SLAP. La gifle fut si violente que le visage du jeune garçon se tourna sur le côté. Effet de surprise ? Absolument pas. La gifle, Kakeru l'avait vue venir. Il l'avait prédit, aurait pu l'empêcher, mais n'avait rien fait. Il ne pouvait pas riposter, de toute manière. Son éducation l'en empêchait, malgré ce que l'on pouvait penser de lui. Son visage revint à sa position initiale et son regard noir se plante dans celui de la femme devant lui. Après tout, c'était sa belle-mère. Celle qui partageait la vie de son père et qui l'avait nourri quand il était gamin. Le regard accusateur et mauvais de l'adolescent face au visage larmoyant de la jeune japonaise énervait.
Ce que tu es pitoyable.« Je n'arrive pas à croire que tu puisses me dire de telles choses. Je suis celle qui t'a nourri ! Qui t'a toujours soutenu dans ce que tu entreprenais ! »
Il ne bougea pas d'un cil. Kakeru l'écoutait, sans vraiment accorder la moindre importance à ses paroles. Tout ce qu'elle disait était semblable au piaillement désagréable d'une basse-cour. Elle lui disait qu'après tout ce qu'elle avait fait pour lui, le respect serait la moindre des choses. En guise de réponse, Kakeru se gratta l'intérieur de l'oreille, puis regarda son doigt avant de tourner les talons.
« Ne m'ignore pas de la sorte ! »
La main de la femme s'abattit sur le poignet du garçon qui retira son bras aussi sec, surprenant la belle-mère. Elle resta muette de surprise, ne comprenant vraiment pas ses agissements. Face au silence de Chiaki, Kakeru releva légèrement le visage, montrant à quel point il la méprisait. Puis il se retourna à nouveau, et reprit sa route.
* *
*
Deux heures du matin, dans la chambre de Kakeru. Il est sur son lit, téléphone portable à l'oreille.KAKERU ▬ Qu'est-ce que tu me veux, ducon ?
HIKARU ▬ J'veux savoir ce que tu fous, pauvre abruti ! T'es où là ?!
KAKERU,
reniflant avec dédains ▬ J'me touche, pourquoi ?
HIKARU,
soupirant ▬ Te fous pas de ma poire. Je dois te rappeler que c'est à cause de toi qu'on en est là ?!
KAKERU ▬ Bordel mais où j'ai mis mes ca... ah, elles sont là.
HIKARU ▬ Oy, oy ! Tu m'écoutes, enfoiré ?!
KAKERU ▬ Taille XXL ?! Non mais il se fout de ma gueule le paternel !
HIKARU,
criant dans le téléphone ▬ KAKERU, BORDEL !
KAKERU,
reculant le téléphone de son oreille un instant ▬ Gueule pas, grosse baltringue. Je t'entends piailler comme une pucelle à l'autre bout de la ville.
HIKARU ▬ Alors réponds moi ! Tu fous quoi ?!
KAKERU,
poussant un gros soupir ▬ Je suis retourné chez mon père à Tokyo.
HIKARU ▬ A To... Pardon ?! Mais qu'est-ce que tu fous là-bas bordel ?!
KAKERU,
s'asseyant sur le rebord de la fenêtre pour regarder la gare de Shibuya d'un air distrait ▬ J'pars pour les states dans trois jours.
HIKARU ▬ Heiiiiiiiin ?! Mais qu'est-ce que tu vas foutre là-bas ?!
KAKERU,
après un bref silence ▬ Tu te souviens quand j'te disais que la belle-mère était un peu trop tactile avec moi ?
HIKARU ▬ Ouais, eh ben ? Elle a franchi le pas et t'as arraché les vêtements ?
KAKERU ▬ Quand bien même, j'aurais pas bandé pour un seul de ses nichons. Ah mais attend... Normal, elle en a pas. Plate comme une limande.
Hikaru rit. J'me tire à Harvard.
HIKARU ▬ Sérieux ? Pourquoi ?
