C’est fou, ce que ça peut raconter, une photo, quand on y réfléchit. C’est une image figée, un bout de papier parfois plié, parfois écorné, parfois défraichi, parfois en noir et blanc, parfois en couleur, parfois net et parfois flou, parfois assez petit pour se glisser dans une poche, et parfois assez grand pour être affiché avec fierté dans un salon, comme les larges portraits d’antan.
Le début est assez mauvais, mais qu’importe, tu n’as jamais été un très bon conteur, alors à quoi bon. C’est une façon comme une autre de commencer ton récit, pas vrai ?
Il n’y a qu’une seule photo, dans ta chambre à Londres – on te reprochera souvent la froideur de cette chambre, mais c’est une autre histoire.
Elle a été prise à Central Park, quand tu n’avais qu’un an ; tes parents sont assis sur une couverture de pique-nique étalée sur la pelouse, et ta mère te tient dans ses bras. Tu n’as pas grand-chose de distinctif, à cet âge : un visage poupin, des yeux bleus comme un ciel d’été, et une touffe de cheveux d’un blond presque blanc.
Ta mère est, comme à son habitude, magnifique, avec son nez droit et bien dessiné, son menton un peu pointu, ses traits harmonieux, sa bouche ourlée, ses yeux clairs et la cascade de cheveux blonds et bouclés qui lui tombent sur les épaules. Avec son chemisier, son pantalon-cigarette à taille montante, ses sandales à talons griffées Gucci et ses bijoux Harry Winston, elle ressemble à un mannequin. L’ironie, c’est qu’elle en est un, en fait.
Ton père n’a rien à voir avec elle, avec ses rides au coin des yeux quand il sourit, sa coupe en brosse, ses cheveux sombres, ses sourcils arqués qui lui donnent, sous certains angles, l’air d’un oiseau de proie, ses dents découvertes par un sourire chaleureux, son front haut. Si on en jugeait seulement par son T-shirt et son jean, on ne devinerait jamais qu’il est un homme d’affaires accompli.
Mais ce cliché, publié pendant des semaines à la une des tabloïds, il y a de ça presque vingt ans, est un mensonge éhonté, une tromperie sur papier glacé, parce qu’il y a bien longtemps que tes parents n’ont pas paru aussi heureux, et certainement pas quand ils se trouvaient dans la même pièce. L’alliance hors de prix que ta mère affiche avec fierté après leurs noces précipitées à la Barbade sera revendue un peu plus de deux ans plus tard, à la suite de leur divorce très médiatisé.
Ils n’ont jamais été destinés l’un à l’autre, de toute façon. C’est un drôle de tour de passe-passe que vous a joué le destin quand tes parents se sont rencontrés lors de la Fashion Week de New York ; Catherine Villiers, vingt-deux ans, mannequin britannique, égérie des plus grands podiums européens, a renversé son verre de vin sur le costume de soirée de Nicholas Hastings, futur P-DG d’un des plus grands groupes de communication et d’événementiel du continent nord-américain, de dix ans son aîné, et c’est là qu’a commencé leur histoire improbable, sans originalité, mille fois tentée, mille fois vue, mille fois oubliée, l’histoire d’un magnat américain des affaires et de sa plantureuse conquête, femme-trophée, supermodel à ses heures perdues.
Leur romance a fait les choux gras de la presse ; même si ta maison brûlait, tu n’aurais pas à te soucier de retrouver des archives de vos photos « de famille ». Ta mère resplendissante dans une création Givenchy sur le tapis rouge, au bras de ton père, tes parents à un gala, tes parents rayonnants, le visage doré par le soleil de la Barbade, avec leurs alliances flambant neuves, le bras de ton père dans le creux du dos de ta mère pour soulager son dos à sept mois de grossesse, toi dans les bras de ta mère sur le perron d’une clinique privée de Miami, ton père qui te promène dans ton couffin à l’aquarium de la ville…
De temps en temps, tu te demandes ce qui t’est arrivé, ce qui leur est arrivé ; est-ce que tu étais une erreur de parcours, ou simplement le fruit d’une décision faite à la hâte, prise sur un coup de tête, comme leur mariage improvisé, ce geste stupidement romantique. Mais la réponse n’a pas beaucoup d’importance, parce que ça ne change rien à l’inévitable dénouement de l’histoire.
Mal assortis, diamétralement opposés, avec des ambitions professionnelles et personnelles différentes, de plus en plus distants au rythme des défilés, des contrats, des avions, des continents, des fuseaux horaires, des semaines de travail effréné, des disputes, des cris, des crises de larmes, ils se séparent alors que tu as trois ans. Le divorce se fait à l’amiable, et c’est ta mère qui obtient ta garde, en échange d’une pension alimentaire conséquente et de la promesse de te laisser passer tous tes étés chez ton père, à Miami.
