KAILI BLUES（路边野餐）⸻ léo

septembre 2024

une brume dissimule sous son regard épuisé les caractères flottant de son écran fissuré à souhait. seuls quelques mots se détachent de la bulle d'azur. d'ici, il en est sûr : ils ont l'air pixélisés. minuscules.

je mets mes chaussons. j'arrive.
(virgule).
n'en parle à personne
ou je te tue.

⸻ signe diacritique du point, le point final, l'achèvement, la finitude. léo est une poétesse, songe elliot. et sans le savoir, magnifie par son parler l'art du mètre. il est sa muse !

sous les coups de vingt-deux heures, c'est dans le salon de leur appartement commun qu'il l'attend, deux box de nouilles instantanées préchauffées sur la table. il n'y a rien de très sophistiqué dans cet ajustement ce soir. d'ailleurs, c'est avec une certaine spontanéité, sans grand romantisme, qu'il lui a proposé ce simulacre de rencard. il n'avait rien à faire. elle non plus. alors, tous les deux seuls, quand la ville gronde son rugissement nocturnal, dans le silence de leur solitude, les voilà sur le seuil. le garçon l'attend, accoudé à l'entrée de la coloc'. ses mains triturent son téléphone défoncé : il ressemble à un spectre, errant dans les nuées.

⸻ t'en mets du temps à te préparer. qu'il lâche, lorsqu'il la voit enfin arriver.

Léo n’avait pas eu le temps de se préparer, à peine une minute pour elle. Elle avait tenté de sauver les meubles : elle s’était peignée et avait appliqué une crème hydratante teintée sur son visage, mais c’était à peu près tout. Pour le reste, elle était encore en pyjama, avec des chaussons aux pieds.

En entrant dans le salon, elle désigna rapidement ses pieds en entendant la remarque d’Elliot.

⸻ Je ne les trouvais pas, ils ont glissé sous mon lit, je ne sais pas trop comment. Quelle galère.

Tout en avançant, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule vers le couloir, s'assurant que Chloé, Amari et Tequila étaient bien absentes. Elle n’avait rien à cacher, mais elle ne voulait pas avoir à rendre des comptes ni discuter de cette rencontre. Après tout, elle était toujours si véhémente avec lui en public... mais ce soir, elle se sentait un peu seule depuis sa rupture avec Soren. Parler à quelqu’un d’autre lui ferait peut-être du bien.

Elle s'arrêta devant la table, se penchant vers les nouilles instantanées.

⸻ Dis donc, tu es un vrai gentleman, toi.

Elle lui sourit d’abord avec amusement, puis secoua la tête.

⸻ J'avais vraiment super faim, en plus.

⸻ bien sûr que je suis un gentleman. qu'il déclare ⸻ bien que son ricanement trahit la légèreté avec laquelle il traite son prochain. après tout, elliot n'a jamais été de ces grands poètes sensibles, romantiques dans chacune de leur démarche. vu que je t'ai pas vu manger, j'me suis dit que ça pourrait être bien. des nouilles goût poulet, j'espère que ça te convient ?

il laisse un court temps de suspension pour extraire des baguettes en bois hors de leur sachet plastique. deux d'entre elles sont glissées jusqu'à l'italienne, pendant qu'il se lève pour chercher de quoi boire. "t'as soif ?" pour sa part, il se saisit d'un verre d'eau. la soupe chauffée au fond de la box fera l'affaire, autrement.

puis, quelques secondes plus tard, il déclare, comme pour rompre un potentiel malentendu qui menacerait d'exister, au cas où.

⸻ tu sais, je m'en fous de ce que t'as pu dire sur le groupe. tout le monde s'en tape, que ça soit tequila, amari ou chloe. on se doit rien. on est juste colocs.

crever l'abcès face au mystère de cette rencontre lui semble nécessaire. au bout du compte, il a même été le premier surpris par la clandestinité imposée par cette étrange confidence.

⸻ mais si t'y tiens vraiment, je dirais rien. pas un mot ne sortira de ma bouche sur cette histoire. tu peux en être certaine, léo.

Que c'était étrange tout de même, pensa-t-elle. Elliot était bien différent sur les applications de messagerie que dans la réalité. En face, il semblait bien plus mature et calme, alors que sur son téléphone, il paraissait grossier et stupide.

Il avait remarqué qu'elle n'avait pas mangé, et cette simple attention la toucha. Léo esquissa un sourire, s'asseyant doucement sur le siège autour de la table.

⸻ C'est parfait. Je préfère ceux au poulet plutôt qu'aux crevettes.  

