luna e stelle ─ Neriah & Ace

Le moteur de la moto louée était coupée, et Ace en descendait en retirant difficilement le casque de sur sa tête. Un contact franchement peu agréable, et une des rares fois où il envisageait finalement ne pas le porter pour le retour, tant la pression du casque avait été désagréable sur ses blessures. L'hématome sur son arcade sourcillière avait légèrement dégonflé, mais le bleu entourait sous son oeil jusqu'à l'arrête de son nez, et celui de son menton s'étalait même un peu sur sa mâchoire, rejoignant sa blessure à la lèvre qui allait sûrement mettre le plus de temps à guérir. Les traces de doigts sur son cou avaient pratiquement disparu, mais ses avant-bras, eux, affichaient toujours des bleus ; autant qu'il y en avait sous son t-shirt, l'abdomen caché par le tissu.
Retrouver Neriah ce soir était un peu... une décision incompréhensible. Il ne savait pas à quoi s'attendre de ce rendez-vous, et n'avait pas franchement la tête à quoique ce soit. Ni parler, ni flirter, ni même de rien en fait. Elle voulait le voir, et ayant mis les émotions en bouteille, il avait accepté, et se laisserait porter par la soirée. Casque rangé, Ace avait quitté le parking de fortune et tracé son chemin jusqu'à la plage, déserte à cette heure, retrouvant la brune auprès de l'eau. Il ne lui dit rien ; il ne savait même pas quoi dire en vrai. Arrêté à proximité, il la regardait juste, mains dans les poches de son pantalon, et il guettait simplement sa réaction lorsqu'elle allait le voir ainsi.

Il lui était encore impossible de définir la relation qu'il avait avec Neriah, ni même ce qu'il pensait d'elle avec précision. Ils avaient passé deux nuits intenses et mémorables, avant qu'il ne laisse Rose provoquer la jeune femme avec une photo. Trop sur son nuage à ce moment là, l'idée même de passer pour un connard absolu ne lui avait pas effleuré l'esprit. Qu'elle accepte de le revoir était, en vrai, un peu une surprise. Il la laissait donc s'approcher, et même s'il aurait voulu se dérober de son contact, il ne bougea pas et la laissa faire. Il cherchait dans son regard un jugement, de la peur ou quelque chose qui justifierait qu'il tourne les talons et s'éloigne, mais il n'y trouva rien. Le contact de ses doigts n'était malheureusement pas agréable, la sensibilité de sa peau blessée n'appréciant pas même le passage de l'air. Elle finit par le rompre, soupirer, et toucher à peine son épaule de la sienne. Mais dans cet état, Ace ne comprenait pas. C'était comme avoir la tête dans une forêt de brume épaisse, et apercevoir des flash de lumière sans savoir s'ils étaient hostiles ou amicaux. Alors il restait immobile, la regardant toujours ; son regard devint un peu moins fermé, exprimant un peu mieux son sentiment d'être juste largué. « Qu'est-ce que tu attends de moi ? » Un contact ? Des paroles ? Rien ? Tout ? Il comprenait pas. Quand il pensait savoir et pensait comprendre, il se prenait les pieds dans les évidences, hurlait les mauvaises choses, et brisait les gens. C'était ça qu'il avait retenu des jours précédents, une fois que la colère était retombée. Il était juste, dans cet état, incapable de prendre une décision immédiate sur la situation.

Par moment, Ace regrettait d'être un peu con. De ne pas être quelqu'un ayant plus de culture, ou plus d'intelligence émotionnelle. Il regrettait de ne pas comprendre certaines valeurs, ou s'imaginer que sa vision d'une chose était une vision partagée par les autres aussi. Tout ce que Neriah lui disait, il l'entendait, mais il n'était pas sûr de comprendre ─ comment ça, elle n'attendais rien d'autre de lui que juste qu'il soit là ? Pourquoi voulait-elle lui être utile, en réalité ? Le contact sur son bras ne le dérangea pas, mais ne le fit guère réagir non plus. Il notait cependant son toucher, sa douceur, et le sourire qu'elle lui adressait, avant de regarder à nouveau l'horizon. Lui se murait à nouveau dans le silence, l'observant un instant avant de regarder devant lui, observant les vagues à son tour. Était-ce finalement plus facile de parler à une inconnue ? Ou bien faisait-il une erreur en ayant accepté de la voir ? Est-ce qu'elle était sincère, ou bien répondait-elle à l'appel de son père ? S'exposer, encore et toujours, présentait des risques. Il ne la connaissait pas. Ace prit alors une profonde inspiration, continuant de peser le pour et le contre dans son esprit, avant que sa voix ne s'élève à nouveau, les yeux toujours sur l'horizon. « Je... n'ai pas envie d'être en colère. » confessait-il. « J'ai juste envie de mettre les émotions en bouteille. Les prendre, les tasser dedans, et lancer la bouteille à la mer. Qu'elle finisse au fond de l'océan et que j'en entende plus parler. » Ne pas la regarder, c'était comme s'adresser à la mer, finalement. « J'ai envie... d'oublier... de plus réfléchir... de juste agir mécaniquement et correctement, de plus avoir d'avis sur rien. De m'en foutre de tout. D'avoir envie de rien. » Vouloir des choses était le problème. Ça traduisait une faiblesse, de l'égoïsme, un désir qu'on pouvait manipuler contre lui. Il était tombé dans le panneau, et se disait que finalement, ç'aurait été mieux pour tout le monde s'il ne lui avait jamais ouvert la porte de son appartement. Surtout pour elle. La conviction que c'était lui le problème, son caractère, son inaptitude à gérer des relations. Lui pour qui le concept de famille était flou.

