta mère qui te répète "C'est comme ça que tes grand-parents ont commencé, au plus bas de l'échelle." Sauf que eux, ils vivaient à la préhistoire et qu'ils ont réussi à marier leur fille à un magna de l'immobilier, alors ça facilite les choses. Toi, tu trimes pour la première fois de ta vie, et tu n'aimes pas ça. Tu préférais avant, quand tu n'étais pas obligé d'emprunter de l'argent à ta sœur juste pour remplir d'essence ta Porsche. Mais tu te dis que tout ça, c'est temporaire. Bientôt, ça s'arrangera, et en attendant personne ne doit le savoir.
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