La vie…je croyais qu’il n’y avait rien de plus simple, rien de plus évident, rien de plus limpide. La vie…je croyais qu’elle se déroulerait sans encombre, qu’elle persisterait dans l’étrange légèreté dans laquelle je l’avais débutée. Oui, la vie…je ne croyais pas qu’elle serait si cruelle. Si terrible. Je ne croyais pas. Mais, après tout, elle est comme ça la vie : imprévisible et sauvage, impardonnable et indécise. J’aurai simplement aimé qu’elle soit plus indulgente.
Il y a dans mon cœur des souvenirs que je ne peux exprimer avec exactitude. Des moments qui restent figés dans une tendre douceur et qui m’enveloppent d’une chaleur rassurante, d’un bonheur incertain. Ces souvenirs qui remontent à une époque révolue, une époque que je ne pourrais plus jamais retrouver. Pour la simple et bonne raison, que les protagonistes ont disparu…qu’ils ont abandonné la vie pour rejoindre la plénitude de la mort. M’abandonnant à une solitude que je ne pourrais jamais surmonter. A une solitude que je ne pourrais jamais combattre. A une solitude qui me dévore du plus profond de mon être.
ENFANCENous avons grandi dans une belle innocence, les jardins secrets de notre enfance préservés par la nature protectrice de mes parents, à défaut de pouvoir le confirmer pour ceux d’Emrys, de Priape, d’Artémis, de Denys et de Thalya. Les rues d’Athènes étaient notre terrain de jeux, les repas de ma mère, notre réconfort et nos rires, notre vie. Le bonheur s’incrustait dans nos poumons et rien ne pouvait entacher cette joie incertaine et tangible qui s’éveillait à nos regards d’enfants. Ils étaient mes frères et sœurs, à défaut d’en avoir, ils étaient ma raison d’exister. En effet, mes parents étaient des gens simples, mon père marin, ma mère commerçante qui avaient souhaité toute leur existence construire une immense famille, mais n’avait eu la chance que de donner naissance à un seul enfant : moi. Mais la solitude n’avait jamais pesé sur mes frêles épaules, retrouvant la présence rassurante et accueillante de mes cousins et cousines pour compenser ma situation de fille unique. Oui, nous étions heureux…nous chantions des rêves que nous ne pouvions que frôler du doigt, nous pensions à des mondes que seule notre imagination avait pu construire, nous rions à des folies que nous seuls avions pu faire. C’était simple. Très vite, je montrais un attachement particulier pour Emrys, ce frère que je n’avais jamais eu. Il peuplait mon cœur trop grand d’amour et remplissait mes espoirs d’une splendeur éclatante. Emrys…blotti contre mon corps fragile, ses doigts s’enroulant autour des miens, notre affection s’étendant au-delà des montagnes brumeuses et des mers sauvages. Rien n’était insipide, rien n’était âcre en sa présence. Il était mon jumeau, le complètement de mon âme, la clé de mon monde. Mais rien n’était moins certain que la vie. Rien n’était moins cruel qu’elle, cette chienne de vie qui se donne des allures de grande reine.
Lorsqu’il eut sept ou huit ans, je ne m’en souviens plus très bien, mon père élargit le fossé creusé avec son propre frère, la froideur de leur rapport se cristallisant dans une séparation brève et glaciale. Mes cousins me furent arrachés et ma solitude revint comme une claque sur mes joues remplies de larmes. Ma mère me rassurait par des mots tendres, qui se perdaient pour moi, qui avais perdu l’art d’écouter. Quant à ce géniteur qu’était le mien, je développais une colère si profonde, qu’encore aujourd’hui, malgré mes peines et chagrins, je me pose encore la question suivante : pourquoi ? Tout simplement, pourquoi…Nous quittions la maison qui se trouvait non loin d’eux et nous partîmes vers des lieux qui ne tenaient plus les marques de notre promesse d’avenir et de joie. Avec le temps, j’appris à pardonner à mon père, mon amour pour lui se faisant trop immense et trop profond. Ma mère compensait mon chagrin par une attention particulière, m’apprenant l’anglais ou m’offrant des objets qui devaient soi-disant amoindrir ma solitude. Mais je restais marquée par la blessure de cette séparation, ma peau blanche imprégnée au fer rouge. Mon seul réconfort était les visites que nous nous accordions avec Emrys. Je me souviens encore de son regard, de sa beauté désarmante, et de ses doigts qui venaient éteindre mes plaintes et mes larmes. Et comme pour sceller ce lien inébranlable, il enroula autour de mon maigre poignet, un bracelet que je porte encore aujourd’hui.
