KAILI BLUES（路边野餐）⸻ léo

tw ⸻ propos antipsychiatriques

lorsque léo monologue, la surprise d'elliot demeure étonnamment inchangée, comme si la stupeur était le principal trait qui caractérisait cette rencontre fortuite et déroutante. une sceptique : voilà en quoi s'était changée, contre toute attente, cette fillette sincère et crédule en grandissant. rien de très larmoyant mais tout de même de franchement dépitant, parce qu'il n'aurait que trop peu imaginé sa colocataire aussi cernée de doutes, d'appréhensions et d'un évident manque de confiance. tragique déchéance de l'ange virginal ⸻ elle est celle qui ne croit plus en rien. elle est celle qui se méfie de tout.

de quoi lui faire comprendre que finalement, ils ne sont pas si différents l'un de l'autre.

⸻ ouais, nan. j'demandais ça comme ça parce que t'avais l'air foutrement névrosée. mais j'comprends ta défiance.
⸻ j'voyais un psy à l'époque mais j'suis plus en contact avec depuis mon déménagement. je le regrette pas plus que ça : après tout, c'était un gros con, tout comme beaucoup de pseudo-médecins qui prescrivent à la pelle des médocs pour engraisser des lobbys pharmaceutiques et nous niquer le cerveau. surtout dans ce pays. c'est difficile d'leur faire confiance.

il marque une pause. rive son regard sur son bol, puis réalise qu'il n'a plus vraiment faim, tout à coup. puis il reprend :

⸻ ... mais, j'sais pas trop. t'sais que je suis pas vraiment le genre à me lamenter, mais il n'empêche que parfois, j'ai vachement envie de parler de certains trucs qui me font chier sur le moment. j'allais dire que c'est dû au fait que je sois nouveau à boston mais en fait, pas vraiment. j'ai jamais eu l'impression d'avoir pu me confier à quelqu'un et j't'avoue que ça me pèse un peu à force.

puis il souffle du nez. ce date prenait un ton déprimant par sa faute, sans qu'il s'en rende vraiment compte.

⸻ qui soigne ton esprit quand tu te sens vide, léo ?

tw: psychophobie


⸻ Qui soigne mon esprit, hein...

Léo répète la question, sa voix teintée d'une amertume à peine voilée. Elle bascule légèrement sur le canapé après avoir reposé ses nouilles, croisant les bras devant elle dans un geste de défense, presque instinctif. Un sourire mince, plus triste que moqueur, se dessine brièvement sur ses lèvres avant de disparaître.

⸻ Personne, j'imagine. Mais t'sais quoi ? Je crois que c'est mieux comme ça.

Son regard se perd un instant dans le vide, puis elle se redresse, fixant Elliot. Il y a dans ses yeux une dureté qui a toujours été bien dissimulée, celle d'une personne qui a appris à se méfier du monde et de ses promesses creuses. Elle esquisse un geste vague, comme si elle cherchait à balayer d'un revers de main toutes les illusions de soutien qu'on lui aurait proposées par le passé.

⸻ Je suis pas prête à laisser quelqu'un foutre son nez dans ma tête, encore moins un de ces psy qui pensent tout savoir juste parce qu'ils ont lu deux bouquins sur Freud et te balancent des diagnostics comme si t’étais un cas d’école. Le lundi t'es borderline, le mercredi schyzo', et le dimanche bipolaire.

Elle soupire, un souffle lourd de résignation, les épaules légèrement affaissées. Ses doigts tambourinent contre le bord de la table, un rythme nerveux qui trahit l’agitation derrière ses paroles calmes. Pourtant, sous cette façade de contrôle, il y a un écho plus profond : la solitude, le silence assourdissant de ceux qui ont choisi de se barricader derrière leurs doutes.

⸻ Parfois... c'est plus facile d'être seule dans ce vide. Au moins, y'a personne pour te dire que tu te trompes, que t'es cassée ou que t'as besoin d'aide. C'est l'avantage.

Un éclat de vulnérabilité traverse son visage avant qu'elle ne détourne les yeux. Ses doigts se crispent légèrement, comme pour étouffer ce moment de faiblesse qu'elle laisse parfois filtrer malgré elle. Dans le silence qui suit, seul le tic-tac de l’horloge du salon bien vieillote semble marquer le passage du temps.

⸻ Et toi, Elliot...


Elle tourne à nouveau la tête vers lui, sa voix plus douce, presque un murmure, alors qu’elle sonde ses traits, cherchant quelque chose, peut-être un reflet de ses propres doutes.