Elle attrapa ses baguettes et touilla légèrement le contenu du bol en plastique, un petit sourire aux lèvres. Elle releva la tête lorsqu'il lui parla de nouveau.

⸻ Oui. Je veux bien un verre de coca. Merci.

Elle enroula sa main autour de la coupe et se laissa aller contre le canapé, écoutant Elliot continuer, après un court moment de silence, pour enfin aborder le sujet délicat. Léo resta silencieuse, saisissant une bouchée de nouilles instantanées avec ses baguettes de bois. Elle souffla dessus à plusieurs reprises avant de porter la portion à sa bouche, mâchant calmement tout en fixant la télévision éteinte. Elle prit le temps de mâcher et d'avaler avant de répondre. Finalement, elle se racla la gorge et se décida à parler.

⸻ M'oui, on est juste colocs, c'est vrai. Heureusement !

Un sourire en coin apparut sur son visage, suivi d'un léger rire alors qu'elle se redressait sur le canapé. Tandis qu'il s'occupait encore probablement de la boisson, elle se hissa sur ses genoux pour s'appuyer contre le dossier du canapé, son ventre pressé contre celui-ci, observant Elliot se déplacer dans la pièce.

⸻ Tu as déjà embrassé une fille, toi ? On dirait pas.

tw ⸻ vulgarité

psssscht. bref, vif, à une légère décompression suit le sifflement distinct et discret d'une languette qui se gauchit : celle d'une cannette de soda cola gaza fraîchement sortie de son caveau rafraîchi. elle est froide ⸻ glacée, même, ⸻ mais elle perd aussi de sa superbe lorsqu'il, progressivement, la vide dans le verre de sa voisine. sa voix, au loin, est étouffée : elle ne lui parvient que dans un écho imperceptible. "hm, hm", qu'il lâche, un peu distrait. c'est que le goût des nouilles qu'il lui a préparé, il n'y a pas vraiment réfléchi. dans sa paume, la conserve se tord entre ses doigts jusqu'à ce qu'elle ne devienne qu'une masse amorphe d'alu' blanchie. avec adresse, il vise une poubelle ; évalue d'un œil la distance qui les sépare ; puis tire. mince victoire pour un ego qui ne peut être tari : lorsqu'elle fond dans le polyéthylène, elliot a l'impression d'être le nouveau stephen curry. la nuit écœure les âmes seules : au moins peuvent-elles se divertir par les simples plaisirs de la vie.

il n'a pas vraiment songé à sa réponse lorsque léo lui a demandé s'il avait déjà embrassé une fille. c'est une question qu'il a étouffé (de façon préméditée, bien sûr) en s'attelant religieusement à la tâche de la servir. pourtant, en revenant vers elle, ses gobelets en main, plein de pensées fugitives, il le réalise : il ne peut plus reculer. alors, abdiquant, il soupire :

⸻ ouais. j'ai embrassé de tout dans ma vie. des garçons, des filles. des nymphes, des folles, des furies. des gens trop bien pour moi ; des connasses qui méritaient pas mon estime. mais qu'est-ce que ça veut dire aujourd'hui ? pas grand chose : après tout, les relations sont consommées à vitesse grand v à cause du capitalisme. au fond, je n'ai jamais eu que trois amours dans ma vie. ma mère, sylvia plath et faye wong dans chungking.

il ricane. c'était peut-être hier ; ça ne voulait strictement rien dire.

⸻ pourquoi tu me demandes ça ? t'as eu une aventure avec une fille ?

ses yeux se plissent. il se demande s'il n'est pas le témoin malheureux d'un coming out subtil.

Léo observe le manège avec un demi-sourire en coin, les bras croisés contre sa poitrine. Le bruit métallique de la canette froissée, l’air légèrement narquois d’Elliot... Tout cela la laisse étrangement indifférente. Peut-être est-ce la fatigue ou cette lourde sensation de vide qui la suit partout, mais son esprit n’est plus aussi alerte qu’avant. C’est une certitude. Elle le ressent et parfois un peu trop, quand elle est seule à observer son plafond dans sa chambre.

Elle attrape son verre sans un mot, ses doigts effleurant brièvement les siens au passage. Un simple contact dont elle avait bien l’habitude avec le garçon. Après tout depuis son arrivée, ils avaient apprit à se côtoyer. À vivre l’un avec l’autre, plus par contrainte que par plaisir au départ en tout cas. Elle lève la boisson à ses lèvres et en prend une gorgée, le regard dans le vague, avant de le poser sur la table. Le soda a un goût acide, presque désagréable, mais elle l’avale d’un trait comme on avale les vérités amères.

