Elle l'observait intensément, sans l'interrompre une seule fois, même lorsqu'il évoqua un certain Cheryll Dunn. À la place, son visage affichait un regard plissé, se penchant légèrement en avant, un coude posé sur le dossier du canapé, l'autre bras tenant sa main qui soutenait sa tasse de nouilles. Elle n'avait pas pris une bouchée depuis le début de son discours.
Peut-être par simple courtoisie, respect, admiration ou mépris, tant sa sidération était profonde ?
Il continuait à parler sans relâche. Le flot de ses mots l'emportait, et parfois, elle avait l'impression d'être sous une cascade. À d'autres moments, elle voyait sa bouche bouger, mais n'entendait qu'un bourdonnement. Tandis qu'il parlait, elle réalisait qu'elle se laissait entraîner dans son monologue, qu'elle en devenait une composante. Elle était aspirée par de petites bouffées, inhalées à chaque pause, perdue finalement dans les profondeurs sombres de sa gorge, meurtrie par le mouvement de muscles invisibles.
Ses nouilles commençaient à refroidir.
Quand il eut fini, elle avait retenu quelques mots-clés, principalement : New York. Chicago. Barge. Punks. Anxios. Française morte. Mais qui était ce Cheryll Dunn, bon sang ?
Il lui tendit le micro au beau milieu de la scène qu'était leur salon, et Léo en oublia complètement ses répliques. Elle se racla la gorge, se redressa, passa une mèche derrière son oreille, sentant une goutte de sueur perler dans sa nuque, ses mains devenant moites. Merde. N'y a-t-il pas un souffleur caché derrière la porte ?
Léo ne savait même plus quel était son propre nom, tant il l’avait désarçonnée.
⸻ Oh, euh...
Elle rit nerveusement, reposant ses nouilles avant de pincer ses lèvres. Léo se tut. Elle semblait rassembler ses pensées, cueillir les tulipes de sa réflexion, avant de répondre après quelques secondes. Enfin.
⸻ J’étais cette fille coquette, celle qui souriait, jouait avec ses amis et allait à l’église chaque dimanche comme il se doit. Gentille, toujours polie, jamais vraiment impliquée dans les histoires. La fille sage, dont on disait qu'elle était bien mature pour son âge, celle qui avait de bonnes notes et dont on ne se préoccupait pas trop, puisqu'il n'y avait ni colère, ni tristesse apparente, juste un grand sourire.
Léo baissa la tête, grimaçant légèrement. Elle fixa ses yeux verts sur son verre de soda vide, où ne restait qu'un fond noirci.
⸻ Puis, en grandissant, je suis devenue la mélodramatique avec un syndrome de l'imposteur. Le favori de mes parents qui vivent un peu à travers moi et me comparent toujours à mon frère qui a échoué, ce qui lui cause de la colère envers moi, même si je ne lui ai jamais rien fait. J'ai beaucoup de mal avec les hommes, surement un peu à cause de ça. Je veux dire, je crains toujours qu'à la moindre des remarques il puisse avoir de la rancune ou de la jalousie envers moi, et qu'il se décide à s'arrêter de m'aimer. Du coup, j'ai des trust issues, on peut dire ça, oui.
Léo s'arrêta. Elle eut un sourire gêné et nerveux, s'enfonçant dans le canapé en se mortifiant peu à peu. Elle avait avancé son script de plusieurs pages.