KAKERU ▬ Le Japon ça m'a gavé. Trop coincés, trop propres, trop clean, dès que j'hausse le ton ils se pissent tous dessus. Les seuls clampins que je peux croiser sans qu'ils se chient leur race, ce sont les yakuza, mais vu le business qu'y'a tout autour avec ma famille, je peux même pas les envoyer chier sans me ramasser le poing du patriarche.
HIKARU ▬ Et donc tu t'barres à l'autre bout du monde ? C'est un peu maigre comme raison.
KAKERU ▬ Y'a pas que ça, abruti ! J'ai passé les tests, j'ai un bon niveau, y'a plein de monde, bref, ça bougera un peu plus qu'ici. Y'aura peut-être un autre petit con du même acabit que moi et je pourrai enfin m'amuser. Mon père a découvert que sa chère et tendre femme essayait de se taper le fiston, du coup ça a dégénéré et il m'expulse loin par la même occasion.
Le silence retombe un instant. Kakeru sort une cigarette de son paquet et l'allume tout en laissant son regard vagabonder sur les rues. D'ici, il voyait la statue Hachiko à la sortie de la station de Shibuya. Il était à côté du centre 109 pour les femmes, dans les appartements les plus chics du coin. L'activité de Tokyo allait quand même bien lui manquer, même si passé 3h du matin, y'avait plus un chat.HIKARU ▬ On va se faire chier sans l'asperge.
KAKERU ▬ Vous en trouverez une autre. Faut que j'bouge, j'ai repéré la vieille dans la foule.
HIKARU ▬ Whoa, bon courage alors.
KAKERU ▬ Bon courage avec les abrutis de l'université.
HIKARU ▬ Haha t'inquiète, on va les maîtriser. Ce sera notre cadeau d'au revoir. Éclate toi bien là-bas.
KAKERU,
affichant un sourire ▬ Compte sur moi.
Kakeru raccroche. Il se penche légèrement et voit sa belle-mère entrer dans la résidence. Il fait claquer sa langue contre son palet d'un air satisfait, puis descend du bord pour aller vers la sortie de sa chambre. Si seulement son père savait.* *
*
« Est-ce que tu réalises à quel point ce que tu as fait est ignoble ?!
- Ed, ce n'est pas ce que tu crois !
- Ne m'appelle pas Ed ! »
Le ton cinglant de l'ordre surprit la femme qui fit un pas en arrière. Elle posa une main sur son coeur, les battements s'affolant. Un air de peur mêlé à l'incompréhension se peignit sur son visage alors qu'elle reprenait sa respiration. Mais le père reprit la parole, hurlant.
« Toucher mon fils ! A quoi tu pensais ?! Qu'est-ce que tu espérais ?! Que parce que tu es sa belle-mère, tu peux te permettre ce genre de choses ?! Qu'après t'être tapé le père, tu peux t'occuper du fils ?! Il a dix-huit ans Chiaki, dix-huit ans ! Il n'est même pas majeur !!
- Non, je t'ai dit que ce n'est pas ça ! C'est lui qui...
- En plus c'est sa faute ! C'est quand même toi qu'on a retrouvée à moitié nue devant lui, vêtements aux pieds !
- Mais c'est Kakeru ! Il -
- LA FERME ! »
Mauvais. Le regard du père était comme celui du fils, et Chiaki compris que c'était peine perdue. En signe de résolution, elle baissa lentement les yeux, les mains crispées sur sa robe.
« Je te laisse une heure pour rassembler tes affaires et quitter les lieux. Si tu n'as pas fini à temps, j'enverrai tout ce qu'il reste par dessus la fenêtre. Cela ravira les jeunes
gyaru du coin. »
L'homme passa à côté d'elle sans rajouter un mot de plus et quitta la pièce pour s'enfermer dans son bureau. Au claquement de porte, Chiaki releva les yeux et aperçu Kakeru, un peu plus loin dans le couloir, à l'entrée de sa propre chambre. Il s'avança vers elle, léger sourire sur le visage, puis s'arrêta à deux mètres. Il la regarda de la tête aux pieds avec mépris, puis lâcha un soupir camouflant un rire amusé. Et enfin, il se détourna d'elle pour partir vers la sortie. Elle avait perdu.