Puis il parle. Et ses mots, malgré l’apparente désinvolture, résonnent étrangement en elle. Des amours consommées par le capitalisme ? Des connasses qui ne méritaient pas son estime ? Cette vision cynique de la vie, des relations... C’est un écho qu’elle connaît bien, mais elle refuse de le montrer. Son sourire s’étire légèrement, presque imperceptiblement, comme un masque qu’elle ajuste par habitude.

Elle récupéra ses baguettes à nouveau avant de tourner la tête vers Elliot pour l’observer, ne répondant pas tout de suite malgré son flot de parole à lui. Elle n’a pas la carrure ni la force de le suivre dans cette cascade lyrique… mais elle en est admirative.

Le capitalisme émotionnel et Sylvia Plath. Voilà ce qu’elle comprend et qui l’amuse quelque peu.

— J’aime beaucoup Plath. dit-elle avant de pincer une portion de nouilles entre ses baguettes et reprendre. — Tu es plus intelligent qu’on pourrait le croire, quand même. Enfin, t’es à Harvard donc… j’imagine que c’est mon erreur. De t’avoir autant sous estimé !

Elle aspira ses nouilles, grimaçant au passage car un peu d’eau chaude vient lui brûler l’arrière du palais, et très vite elle s’empressa de tout gober, afin d’éviter plus de dégâts. La jeune fille toussota, avant de récupérer un sopalin sur la table pour s’essuyer le coin de la bouche.

— Hein ? Ah, non, non. Je n’ai jamais eu d’aventures avec une fille. Jamais. Et je ne pense pas en avoir un jour. Je ne pense pas que c’est mon truc. Enfin… peut-être ? Je veux dire, j’en sais rien. Qui sait. Non. Mais je les trouve plus jolies que les hommes ça c’est une certitude. Mais bon. Hm. Non, je te demandais ça parce que je t’avoue que j’ai du mal à y croire. Dans ma tête t’es… genre… le nerd au fond de la cour de récrée qui montre toutes ses nouvelles cartouches de jeux aux autres. Enfin, c’est pas forcément mal hein. Moi, je jalousais ces gars là. Parce qu’ils avaient plein de jeux et pas moi.


Elle s’enfonça dans le canapé, gardant sa coupe de ramen en plastique dans sa main et touillant machinalement dans l’eau.

— Et puis c’était un peu une phrase d’accroche pour nous deux, mais c’est nul finalement. Laisse tomber.

tw ⸻ psychophobie, mention de prise en charge médicamenteuse, différence d'âge, grooming

j'aime beaucoup plath, qu'elle lui dit.

⸻ je n'en doute pas, qu'il lui répond. et un mince sourire se dessine sur ses lèvres parce qu'il en a la conviction intime : le temps lui a permis de cerner avec précision la sociologie féminine. plath, austen, brontë : les trois socles sur lesquels repose l'adolescence de toute femme du vingt-et-unième siècle ⸻ ou du moins son paradigme ⸻ semble alors s'esquisser lors de sa discussion avec sa voisine. elle doit être torturée, qu'il s'imagine. elle ne peut qu'avoir une pelletée de problèmes, auquel cas, que ferait-elle ici ?

en s'asseyant, il récupère sa box. attrape ses baguettes, saisit une poignée de nouilles, puis l'imite. les pâtes fondent dans sa bouche : c'est brûlant mais il subit. puis, quelques secondes plus tard, il affirme :

⸻ j'suis pas plus con ou plus brillant qu'un autre, tu sais. étudier à harvard ne signifie rien de plus qu'un diplôme et un peu de prestige. il hoche des épaules et affiche un rictus crispé : il a la bouche cramée. puis il soupire. je connais sylvia plath parce que les filles que je fréquentais ne faisaient que la lire. j'imagine que c'est un mécanisme de copie. car on est tous la somme des autres et qu'au fond de nous recèle une parcelle d'autrui. elliot se demande quelle sera celle que léo laissera chez lui.

