all that you are ─ Tommy

La fumée s'envole, quitte ses lèvres, alors que ses yeux rougis par le cannabis fixent un point vide dans le ciel nocturne. Allongé dans le skatepark, le joint terminé et écrasé sur le sol. Il est juste là, à faire l'étoile et à regarder nulle part. Un peu hors du temps, hors de ce monde, loin d'ailleurs et d'ici. Le cerveau en pause, ignorant les bruits et les voix de son imagination ou l'anxiété qui le ronge. C'est... calme. Il en est pas euphorique pour autant, mais plutôt comme anesthésié, et ses réflexes ainsi que son temps de réaction font peine à voir. Y'a plus de marque sur son cou, plus de problème avec son épaule, mais les bleus sur le visage, entourant l'arête de son nez et partant un peu sous les yeux, persistent. Yeux défoncés, la fatigue sur les traits. Clairement pas en forme le gars, alors quand il se met à tousser, doit s'asseoir pour ne pas s'étouffer, et qu'il remarque une silhouette un peu plus loin, il adresse sans réfléchir un doigt d'honneur à la personne, ne la pensant même pas réelle. « Va te faire foutre. » lâche-t-il. Puis il pivote, toujours assis, pour laisser ses jambes le long de la glissade et continuer de tousser, pitoyable.

La silhouette, indistincte sous les lampadaires tremblotants. Tommy plisse les yeux, essayant de discerner si c’est une ombre de son esprit fatigué ou une présence réelle. Il n’a pas vraiment envie de faire une rencontre ce soir, encore moins de faire un effort pour se concentrer, mais la curiosité l’emporte un instant. Pourtant, il s’avance. Il entend une toux et son instinct de méfiance se réveille un peu. La silhouette s’immobilise à quelques mètres, dans son angle mort jusqu’à voir un doigt se lever. Tommy grogne et, sans même y prêter plus d’attention, murmure d'une voix rauque : « Toujours aussi sympa le mioche. » Un soupir, puis il se décide à s’asseoir à ses côtés. Il se passe une main sur le visage, effleurant ses yeux fatigués avec un air de lassitude. « T’as rien de mieux à faire ? » demande-t-il en secouant la tête.

Quand il pense que son agressivité suffit pour dissuader l'intrus, Ace s'autorise un soupir ; mais le soupir devient roulement d'yeux exaspéré quand il entendre les bruits de pas se rapprocher, jusqu'à finalement voir la personne s'asseoir à ses côtés. Il tourne rapidement la tête et ─ oh, surprise ─ reconnait Tommy. Pour autant, il n'en dit rien. Le voir dans le coin n'est pas choquant. Ace le fixe, les yeux toujours éclatés, et ricane. « Est-ce que j'ai l'air d'avoir mieux à foutre ? » Puis le regard se détache, pour se perdre un peu dans le vague, voguant sur les courbes du skatepark et ses pentes diverses. « Je pourrais devenir ingénieur, chirurgien, diplomate, ou changer la face du monde ─ littéralement, en tant que ravaleur de façade, hein ─ mais non. Je suis juste... » Il inspire, regarde Tommy. « ... défoncé. » Et l'expiration suit, gros soupir alors qu'il regarde encore les étoiles. Ou du moins, le peu qu'il voit.

Tommy observe Ace, une lueur ironique dans ses yeux rougis par la fatigue et les restes de cannabis. Il esquisse un sourire en coin, un rictus presque imperceptible, mais il n'a pas besoin de parler pour que son expression dise "pas étonnant." Il se laisse aller à l'arrière, posant une main contre le béton, soutenant son poids dans une position molle et affaissée, comme s’il allait s’y enfoncer à jamais. Il lance un coup d'œil vers Ace, qui semble perdu dans ses grandes ambitions hypothétiques, toutes autant irréalistes les unes que les autres. « Eh ouais, pas très glorieux comme tableau, » finit-il par murmurer, en étirant un peu ses jambes. « Mais j'suppose qu'on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a. » Il fixe un point vague à l’horizon, puis ricane faiblement, secouant la tête, un brin amer. « Tu veux parler ? » Il lève les yeux vers les étoiles, ou ce qu'il en reste, puis souffle, comme pour se libérer d'un poids.

Parler. On lui demande s'il veut en parler et Ace a un bref rire, presque ironique. Ça change quoi de parler ? Il se le demande, tous les jours, tout le temps. Pour qu'on lui dise quoi en plus ? C'est pas comme si les gens avaient la solution miracle. Si elle existait... Il l'aurai deja trouvée, sûrement ; non ? Alors Ace se détend un peu, inspire et tousse encore deux-trois fois, la gorge asséchée. « Non... ça sert à rien. » Se redressant légèrement pour dégager ses épaules et moins être avachis, il regarde devant lui des ombres invisibles. « J'ai déjà pris mes décisions, me reste juste à les appliquer. Même si ça fait chier. » Des ponts à brûler. Des liens à couper. Des distances à mettre... Et croiser les doigts pour que ça n'empire pas. Puis il tourne la tête vers Tommy. « Qu'est-ce que tu fous là toi, d'toute façon ? »