A vrai dire, si on t’avait laissé le choix quand tu avais trois ans, tu aurais choisi de vivre chez ton père plutôt qu’en Angleterre, où ta mère a décidé de retourner.
Tu ne reproches rien à ta mère en tant que telle, bien sûr. Compte-tenu des circonstances, elle a été une mère bien au-delà de ce qu’on aurait pu penser, loin des préjugés de la foule sur les poudres blanches, les seringues, les pilules et les troubles de l’alimentation. Elle t’a transmis son avantageux patrimoine génétique, t’a toujours donné la priorité par rapport à son travail, t’a fait poser pour les lignes enfant des plus grandes maisons de couture, a pris soin de t’ouvrir un compte bancaire à ton nom pour y verser tes cachets et les chèques mensuels plus que généreux envoyés par ton père, alors qu’elle aurait pu tout dilapider au vent. Elle a été une mère responsable, c’est le moins que l’on puisse dire.
Tu aurais juste aimé… qu’elle soit plus présente, plus proche, plus affectueuse, plus chaleureuse. Qu’elle te prépare des gâteaux au chocolat pour ton anniversaire au lieu de te sermonner sur les dangers de certains acides gras pour ta ligne. Qu’elle te conduise à l’école tous les matins et vienne t’y rechercher le soir plutôt qu’elle t’envoie dans des pensionnats hors de prix dans la campagne londonienne.
Tu aurais aimé une maison plus familiale aussi, parce que votre résidence londonienne ressemble davantage à un plateau de film historique qu’à un vrai foyer. De l’extérieur, la façade de briques rouges de l’hôtel particulier qu’a acheté ta mère pour une somme ridiculement élevée rappelle un peu le palais de Kensington, quelques rues plus loin. Ca ne te dérangerait qu’à moitié si l’aménagement du mobilier à l’intérieur était plus moderne, mais non : avec ses hauts plafonds peints, ses lustres en cristal, ses marbres roses, ses tapis précieux, ses planchers en bois massif, ses boiseries et ses moulures dorées dans les couloirs et au-dessus des linteaux de porte, ses grandes fenêtres à croisées et ses lourdes tentures, ses meubles Louis XV, la résidence a tout des palais européens classiques, à tel point que tu ne peux visiter Versailles, le Louvre ou le Palais de Buckingham sans avoir l’impression d’être chez toi.
Tu détestes particulièrement ta chambre, la Chambre Verte, comme ta mère l’appelle. Tu passes trop de temps à l’internat pour la considérer vraiment comme ta chambre, vu que tu n’y séjournes généralement que quelques jours à Noël et à Pâques – quand ta mère ne t’embarque pas pour un festival de mode quelque part en Europe – alors tu ne t’es pas vraiment donné la peine de l’aménager. Si c’était le cas, tu te serais débarrassé depuis longtemps du lit à baldaquins, de la tapisserie en damas vert, du bureau en merisier aux pieds recourbés et sculptés, de ce tableau d’un quelconque peintre de la Renaissance dans son cadre doré. De temps en temps, tu as envie de dire à ta mère que vous vivez au 21ème siècle, et que même si la maison est aménagée avec toutes les commodités modernes, ce n’est pas une raison pour garder ce décor de Petit Trianon.
Mais apparemment, ta mère désire être Marie-Antoinette, alors tu te gardes de lui rappeler qu’elle a été décapitée, parce qu’elle peut bien choisir quelle princesse elle a envie d’être.
Ta chambre au pensionnat de Charterhouse, dans le Surrey, où tu as fait toutes tes études secondaires, est bien différente. Peut-être est-ce parce que tu y accueilles pratiquement en permanence quatre camarades que ton dortoir a ce caractère personnalisé, habité et bordélique ; au moins deux fois par semaine, les autres garçons de l’étage trompent la vigilance du surveillant de Verites House pour que vous puissiez tous vous réunir, et inévitablement, on vous fait la morale sur vos lits défaits et vos couvertures tirés, sur les paquets de chips vides qui traînent par terre, sur le bruit que font vos livres quand vous les laissez tomber par terre, sur le volume de vos rires qui dérangent les soixante-cinq autres occupants de la maison.
Tu es un très bon élève, et c’est bien la seule raison pour laquelle ton surveillant passe sous silence la plupart de tes frasques et que les professeurs tentent de ne pas trop relever la pointe d’insolence qui perce parfois dans tes réflexions ; une chance pour toi, parce que sinon, tu n’aurais pas pris aussi souvent le risque de quitter ta chambre le soir, de sortir dans le parc jusqu’à Chetwynd Hall pour voler quelques baisers à une camarade de classe audacieuse, et tu ne te serais certainement jamais introduit dans le vestiaire de l’équipe de football pour félicite de manière très intime le capitaine à chaque match victorieux.
