Quand elle est morte, je l’ai senti. C’est un peu comme si – à cet instant précis – j’étais morte avec elle. Cette nuit-là, tout s’est brisé. Mes rêves, mes espoirs et mon avenir. C’était il y a moins d’un an. J’ai été impuissante. Je la voyais se débattre. Je pensais simplement qu’elle essayait d’attirer l’attention de ce garçon qui lui plaisait tant. Mais il était déjà occupé, avec une autre fille.
Elle ne criait pas, elle n’avait pas l’air de souffrir. Et puis…
J’ai écarquillé les yeux. L’alcool s'est dissipé l’espace de quelques secondes, le temps que je réalise. Le temps que je réalise qu’elle avait peur de l’eau, qu’elle en avait toujours eu peur. Le temps que je réalise qu’elle n’avait jamais su nager. Jane ! Avais-je voulu crier. Aucun son n’était sorti. J’étais en train de suffoquer. Comme si… comme si, moi aussi, je me noyais. Je ne pouvais plus bouger. Je me sentais oppressée. Mon corps était lourd. Je peinais à respirer. La gorge serrée, je me suis mise à courir vers le lac. J’ai couru comme si ma vie était en jeu.
C’était le cas. Ma vie était en jeu. La sienne. La nôtre. Respire, Jane. Calme-toi, je suis là. Je suis presque là…Avais-je pensé. J’ai plongé en criant son prénom. La musique s’est arrêtée, comme dans un mauvais film. Tout le monde me regardait. Et puis, quelqu’un a crié que Jane était en train de se noyer. Plus je nageais, moins je la voyais. Elle disparaissait doucement dans les profondeurs du lac. Je me suis arrêtée, j’ai plongé la tête sous l’eau et c’est à ce moment que mon cœur s’est arrêté de battre. Un court instant, j’ai cru mourir. J’ai fermé les yeux, pensant être condamnée. Je n’arrivais plus à nager. Je n’avais plus la force. Je n’avais plus l’envie.
Jane. Je ne pensais qu’à elle. Je devais la sauver. Mais quelque chose – au plus profond de mon être – me disait qu’il était trop tard. Ainsi, je me suis laissée couler. J’ai entendu des cris. J’ai vu et entendu l’eau remuer. Alors que je pensais être perdue, des bras puissants m’ont saisie par la taille et m’ont fait remonter sur la berge du lac. Je n’arrivais plus à respirer. L’eau emplissait mes poumons. Des lèvres se sont posées sur les miennes, insufflant de l’air dans ma bouche. Plusieurs fois. J’ai craché de l’eau comme si j’avais avalé le lac entier. Je n’ai pas osé ouvrir les yeux. Était-ce un mauvais rêve ? Un cauchemar après lequel j’allais me réveiller en pleurant, me glissant dans les draps de ma sœur pour qu’elle me réconforte ?
J’ai ouvert les yeux.
Je me suis brusquement relevée.
Elle était là, non loin de moi.
Les yeux fermés. Le garçon qu’elle aimait tant était penché au-dessus d’elle. Au début, j’ai pensé qu’il essayait simplement de lui faire du bouche à bouche mais il… il pleurait. Et c’est à cet instant que j’ai compris. Je n’avais plus de sœur. C’était impossible à concevoir. En fait, je n’ai jamais vraiment réussi à m’en remettre. Je me suis levée. Je me suis sentie vaciller mais j’ai tenu bon. Je me suis laissée tomber à ses côtés. Elle était gelée. Ses lèvres étaient bleues. Elle avait les cheveux et les vêtements mouillés. Au début, j’ai pensé à une blague. Alors j’ai crié. J’ai crié que ce n’était pas drôle. J’ai crié que j’avais risqué ma vie pour une stupide blague. Très vite, les larmes ont remplacé mes cris. J’ai pleuré. J’ai tellement pleuré. Pendant des jours. Pendant des nuits. Je l’ai prise dans mes bras. Je l’ai serré, je l’ai serré fort contre moi. Je l’ai supplié de se réveiller. Je l’ai supplié de se réveiller. Je ne voulais pas être seule. Je détestais la solitude.
C’était peine perdue.
Au fond de moi, je le savais. Elle était morte.
Ma sœur jumelle venait de mourir.
Jane.