⸻ Tu te confierais à qui, si tu pouvais ?

le monde est contre lui.
le monde est contre elle.
le monde est contre nous.
le monde est contre tous.

mord, mâche, crache et dévore cette plèbe qui se broie sous ses rouages, fauchée par le méca ⸻ l'instrument de tous les maux, l'antichambre de tous les sens. les molaires s'enfoncent dans leur cervelle évidée : il n'y a plus de douleur, seulement de la léthargie. de l'aliénation pure : un embaumement de la conscience.

puis elle ressemble à de la bouillie, cette foutue viande. bidoche percée, crevée et sanguinolente. les crocs étripent même sa chair empourprée, cuite à feu doux à même le sol. on dirait un morceau de bœuf. peut-être est-ce du porc. non, mieux encore ⸻ elle a l'aspect, dit-on, d'une tranche de gastronome. je lui poserai même un nom : c'est, j'en suis sûr, un authentique chateaubriand. et si l'on devait disséquer vos deux caboches, je le dirai haut et fort : elles seraient les mets exquis d'un fin traiteur ou d'un palais raffiné, sans doute dans la lignée d'un guillaume tirel. d'un paul bocuse. ou peut-être même d'hélène darroze.

mais sous tes pieds, la route s'embrase. l'asphalte se fige en porcelaine. la cité est bien trop grande. ta ville devient un banquet. alors pour toi, tout semble clair. tu n'as jamais été aussi esseulé. et pourtant, c'est du réel dont tu ne t'es jamais autant rapproché.

c'est pour cela que tout le monde veut ta peau. que tout le monde veut te trouer la tête. mais personne n'y arrivera : parce que ni GARANCE, ni ton père, ne peut te faire ta fête. tu es seul mais tu es libre. je sens que je paranoïe. est-ce que j'ai besoin d'un psy ? je n'ai jamais douté de moi, mais j'ai l'impression qu'on lit dans mon esprit.

léo me pose une colle.
est-ce que j'ai besoin d'aide ?
à qui je me confie ?

je la regarde, dubitatif. j'ai parfois la crainte ancrée de trop en dire. la peur enfouie de me révéler, de me démasquer, de me découvrir ⸻ alors que mes confidences, à mesure que nous échangeons, s'empilent. je gratte frénétiquement mon propre portrait ; abîme la couche de mon vernis. c'est impulsif. ce n'est pas mon rôle. ce n'a jamais été mon style. je ne suis plus moi. je ne reconnais pas mes dires. je me bafoue. je me renie. je ne suis plus. je suis ; je sais ; mon propre apocryphe.

seigneur. je crois que je nage en plein délire.

au fond, elliot sait qu'il n'a choisi la solitude que parce qu'il se sentait incompris. ce qu'il n'a jamais vu comme un grand mal : après tout, le garçon n'a cessé de fantasmer sur le simulacre. l'apparat. et, par dessus tout, le mythe ⸻ et plus spécifiquement celui du poète maudit. devin, mystique, prophète. avant-gardiste. or, quelque chose vacille soudainement dans son équilibre lorsqu'on le questionne sur son rapport à l'intimité. à son attachement envers autrui. et le qui ? de léo tourne en boucle dans sa tête. c'est une ellipse infinie.

⸻ euh...

(les mots lui manquent.
voilà que le bavard devient laconique).

⸻ personne. je crois.
⸻ mais je pense pareil que toi.
⸻ non pas que j'veux pas qu'on fouille dans mon esprit.
⸻ juste que j'pense pas que qui que ce soit puisse être capable de capter tout ce qu'il veut dire.

parce que monroe est un être infiniment rare, infiniment complexe ⸻ autant dire un cas unique. il est un prototype extraordinaire parmi les homo sapiens, leurs ancêtres et ⸻ allons plus loin encore ⸻, son espèce d'origine, bête amorphe, stupide et profondément abrutie. qui donc parmi les cent vingt milliards d'individus qui ont foulé cette terre peut se targuer ⸻ avoir l'outrecuidance, même ! ⸻ d'avoir eu une expérience ne serait-ce qu'un tant soit peu similaire à notre protagoniste ⸻ le premier des premiers et, soyons en sûr, le dernier des derniers au cœur même du génie ? rassurons-nous : personne. raison pour laquelle il nous faut gratifier de sa présence ici. de sa bonté d'être parmi nous, de nous inspirer ; nous, mortels ⸻ lui, notre guide !

⸻ ... mais j'aime bien en discuter avec toi, quand même.
⸻ je te comprendrais jamais. et j'pense que la réciproque est vraie.
⸻ pour autant, je sais pas...
⸻ avec toi, j'ai le sentiment de rien te devoir. que nos discussions sont naturelles.
⸻ avec toi, j'ai l'impression d'être écouté. c'est rare.
⸻ je crois que c'est même la première fois depuis des siècles.
⸻ ...
⸻ du coup, en l'honneur de cette soirée, je dirais toi.
⸻ en attendant de me trouver un meilleur psy.
⸻ ... ou bien en attendant de voir un prêtre.