Tommy laisse échapper un rire sans joie, un de ceux qui n'ont rien de sincère. « Bonne question, » marmonne-t-il, en laissant ses yeux s’attarder sur les fissures du béton, comme si elles lui offraient des réponses. Les mots d’Ace résonnent en lui, d’une façon dérangeante.  « J’suppose que j’ai mes trucs à enterrer, moi aussi, » finit-il par dire, un peu trop honnêtement pour son propre goût. Les mots lui échappent, et il n’essaie même pas de les retenir. « Et c’est plus dur à faire qu’à dire. » Il secoue la tête, légèrement. « Il te reste un truc pour moi ? » Il fixe le vide, perdu dans ses pensées, avant de tourner à nouveau la tête vers Ace. Tommy s'enfonce un peu plus dans son assise, laissant le silence se poser entre eux, lourd mais étrangement apaisant. « T'sais, parfois je me demande ce que je fais encore là, à m’accrocher à des trucs qui me bouffent. »

« Y'a l'mégot, si t'aimes les restes. » lui répondit-il en désignant le déchet entre ses doigts. Clairement pas suffisant, et il a pas pris de deuxième en venant ici. En enchainer deux... et Redd l'aurait probablement défoncé en exigeant de le fournir quotidiennement à raison d'un joint par jour, pas plus. Puis Ace regarde à nouveau le lieu dénué de vie sauf des leurs, les pieds battant légèrement la pente sous lui, distraitement. « Parce que dès que tu tournes le dos, ce sont ces trucs là qui s'accrochent à toi encore plus férocement. » Une façon de dire qu'il préfère voir les emmerdes arriver yeux dans les yeux, plutôt que se donner l'illusion qu'il en a pas. « J'crois... que si on me donnait le choix ce soir... je ferais exploser la planète. Entière. Poof, plus rien. Et j'ai même pas envie de mourir, juste envie de tout détruire. » Parce que les gens méritent rien d'autre que le chaos.

Tommy observe Ace, absorbant ses mots sans bouger, les mâchant comme on le fait avec une pilule amère. Il aurait voulu avoir une réponse tranchée, quelque chose qui claque, qui allège un peu la noirceur d’Ace, mais il n’a rien. Il comprend trop bien cette envie de détruire pour y répondre. La même rage, subtile et sourde, couve en lui, même s’il la refoule derrière des barrières de fer. « T'sais quoi, » finit-il par dire en tendant la main vers le mégot, « moi aussi, y'a des jours où j'ferais table rase. Un bouton, un poing dans la gueule de l'univers, et basta. » Il serre le mégot entre ses doigts, le tourne sans l’allumer, juste pour l’avoir là, entre eux, symbole de leur destruction silencieuse. « Besoin d’aller te défouler ? » Il marque une pause, le regard perdu dans l’obscurité qui les entoure, laissant les mots s’évaporer avec la brise nocturne. Puis, il se redresse légèrement, croisant le regard d’Ace, et dans une rare poussée de sincérité, murmure : « Je suis pas du genre à parler sans rien faire. » Puis il se relève, tout en tendant sa main vers le jeune homme afin de l'aider à se relever à son tour.

Un poing dans la gueule de l'univers... ça le tenterait bien, oui. Si l'univers avait une face, il lui ferait bouffer son pied et son poing, tour à tour. Puis son regard se lève et suit l'homme qui se redresse et lui tend la main, pour lui proposer d'aller se défouler... comment ? Faire quoi ? Bah, qu'est-ce que ça change ? Ace lui attrape la main pour se relever, non sans un soupir sous l'effort et une brève toux. « C'que tu veux, juste, faut que j'sois en état de bosser demain. Ouais je sais, je suis gonflé de dire ça alors que je suis défoncé là. » Il passe sa main dans ses cheveux, puis rabat la capuche de son sweater sur le crâne, enfonçant ensuite ses mains dans sa poche frontale. « Tu veux faire quoi ? » Une pointe de curiosité dans le regard malgré tout, et peut-être un peu de méfiance. Parce qu'avec Tommy, on sait jamais.

Tommy esquisse un sourire presque imperceptible, un mélange de défi et d'amusement en coin. La question d'Ace flotte un moment dans l’air nocturne, lui laissant l’espace pour observer ce qui les entoure : le skatepark désert, les lueurs lointaines de la ville, le froid qui gagne du terrain, comme pour leur rappeler qu'ils sont encore là, malgré tout. « C'que je veux ? » Tommy laisse planer un silence, songeur, puis hausse un sourcil. « Allez, viens, on va prendre l'air. Mais j'parle pas d'un truc tranquille. On va faire un tour en voiture. » Le défi brille dans ses yeux, impulsif, prêt à s’allumer à la moindre provocation. « Un peu d’adrénaline, ça devrait te remettre les idées en place… moi aussi, d'ailleurs. » Sans attendre sa réponse, il se met en marche, prenant les devants d’un pas nonchalant mais assuré. Quand ils se retrouvent dans la voiture, la route s’étend devant eux comme une invitation silencieuse. Les trottoirs sont déserts, et la lumière des réverbères éclaire leurs ombres étirées. Tommy se retourne vers Ace, avec ce même sourire qui ne promet rien de raisonnable. « C'est parti, » murmure-t-il, les yeux fixés sur la route qui les attend. « On roule, sans réfléchir. Pas pour fuir, mais juste pour le fun. » Son pied sur l’accélérateur, il ne perdit pas de temps pour faire monter le cadran.