sa tête se tourne vers elle lorsqu'elle se justifie. il ne l'arrête pas. la laisse s'empêtrer dans ses propres motifs. "je vois." mais peu convaincu, il ne voit pas vraiment : il assume, quelque part, que la curiosité de sa coloc cache autre chose qu'un questionnement pour la forme. sans doute lui est-elle dédiée ? ses présomptions quant à sa vie d'avant le font tiquer. alors, c'est amusé qu'il lâche : "oui, tu as raison. j'ai jamais vraiment eu d'amis à l'école. déjà parce que je suis un gros con. et aussi parce que je bouge beaucoup." il marque une pause. "j'ai déménagé à new york à mes quinze ans parce que je faisais trop de vagues à chicago. rien de très grave, ni de très palpitant. mais j'fitais pas trop avec mon environnement. ce qui explique en partie pourquoi je suis... tu sais. un brin barge sur les bords". un modeste lore reveal qu'il lui confie tranquillement, mais rien qui explique ses étonnantes fréquentations. il poursuit sans perdre de temps. "du coup, pour palier à ça, je me suis pas mal mis à sortir sur mon temps libre dans des endroits qui allaient mieux avec mon genre. des musées. des cercles littéraires. des assoc' étudiantes. des bandes de punks ⸻ et d'autres péteux asociaux qui passent leur temps à errer dans des milieux underground. tu connais cheryl dunn ?" il laisse sa question traîner avant de reprendre. "voilà. c'était avec ce genre de mecs que je traînais. et c'est là que j'ai eu mes premières copines ⸻ si du moins on peut appeler ça comme ça. après tout, personne ne prend jamais ce type de relations au sérieux, c'qui est dommage en soit. j'ai l'impression que ça les rapproche plus du consumérisme qu'ils critiquent malgré leur mode de vie décadent. mais, qui sait ? peut-être qu'ils voient l'exclusivité comme une forme de propriété, en un sens".

il se saisit de son verre pour boire une gorgée, puis médite sur ces mots. ce passé semble daté ; il paraît lié à une époque proche d'un fragment d'éternité. autant dire un paquet de temps.

⸻ de toute manière, ça ne pouvait pas coller. je m'entichais que de meufs à problèmes, sous anxios ou plus âgées. sinon, je me paumais dans des situationships lugubres avec des étrangères comme, par exemple, avec la pote française de mon cousin. peut-être qu'elle est morte. j'sais pas. de toute évidence, j'le saurais jamais. et c'est peut-être mieux comme ça.

puis il ricane. ausculte l'italienne. puis se dit que c'est un sacré hasard qu'ils se soient tous deux trouvés ici, dans cet appart. après tout, elle semble tellement différente. il l'imagine plus rayonnante, plus ouverte, plus clinquante dans son enfance. et pourtant, ça n'a aucune importance. car tout ce chemin parcouru pour finir sur ce canapé avec lui ne peut qu'avoir un goût amer, maintenant. quelle déchéance.

⸻ et toi alors ? qu'est-ce que t'étais à part cette meuf envieuse qui voulait jouer aux jeux du nerd de son école ?

Elle l'observait intensément, sans l'interrompre une seule fois, même lorsqu'il évoqua un certain Cheryll Dunn. À la place, son visage affichait un regard plissé, se penchant légèrement en avant, un coude posé sur le dossier du canapé, l'autre bras tenant sa main qui soutenait sa tasse de nouilles. Elle n'avait pas pris une bouchée depuis le début de son discours.

Peut-être par simple courtoisie, respect, admiration ou mépris, tant sa sidération était profonde ?

Il continuait à parler sans relâche. Le flot de ses mots l'emportait, et parfois, elle avait l'impression d'être sous une cascade. À d'autres moments, elle voyait sa bouche bouger, mais n'entendait qu'un bourdonnement. Tandis qu'il parlait, elle réalisait qu'elle se laissait entraîner dans son monologue, qu'elle en devenait une composante. Elle était aspirée par de petites bouffées, inhalées à chaque pause, perdue finalement dans les profondeurs sombres de sa gorge, meurtrie par le mouvement de muscles invisibles.

Ses nouilles commençaient à refroidir.

Quand il eut fini, elle avait retenu quelques mots-clés, principalement : New York. Chicago. Barge. Punks. Anxios. Française morte. Mais qui était ce Cheryll Dunn, bon sang ?

Il lui tendit le micro au beau milieu de la scène qu'était leur salon, et Léo en oublia complètement ses répliques. Elle se racla la gorge, se redressa, passa une mèche derrière son oreille, sentant une goutte de sueur perler dans sa nuque, ses mains devenant moites. Merde. N'y a-t-il pas un souffleur caché derrière la porte ?

Léo ne savait même plus quel était son propre nom, tant il l’avait désarçonnée.

⸻ Oh, euh...

Elle rit nerveusement, reposant ses nouilles avant de pincer ses lèvres. Léo se tut. Elle semblait rassembler ses pensées, cueillir les tulipes de sa réflexion, avant de répondre après quelques secondes. Enfin.