Même si tu aimes bien Charterhouse, dans l’ensemble, l’internat ressemble beaucoup trop au cliché qu’on se fait de l’excellence de l’éducation britannique, austère et stricte, dans un décor digne de celui de Poudlard, et ton caractère un peu rebelle et ton esprit de contradiction t’attirent souvent dans les ennuis. D’accord, pirater le site de l’école l’année dernière avec ton voisin de dortoir pour y ajouter une charte des droits du pensionnaire n’était pas très malin, surtout pour y inclure un lien vers une pétition pour la création de quartiers spécialement dédiés à la masturbation, mais tu estimes que d’autres articles de ta proposition auraient dû être examinés plus en détail par le conseil d’administration de Charterhouse, en particulier celui relatif au port de l’écharpe en hiver – interdit, ce qui relève de la plus affreuse cruauté – et celui dans lequel tu proposais que Charterhouse ne se montre pas aussi rétrograde en ce qui concerne les relations entre les étudiants. Sérieusement, c’est vrai, le nombre de personnes qui a déjà été interpellé pour avoir tenu la main, étreint ou embrassé un ou une camarade frise le harcèlement moral et la violation des droits de l’homme, vous ne trouvez pas ?
Quand l’administration est remontée jusqu’à Morgan et toi, cependant, tu as eu de la chance que ton dossier scolaire ait été irréprochable et que ton père ait réussi à étouffer l’affaire en faisant une généreuse donation aux œuvres de l’école. Vous vous en êtes tirés avec une série de retenues et un discours d’excuses à l’heure du rassemblement dans la chapelle.
C’est ton caractère indocile qui t’a poussé à apprendre l’allemand à Charterhouse plutôt que le français, comme ta mère t’y poussait ; et comme beaucoup de décisions prises parce que tu es têtu comme une mule, tu as fini par le regretter quand tu as découvert que l’allemand ne te servait absolument à rien quand ta mère t’emmenait à un défilé de mode à Paris et que tu étais incapable d’aligner trois mots de français, que ce soit pour commander dans un restaurant ou pour aller aborder un mannequin Christian Dior. Les seuls mannequins germanophones sont généralement ceux de Karl Lagerfeld et depuis un mémorable incident lors d’un toast, ta mère t’interdit formellement de s’approcher de sa griffe.
La vie est pleine de frustrations.
Autant que tu puisses apprécier Charterhouse, cependant, ce que tu préfères, c’est aller à Miami deux mois par an, tous les étés. La Floride est une bouffée d’air frais et de soleil après une année passée dans le carcan confiné anglais, et ça te donne l’occasion de voir ton père.
Entre ta vie en Angleterre et ta vie aux Etats-Unis, tu connais les deux extrêmes du luxe : la haute-société britannique digne et coincée, et la jet-set américaine à la limite de l’indécence.
Ton père possède un gigantesque penthouse dans un bel immeuble à deux pas de la plage, et il t’a donné la chambre avec la plus belle vue sur la baie et la ligne de gratte-ciels ; tu te réveilles tôt chaque matin juste pour pouvoir admirer le lever de soleil à travers les stores à moitié ouverts, avant de te rendormir.
Parmi toutes les chambres dans lesquelles tu séjournes régulièrement, celle chez ton père est de loin ta préférée ; elle est à l’image de l’appartement, lumineuse, spacieuse, moderne, minimaliste, épurée, meublée avec un goût certain qui ne peut être que celui du décorateur spécialisé que ton père emploie chaque année avant ton arrivée pour faire rénover ta chambre. Certes, tu as parfois l’impression de vivre dans un environnement où se sont télescopés Ikea et Apple, mais tu ne t’en plains pas. Tu sais que si c’était ton père qui s’occupait de la décoration, tu aurais droit à des draps aux couleurs de l’équipe de football locale, à une lampe-veilleuse qui projette des dessins au plafond et à du papier peint aux motifs de tortue.
Même si ton père reste persuadé que ton attraction préférée à Miami est l’aquarium et qu’il prend toujours soin que vous visitiez les neuf aquariums de la ville répertoriés par Google depuis que tu as sept ans, vous avez beaucoup en commun et partagez les mêmes intérêts pour le graphisme, les nouvelles technologies et l’art moderne, il te gâte, et tu endurerais mille fois les spectacles de dauphins juste pour qu’il t’emmène à un gala au musée d’art moderne où tu pourras rencontrer de jeunes gens de ta situation subjuguée par ton accent britannique.