* *
*
Cambridge, portes de Harvard, Kakeru fume une cigarette en attendant quelqu'un. Une femme fini par le rejoindre, bien habillée, cachée derrière des lunettes sombres. Elle s'arrête devant lui et pose son poing sur sa hanche.FEMME ▬ Tu me fais venir jusque devant Harvard ? Tu n'as vraiment peur de rien.
KAKERU,
s'approchant d'elle avec un sourire ▬ Ce qui est suspect, c'est une femme qui se cache derrière de la marque. Les regards sont braqué sur toi, pas sur moi.
Il plonge la main dans son sac et lui sort un dossier qu'il lui tend indiscrètement, comme si c'était de la simple paperasse. La femme retire finalement ses lunettes en soupirant et les range dans son sac, vaincue. Être discrète ne rimait à rien. Elle attrape le dossier et fait ressortir quelques pages pour en vérifier le contenu.FEMME ▬Impressionnant. Tu as réussi à obtenir plus que ce que j'avais demandé.
Elle lui lance un regard amusé.FEMME ▬ Je comprends maintenant pourquoi il t'a été aussi facile de discréditer beaucoup de proches de ton père.
KAKERU ▬ Ma vie privée ne vous regarde pas.
Il lui tend la main et elle lui donne un petit paquet décoré avec un noeud papillon, qu'il regarde d'un air surpris.FEMME ▬ Moi aussi je sais cacher mes secrets.
KAKERU ▬ Quelle couguar.
FEMME ▬ C'est mieux que les gens pensent ainsi. Une boîte de chocolats, c'est toujours plus discret.
Elle lui sourit et Kakeru ouvre le paquet pour regarder à l'intérieur. Dessus, du chocolat. Dessous, de l'argent. Il sourit, prend un chocolat, le mange et referme la boîte.FEMME ▬ Ta vengeance est terrible, tu le sais ça ?
KAKERU,
haussant les épaules ▬ Mh, bof.
FEMME ▬ Attendre aussi longtemps dans l'unique but de punir ton père... le faire de manière aussi progressive... tu es vraiment cruel. Cela a son charme.
Pour toute réponse, il se nettoie les dents avec sa langue, et fait quelques pas en arrière. Pas un mot de plus. Kakeru tourne les talons et retourne dans Harvard, laissant la femme avec un sourire un peu mystérieux.FEMME ▬ Ce gamin est un petit génie.
* *
*
24 Décembre 1997.
Les hurlements dans l'appartement sont violents, les vases volent, les injures se perdent. Dans son coin, un enfant recroquevillé, les mains sur les oreilles et les yeux fermés, tente d'oublier ses parents qui se disputent encore une fois. Il reste loin d'eux, mais ne peut pas quitter la pièce au risque de se faire engueuler à son tour. Il ne veut pas comprendre, ne veut rien entendre et ne veut rien voir. Alors il chante, fredonne un petit air, une comptine pour se calmer. Il compte, chantonne, essaie de se rappeler des paroles. Jusqu'à ce qu'il n'entende plus que le bruit d'une vitre qui se brise, suivit d'un hurlement strident.
Il regrette d'avoir ouvert les yeux. Il regrette d'avoir vu. D'avoir entendu. D'avoir compris. Il n'a que huit ans, mais il sait faire la différence entre quelqu'un qui a poussé une personne, et quelqu'un qui a voulu retenir l'autre de sa chute mortelle.
Son père était planté devant la vitre, légèrement penché vers l'extérieur comme pour s'assurer que oui, la mère de Kakeru était bien tombé. Vingt-six étages.Je te pourrirai autant d'années que ma mère a chuté d'étage. Vingt-six ans.