ADOLESCENCEPuis, je grandis, gravant sur ma peau des souvenirs dont j’étais la seule détentrice. D’Emrys et moi qui venions embêter Artémis pour finalement l’embrasser sur ses joues potelées et le serrer dans nos bras. De Thalya qui nous contemplait, ses yeux rieurs nous couvrant de son amour. De Denys qui attrapait nos chevilles et nous amenait au sol pour mieux entendre nos éclats de rire. De Priape qui nous réprimandait parfois, avant de finalement nous rejoindre dans nos bêtises de jeunesse. Oui, je gravais chaque instant dans les profondeurs de mon âme et avançais dans un futur qui ne serait jamais aussi beau que mon passé. J’avais la rage au cœur, mais je persistais à survivre. Emrys continuait de me voir, pendant que je perdais doucement contact avec les autres, chaque absence étant plus douloureuse à mesure que défilaient les jours. Je plongeais donc dans la lecture et l’écriture, relatant notre enfance comme un livre qui ne pouvait avoir de fin. J’étais une fille un peu perdue, assez discrète, vivant dans un passé qui n’était plus le mien. Mais je gardais mes parents pour affronter les obstacles qui paraissaient alors insurmontables et qui, aujourd’hui, me semblent d’une grande futilité. Puis, l’enfer entama son arrivée fracassante. L’enfer…
Une seconde. Un regard qui s’éteint. Un cri qui ne peut même pas s’échapper de mes poumons. Une seconde…je ne me souviens pas exactement de la succession lente et douloureuse des événements. Mais, ils n’étaient plus là. Je tenais entre mes mains le certificat de décès de mes deux parents, une valise pour le Michigan et une vie brisée en milles morceaux. Il parait que mon père s’était vaguement endormi. Il parait que ma mère n’avait même pas eu le temps de réaliser ce qu’il se passait. Il parait qu’un camion avait déboulé de l’autre côté. Il parait que les deux véhicules s’étaient percutés. Il parait qu’ils étaient morts sur le coup, n’ayant même pas le temps de souffrir ou encore de penser. Il parait qu’il n’y avait aucun survivant de ce drame. Et moi, j’étais seule, du haut de mes quinze ans, dans le dépositoire, ayant pour unique compagnie, mon chagrin. Les deux cercueils avaient été incinérés le même jour et les cendres éparpillées dans la mer de notre Grèce adorée. Mon père avait retrouvé les mers qu’il affectionnait tant, ma mère accompagnant cet homme qu’elle avait tellement aimé et cette mer qu’elle chérissait du plus profond de son cœur. Je pensais que j’allais rejoindre par la suite, mes cousins, au cœur de leur famille. Hélas, encore une fois, les choix de mon existence ne m’appartenaient pas et j’étais contrainte d’aller vivre avec la meilleure amie de mon père. Heureusement, une femme charmante pour qui je portais un véritable attachement.
Mes cousins n’eurent pas l’autorisation de venir à la cérémonie de mes parents et je ne pus communiquer avec eux que par le biais, de lettres ou encore de conversation skype, ce qui était une limite inimaginable à mon besoin de les serrer dans mes bras et de les retrouver. Ils ne furent pas là non plus pour mon départ aux Etats-Unis. Je quittais pour la première fois de ma vie la Grèce et cela, seule et déboussolée.
ETATS-UNISJ’arrivais dans cette famille qui n’était pas la mienne, avec cette femme qui n’avait ni mari ni enfant et qui m’aimait déjà de tout son cœur, quant bien même étais-je peu réceptive, au début, à son affection. Je possédais une chambre splendide qui s’ouvrait sur les lacs du Michigan et les forêts qui surplombaient cet endroit extraordinaire, mais radicalement différent de la Grèce. Pourtant, je voyais combien elle faisait des efforts pour me ramener à mes racines, par le biais de son apprentissage approximatif du grec ou des repas typiques qu’elle s’obligeait à cuisiner. Je ne pouvais qu’être touchée profondément par ses attentions et je décidais de lui accorder mon amour, sans pour autant panser la blessure dans mon cœur. Après tout, elle avait aimé mes parents au même titre que moi, si bien qu’elle avait accepté de m’adopter. Oui, Jackie était une deuxième mère. Douce et patiente, elle écoutait mes maux sans les juger. Elle m’offrait un nouveau bonheur dans le malheur qui m’entourait. Elle soignait mes cauchemars, ses bras s’enroulant autour de moi, ses lèvres se posant sur mes cheveux. Et elle me donnait tellement, tellement, tellement…que je finis par l’aimer comme ma propre famille. Celle-ci même qui ne persistait qu’au travers d’Emrys. Emrys…je reçus quelques jours après mon arrivée aux Etats-Unis, une lettre de lui. Son écriture était brouillée par l’incohérence et sans doute le chagrin. Il m’avouait l’inavouable. Et j’étais impuissante. Dénudée. Exténuée. Réduite à ne pouvoir rien faire. A ne pas pouvoir aider celui que j’aimais plus que tout au monde aujourd’hui…lui, persécuté par un père, un oncle absent de mon existence…par un homme qui n’était jamais venu voir une dernière fois le corps inerte de son frère…par un homme que je haïssais du plus profond de mon être. Je lui répondis dans les heures qui suivirent, espérant que la lettre arriverait le plus rapidement possible. Je lui proposais de me rejoindre, connaissant hélas déjà la réponse à ma vaine proposition. Puis, je lui exprimais ma compassion, mon désir de l’aider. Je lui disais enfin mon amour, espérant que cela lui redonnerait une once d’espoir dans cet univers sombre.