On peut penser que mon histoire est dramatique, horrible. Je ne vous cache pas qu’il m’arrive de pleurer la nuit, tard, dans mon lit. La vie est ainsi faite et tout le monde ne peut pas avoir la chance de vivre quelque chose d’idyllique. Mes parents m’ont longtemps reproché la mort de ma sœur. Tu aurais dû la sauver, tu étais là. Tu n’aurais pas dû les laisser faire, tu savais qu’elle avait peur de l’eau. Et blablabla. Je ne me suis jamais vraiment entendue avec mes parents. Je n’étais pas la fille parfaite dont il rêvait. Tout le contraire de ma sœur. Elle était belle, drôle, adorable, gentille, généreuse, studieuse, intelligente. Nous venions à peine de commencer notre dernière année de lycée lorsqu'elle est morte. C'était en Novembre, quelques jours après notre anniversaire. Une stupide fête qui a mal tourné. C’est vrai papa, je n’ai jamais était la fille parfaite dont tu rêvais. Je ne suis pas aussi studieuse et intelligente que le fût Jane. Je réussis dans la musique et j'ai eu la chance d'être accepté à Harvard grâce à ça. Mon sens de l’humour est particulier et ne convient pas à tout le monde. La zoophilie, ça ne fait pas rire les coincés. Je ne suis pas adorable ni même gentille. Je ne suis généreuse que lorsque c’est dans mon propre intérêt. Je suis égoïste, constamment en colère, je défie l’autorité, je joue avec les lois.
La vérité est que, je me suis toujours sentie seule. Même lorsque j’étais en compagnie de ma famille ou des personnes que je considérais comme mes amis. Je me suis toujours sentie décalée par rapport au monde dans lequel j’évoluais. Je n’étais pas comme mes parents ou comme ma sœur, bien qu’elle soit ma jumelle. Durant mon enfance, j’ai observé mes parents faire constamment des choix l’avenir de ma sœur et moi. Nous n’avions pas notre mot à dire sur les décisions qu’ils prenaient. C’était pour notre bien, d’après eux. Pendant toute mon adolescence, j’ai rêvé de liberté. Je me sentais comme un oiseau qu’on aurait enfermé dans une cage. J’étouffais. J’ai trouvé refuge dans l’alcool, dans la drogue, dans les personnes que je n’avais pas le droit de fréquenter. C’est vrai, mes amis étaient des alcooliques notoires, des repris de justice mais ils me faisaient oublier cet enfer qu’était le cocon familial. Je pouvais leur reprocher bien des choses mais leur générosité dépassait – et de loin – celle de ma sœur. A mes seize ans, j’ai eu ma première fois avec un garçon. Sans que mes parents le sachent, bien entendu. C’est à cette époque que je me suis rendue compte que les filles m’attiraient beaucoup plus et que tomber amoureuse d’un homme était impossible pour moi. Si mes parents étaient au courant ? Non. Ils ne l’étaient pas. A vrai dire, ils l’ont appris à mes dépends. Ils m’ont surpris en train d’embrasser une amie de la famille, une fille de bonne famille, dans ma chambre alors qu’elle devait me donner des… cours particuliers.
Je vous parle de ma famille depuis tout à l’heure mais – pour bien comprendre mon malaise – il faut savoir que mon père est le directeur de la BBC et que ma mère est une chirurgienne de renommé mondiale. Oui, c’est probablement ma mère qui a sauvé votre grand-mère suite à son quarante-cinquième arrêt cardiaque. Ils ont toujours placé énormément d’espoirs en ma sœur et moi. J’ai aussi un frère, Andrew qui a déménagé à New York suite à la mort de ma sœur pour continuer l’écriture de son deuxième roman, le premier ayant été un best-seller. Il est vrai que j’ai de l’argent, je n’ai pas à m’en plaindre. Mes parents m’aiment. Ou plutôt, ils essaient de m’aimer. J’ai un frère qui, malgré ses dix années de plus, a toujours été là pour moi. Ou plutôt, lui aussi, il essaie. Mais, depuis que ma sœur jumelle est décédée… J’ai l’impression d’être incomplète. Elle me manque. Et si ce n’était que ça, je pourrais probablement survivre et m’en remettre parfaitement après quelques séances chez le thérapeute mais, il y a autre chose.
J’ai l’impression de la sentir à mes côtés. Constamment. J’ai l’impression de savoir ce qu’elle pense, à chaque instant. Et lorsque je n’ai pas cette impression, je me sens encore plus seule que je ne le suis déjà.
Je m’appelle Sara Georgie Rosenbach, j’ai dix-sept ans, je suis née le jour de la fête des sorcières, je suis dépressive, blonde platine, insomniaque, bipolaire et bonne à interner, droguée, alcoolique, potentiellement sur la liste de la mafia pour avoir enfumé quelques dealers, j’ai des mèches roses et vertes, j’ai de longues jambes, j'étale ma vie sur les réseaux sociaux, j’étudie la musique, je chante sous ma douche avec mon savon en guise de micro, rebelle d’après mes parents, j’ai un casier judiciaire, j’ai un fort accent Londonien et voici mon histoire. Ah et, j'ai l'impression que le fantôme de ma sœur me hante, aussi. Mais, ce n'est qu'un détail.