Léo esquisse un sourire, mais cette fois, il est plus mélancolique que moqueur. Elle croise les bras et laisse son regard se perdre quelques secondes dans le vide avant de répondre.

⸻ Un prêtre, hein... Ouais, peut-être que c'est ça qu'il nous faudrait. Une confession, un acte de contrition... Ça m'a toujours fait du bien, tu sais, d'aller me confesser. Je crois vraiment que la miséricorde divine, c'est tout ce qui nous reste quand le reste du monde nous échappe. Parce que quand tout s'effondre – les relations, les rêves, toutes ces choses qu’on pensait immuables, il reste ce silence, cette prière murmurée dans l'obscurité, comme un appel vers quelque chose de plus grand. Quelque chose qui ne s'écroule pas...
⸻ Il y a des moments où tu te retrouves à genoux, pas parce que tu choisis de prier, mais parce que c'est tout ce que tu peux faire. Quand tu n’as plus d’autre choix que d’admettre que tout ça, toute cette douleur, cette confusion, ça dépasse ce que tu peux porter seul. C’est dans ces moments-là que la miséricorde divine… elle t’attrape, comme un souffle, comme une main tendue dans les ténèbres.

Elle baisse les yeux un instant, un soupir lui échappant. Sa foi est toujours là, solide, mais elle sait aussi que tout n’est pas aussi simple. Elle lève à nouveau le regard vers Elliot, avec un regard à la fois compatissant et résigné. Léo lui sourit. Ce genre de sourire qu'on fait, quand on est terriblement triste.

⸻ Parce qu’au fond, on est tous des êtres brisés, Elliot. On porte tous des fardeaux qu’on cache aux autres, des regrets, des fautes qu’on ne sait même pas comment expier. Et parfois, la seule chose qu’il nous reste, c’est cette espérance qu’il y a un pardon, quelque part, même pour nous. Que malgré tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on est devenu, il y a encore une place pour nous dans cette grâce qui nous dépasse.
⸻ Mais soyons honnêtes, toi et moi... On est pas vraiment du genre à se jeter aveuglément dans les bras de la rédemption, pas vrai ? Enfin, je sais pas pour toi, mais parfois... même la foi a ses limites.

Sa voix se fit plus douce, presque un chuchotement, comme si elle s’apprêtait à révéler un secret qu’elle gardait enfoui depuis trop longtemps. Léo était catholique de naissance. Elle avait suivi tous les rites : le baptême, la communion, les messes régulières. Pourtant, ces derniers temps, elle se sentait dériver, comme si la foi qu'elle avait toujours connue lui échappait.

Instinctivement, sa main monta à sa bouche, et elle commença à ronger nerveusement les cuticules autour de ses ongles, un geste compulsif, trahissant son malaise intérieur. Elle tenta aussitôt de se ressaisir, une ombre d’angoisse traversant son visage, comme si elle avait soudainement perçu une brûlure imaginaire sous ses pieds, celle des Enfers prêts à la happer pour cet aveu de fragilité, cette confession d’une foi vacillante qu’elle n’avait jamais osé formuler à voix haute.

⸻ J'ai toujours eu du mal avec la confiance. Pas envers Dieu, mais envers les gens. Confier mes pensées, mes doutes... c'est jamais venu naturellement. Peut-être parce que je me dis qu’au fond, personne ne pourrait jamais tout comprendre. C'est comme si j'étais coincée dans un labyrinthe, sans vraiment de sortie et qu'il y avait un gros minotaure qui me courait après... et pas de Thésée pour me protéger. Pas dans ce monde, en tout cas.

Léo marqua une pause. Elle semble contempler un vide intérieur. Son regard cherchant celui d'Elliot, plus tendre maintenant, comme si quelque chose s'était adouci entre eux.

⸻ Mais avec toi, c'est différent. Peut-être parce qu'on est tous les deux abîmés, et qu'on le sait. On cherche pas à se réparer l'un l'autre, pas vraiment. On essaye juste de se comprendre un peu, d'être là, sans prétendre tout régler. Ça enlève un poids, tu vois ?

Léo sourit doucement, puis baisse légèrement la tête, récupérant ses nouilles froides.

⸻ Alors ouais, pour ce soir, je vais être ton psy. Et si tu veux un jour parler à un prêtre, je peux t'accompagner. Mais pour l’instant, t’as pas besoin de payer.