Ta vie est très différente, à Miami ; quand tu es chez ton père, tu n’as plus rien à voir avec le jeune garçon du pensionnat anglais. Chez ton père, tu es plus que son fils unique – tu es son héritier, et il ne fait pas secret de son souhait de te voir un jour prendre sa succession à la tête de la compagnie Hastings Corp. Depuis que tu as quinze ans, tu participes régulièrement aux événements sociaux organisés en son nom, tu t’appliques à perdre au golf lorsqu’il y invite des clients et il t’a même introduit dans le cercle très privé de son country club très sélectif.
De tes parents, tu as appris deux choses : de ta mère, que le charme fait beaucoup, et de ton père, que ce que le charme ne fait pas, c’est ta détermination qui te l’obtiendra.
Charismatique, tu as appris l’art d’être un interlocuteur agréable, cultivé et séduisant ; tu as appris que la galanterie est une qualité essentielle ; appris qu’il faut savoir frôler l’indécence sans être sulfureux et être sûr de soi sans plonger dans l’arrogance, être sarcastique sans être insultant, franc sans être direct, honnête sans être moralisateur, fais preuve d’humour sans devenir une simple farce, sois innocent sans être ingénu, libertin sans être vulgaire, coquet sans être narcissique, diplomate sans être lâche, minutieux sans être maniaque, respectueux sans être obséquieux, espiègle sans être insolent, exigeant sans être capricieux, charmeur sans être un matamore. Sais reconnaître tes atouts et les faiblesses de ton adversaire, et encore plus de ton allié.
Ambitieux, tu as appris à penser en termes d’investissements, de risques, de coûts et de bénéfices ; tu as banni les mots « égoïste » et « égocentrique » de ton vocabulaire au bénéfice du mot « individualiste », tellement plus joli à l’oreille ; travailleur acharné, ton goût pour la persistance ne le cède qu’à ton réalisme, car tu dois apprendre à rester pragmatique et à ne pas gaspiller tes efforts pour une cause perdue ; privilégie alors plutôt la ruse et les alliances là où ton assidue persévérance ne triomphe pas, car à toute fin, moyen est bon. Tu es peu à peu devenu cynique et tu as conclu depuis longtemps que les relations entre les gens sont des liens superficiels conclus par intérêt.
Dans ta famille, on a peur que ton côté artistique et passionné hérité de ta mère ne te joue des tours. Créatif, doté d’une imagination débordante, tu éprouves parfois des élans de révolte contre les principes que t’ont appris tes parents, mais tu sais que tu dois faire prendre garde à ne pas devenir trop sentimental, car ton caractère passionné te rend irréfléchi.
Pour ton père, il n’a jamais fait aucun doute que tu poursuivrais tes études supérieures aux Etats-Unis. C’est là que les choses se sont compliquées, parce que ce n’est pas rien de dire que tes parents ont à ton égard des ambitions quelque peu… antagonistes.
Si ta mère pouvait faire tes choix de carrière à ta place, il ne fait aucun doute que tu serais l’égérie de Burberry – et tu sais que grâce à ses relations, tu pourrais l’être. A défaut, elle te verrait avec plaisir intégrer Oxford, Cambridge, ou encore Saint Andrews. Mais soyons honnêtes, tu n’as aucune envie d’expérimenter à nouveau une école dans le genre de Charterhouse.
Alors tu as rempli les dossiers de candidature aux meilleures universités du Royaume-Uni, et tu as demandé à ton père de te prêter assistance avec ceux des universités américaines ; tu es devenu candidat pour chacune des institutions de l’Ivy League, et pour certaines des meilleures écoles de la côte californienne, dont Stanford, Chapman, Pepperdine, Berkeley, Pomona.
Ta préférence a toujours été pour Yale, « the gay Ivy », et l’idée d’étudier sur la côte californienne avait également ses charmes. Quand tu as reçu au courrier une convocation pour un entretien à Yale et à Stanford, le refus de Cornell, Penn, Columbia, et la place sur liste d’attente à Harvard n’ont plus eu aucune importance pour toi.
C’est ce jour-là, quand tu as appelé ton père avec excitation, que tu as compris ce que signifiait réellement être l’héritier de l’entreprise familiale ; quand ton père a froncé les sourcils pendant votre visioconférence et qu’il a appelé le doyen de Harvard, avec qui il entretient d’étroits liens amicaux depuis qu’il a lui-même été diplômé de Harvard il y a plus de vingt ans. Quand il a raccroché quelques minutes plus tard pour te dire avec un grand sourire des plus paternels que ton nom avait été déplacé depuis la file d’attente jusqu’à la liste principale, et que tu pouvais décliner les offres de Stanford et Yale, tu n’as pas pipé mot, et, avec un sentiment qui ressemblait à de la honte, tu n’as pas osé répliquer.
Ce n’est pas un drame. Tout le monde entre à Harvard sur piston, pas vrai ?