Puis les choses s’écoulèrent. Pendant trois ans, je vécus dans l’insouciance de mes peines, gravant ma tristesse derrière des sourires qui n’existaient que pour les autres, ceux qui ne savaient pas. Je m’inventais une autre vie, Jackie étant ma mère, quittée depuis fort longtemps par un mari alcoolique : mon père. J’avais un frère à l’armée, et une famille réduite, sans cousin et cousine. C’était l’historie que je racontais, au lieu de l’autre, la véritable, celle qui ne pouvait plus traverser la barrière de mes lèvres éteintes. Je réussissais mes études avec perfection, étant toujours aussi animée de passion par la lecture, l’écriture, l’apprentissage, mais aussi l’Art. Il faut dire que Jackie était une passionnée d’architecture, de peintures, de sculptures. Elle me partageait cette ferveur et je recevais cela, comme une preuve d’amour, lui rendant son bonheur en me dirigeant vers ce domaine, lui offrant aussi un remerciement ultime, qu’il m’était impossible de dire. Je découvris aussi d’autres « passions ». Plus charnelles. Mes peines me poussaient vers l’amour fugace, le charme indolore et je me détachais de chaque garçon qui croisait mon chemin, pour mieux me diriger vers un autre, lui accordant le peu d’affection qu’il m’était possible d’exprimer pour le moment. J’étais charmeuse, joueuse et je me définissais aussi par mon attitude loufoque et singulière, un humour cinglant venant creuser ma gorge enrouillée par les pleurs qui m’avaient jusqu’alors bercée. C’était un moment d’accalmie. De paix. Je commençais à revivre, doucement. Jusqu’au décès de Thalya. Ma tendre Thalya.
Bien entendu, je la savais malade, mais je ne pouvais pas m’imaginer que je ne pourrais pas la serrer une dernière fois vivante dans mes bras. Malgré, le fait que je la voyais par skype, cela ne valait pas la sensation de sa peau sur la mienne. Thalya. Je ne pus assister à son enterrement, n’ayant ni l’argent ni la possibilité de retourner en Grèce. Mon visa n’était plus valide et ma présence non souhaitée par mon oncle. Je devais donc me contenter de quelques lettres envoyées, d’un bouquet funéraire sur sa tombe…des boucles d’oreilles qu’elle m’avait offerte pour les mettre entre ses mains d’enfant. Nous n’avions que dix-huit ans…mes parents étaient morts, il y a trois ans et je revivais la perte de ma petite sœur…ou du moins de cette cousine que je considérai comme telle. Thalya…
Le temps finit par m’achever et je me figeais dans l’image que j’avais construite. Je continuais ma vie morne et morose, Jackie venant égayer mon sourire fragile. Je persistais à prendre des nouvelles de ma véritable famille, même si un lien semblait s’être rompu à la mort de Thalya. J’entrais à l’université, entamais mes études d’Histoire de l’Art, continuais à provoquer par mes réactions étranges, mes habits décalés, mon sourire tapageur qui cachait bien des souffrances, mon humour ravageur, mes trop nombreuses aventures et j’en passe. Je pris aussi un appartement, vécus quelques temps avec un homme qui n'avait aucune importance et qui croyait à mes mensonges. Heureusement, il restait Jackie et Emrys, les deux liens inaliénables de mon existence. Oui, heureusement…j’avançais donc, dans l’espoir qu’un jour, mes rêves de bonheur se réalisent. Oui, j’espérais tellement fort. Cependant, je devais avant tout, voir les démons de mon passé. Je devais enfin les affronter.
Huit ans depuis la mort de Thalya et j’osais enfin retourner en Grèce pour me faire pardonner auprès d’elle et lui raconter mes mésaventures, dans l’espoir d’un sourire de là où elle était. J’arrivais dans le pays de ma naissance et de mon passé, l’émotion me faisant suffoquer. Mais je devais lutter…encore et encore. Je devais résister. Ne pas céder pour Thalya. Pour ma petite sœur. Je partais finalement vers le cimetière où elle se trouvait…et j’assistais à ce qu’il y avait de plus beau et de pire…eux, ma famille. Regroupée autour d’une nouvelle tombe, celle d’Artémis. Le sort s’acharnait. En onze ans, je venais de perdre quatre membres de ma famille, et de voir disparaître Denys. C’était trop, pour une seule personne. Je m’effondrais dans leur bras, et me blottissais contre Emrys. Je pleurais sans m’arrêter, j’hurlais. Je ne pouvais plus résister à tout cela. Je ne pouvais plus…mais une décision fut prise dès l’instant où je les avais retrouvés…je ne resterai plus une seconde de plus loin d’eux.
Je fis transférer mon dossier à Harvard, après l'explosion de la bombe et partis les rejoindre. Jackie fut attristée mais accepta mon envol à l'âge de 26 ans, moi qui n'étais encore qu'une enfant. Oui, une enfant encore dévastée.