⸻ J’étais cette fille coquette, celle qui souriait, jouait avec ses amis et allait à l’église chaque dimanche comme il se doit. Gentille, toujours polie, jamais vraiment impliquée dans les histoires. La fille sage, dont on disait qu'elle était bien mature pour son âge, celle qui avait de bonnes notes et dont on ne se préoccupait pas trop, puisqu'il n'y avait ni colère, ni tristesse apparente, juste un grand sourire.

Léo baissa la tête, grimaçant légèrement. Elle fixa ses yeux verts sur son verre de soda vide, où ne restait qu'un fond noirci.

⸻ Puis, en grandissant, je suis devenue la mélodramatique avec un syndrome de l'imposteur. Le favori de mes parents qui vivent un peu à travers moi et me comparent toujours à mon frère qui a échoué, ce qui lui cause de la colère envers moi, même si je ne lui ai jamais rien fait. J'ai beaucoup de mal avec les hommes, surement un peu à cause de ça. Je veux dire, je crains toujours qu'à la moindre des remarques il puisse avoir de la rancune ou de la jalousie envers moi, et qu'il se décide à s'arrêter de m'aimer. Du coup, j'ai des trust issues, on peut dire ça, oui.

Léo s'arrêta. Elle eut un sourire gêné et nerveux, s'enfonçant dans le canapé en se mortifiant peu à peu. Elle avait avancé son script de plusieurs pages.

après le silence, le chaos. léo dresse abruptement le diptyque de sa vie et dépeint bien distincts les deux portraits qui l'ont façonné. qui ont fait ce qu'elle est maintenant.

tableau de gauche : fille candide, modèle d'innocence, presque d'orante, dont la piété et la déférence font toutes deux figures d'exemple dans une italie sinistrement dévote, avec des airs de sicile et des relents d'ocre. elle lui inspire trois noms : emma bovary, fanny price et l'humble esther summerson. à des lieues, donc, de ce qu'avait pu être elliot, avec son allure de lutin et sa prestance de sale gosse.

tableau de droite : femme fragile, dont l'apparente confiance révèle dans son écrin ses difficultés. ses doutes. un revers de la médaille que l'adolescence s'est souvent donnée à cœur joie de polir pour la rendre indissociable de ce qu'elle a été pour figer ce qu'elle est, immuablement : la somme de ses rêves échoués, de la frustration de ses pairs, de ses craintes les plus ancrées et de ses angoisses les plus indicibles : celles qui ne se donnent jamais à voir, mais qui finissent toujours par la dénaturer. amy march, blanche dubois, emma woodhouse...⸻ et tout une pelletée de noms qui ne lui suscitent qu'une chose : la pensée que cette pauvre enfant ne pouvait que lire sylvia plath de toute évidence !

⸻ et bah. lui non plus n'a pas touché à sa boîte de nouilles. ce n'est que lorsque son aparté s'écourte qu'il replonge ses baguettes dans sa soupe chaude, les sourcils haussés par l'étonnement. quels soucis navrants.

⸻ tu as pensé à voir un psychologue ?

⸻ Un psychologue ?

Léo haussa un sourcil, profondément enfoncée dans le canapé. Elle pencha la tête, sa tempe venant rejoindre le dossier du siège. Avec ses baguettes de bois, elle trempa distraitement dans la coupe de nouilles instantanées, les mélangeant tout en haussant les épaules.

Il valait mieux commencer à terminer son plat avant qu’il ne refroidisse, car une fois la chaleur envolée, les arômes artificiels, les conservateurs et les additifs qui provoquaient des cancers à un âge précoce se faisaient sentir. Il était de notoriété publique que ces aliments ultra-transformés n’étaient guère bons pour la santé, mais il valait mieux ne pas le goûter lorsque tel était le cas.

Léo secoua la tête.

⸻ Je ne pourrais jamais envisager de me confier à ce qui se présente comme de la psychologie et de la psychiatrie dans ce pays. Comment quelqu'un dont l'intelligence et le caractère n'atteignent même pas le niveau de mes chevilles pourrait-il m'apporter son aide ? Par un miracle, peut-être ? Ou un acte divin ?

Elle porta les nouilles à sa bouche, soufflant doucement dessus avant de laisser glisser une petite portion sur sa langue. Elle suçota pour éviter que quoi que ce soit ne pende à ses lèvres, puis, une fois tout en bouche, elle mâcha, le regard toujours rivé sur son repas.

Elle déglutit et continua.

⸻ Je m’adresserais à un mécanicien pour réparer une machine défectueuse, à un chirurgien pour soigner un mal corporel, mais l’esprit... Voilà une toute autre affaire...

Léo se dépêcha de reprendre une seconde bouchée, un léger sourire aux lèvres.

⸻ Tu en consultes un, toi ?