Au début, il comprenait ce qu'elle lui disait. Il ne désapprouvait même pas. Il savait que cet état était passager, et que laisser les émotions fermenter les ferait sûrement exploser plus tard. C'était un peu l'histoire de sa vie, de toute façon, mais c'était aussi la seule recette qu'il connaissait. Mais progressivement, quelque chose d'angoissant s'installa dans ses tripes. Un sentiment qu'il avait un peu oublié, délaissé, depuis juin dernier, depuis que Rose était arrivée dans sa vie comme un ouragan à sa porte. Il restait silencieux, écoutait ses mots, mais ce sentiment d'avoir les boyaux qui se tordaient dans tous les sens en plus des frissons dans le dos, était en train de remuer en lui un sentiment plus terrible encore que ce qui l'anesthésiait depuis quelques jours. Il fronça progressivement les sourcils, tiquant à certaines phrase ; tu ne veux pas être en colère, le flash d'un homme aux funérailles de sa mère lui revint en mémoire, c'est épuisant de ressentir autant de choses, encore ; Ace tourna progressivement la tête vers Neriah, l'écoutant avec surprise ─ et une terreur inexpliquée dans le regard. Tu n'es pas obligé de tout gérer seul. Le coeur qui s'emballait, la respiration pour l'instant maîtrisée, mais qui s'accélérait ; tu es humain. Et dans sa tête, il lui inventait des phrases qu'elle n'avait pourtant pas prononcées, qui ne venaient pas d'elle mais bien d'un autre. Tu peux me faire confiance. Il entendait ces mots comme si c'était elle qui les prononçait, avec sa voix, son regard ; laisse-moi t'aider. La main qui se tendait vers lui, alors qu'il venait seulement de dire adieu à sa mère. Ace pivota alors dans sa direction, mais le regard n'avait plus rien de l'homme éteint. Il exprimait la rage et la terreur, une sorte de folie qu'on ignorait bien souvent à son égard. « C'est lui qui t'envoie ? » commençait-il en faisant un pas en arrière. « C'est ça, c'est lui qui t'envoie, j'me trompe ? Comme à chaque fois, c'est la même chose. Le même scénario. » Tendu comme il l'était, Ace mettait de la distance entre elle et lui pour s'assurer qu'elle ne le toucherait plus. « Tu parles comme lui, tu répètes les mêmes choses. Il attend toujours ça, hein, que j'sois au plus bas, et il arrive pour me présenter la solution. Il t'a payée combien, Neriah ? T'es payée combien pour me proposer ton aide ? Pour venir calmer mes tourments ? M'offrir ton soutien, indéfectible et sans condition, hein !? C'est combien ton prix pour que j'accepte son aide et le rejoigne !? » De quoi il parlait ? Lui seul savait, mais il avait cette conviction grondante qu'il venait de comprendre pourquoi elle voulait le revoir. Pourquoi elle voulait se lier à lui, pourquoi elle le complimentait, le faisait se sentir comme un roi. « Il t'a payée combien pour coucher avec moi !? »

Il se sentait comme un chien acculé dans une ruelle, face à des ombres qui le menaçaient de toute part. Il ne voyait qu'une seule ombre face à lui, avec les traits de Neriah, mais sentait comme des dizaines d'yeux l'observer depuis une distance qu'il ne pouvait pas définir. Elle disait comprendre, mais était-ce vrai ? Ou bien savait-elle parce qu'elle connaissait ses faiblesses ? Est-ce qu'elle le manipulait, lui mentait délibérément ? Pourquoi était-elle aussi calme ? Pourquoi ne se braquait-elle pas ? Où était le mensonge ? Neriah fit un pas en avant, Ace se reculait, sur la défensive. Les barrières érrigées au fil des années se renforçaient encore, alors qu'il avait en deux petits mois baissé un peu sa garde, désarmé ses défences, autorisé quelques entrées pour de fins banquets. Sans jamais chasser les inviter. Et les fissures étaient apparues. Neriah tapait sur ces fissures avec ses mots, et Ace n'avait aucune idée de ce qu'il verrait de l'autre côté de ce mur si elle parvenait à le briser. Verrait-il un monstre ? La salvation ? Plus elle parlait, plus le doute grandissait, et si l'espace d'un instant, Ace sembla réceptif à l'idée qu'elle n'était pas son ennemie, il butta quand même sur des mots qu'elle prononçait. Je te comprends. Il serrait les dents, et l'obscurité de la nuit semblait dévorer le sable jusque sous les pieds de la jeune femme alors qu'un souffle étranger au sien venait murmurer à son oreille qu'elle mentait. « Tu mens. Tu mens. T'en sais rien de ce que j'traverse et non, tu comprends pas. On te dit juste de répéter ça, comme tous les autres, parce que vous pensez savoir ce que j'veux entendre. On t'a dit que c'était le meilleur moyen pour m'atteindre, mais ça prend pas ; ça prend plus. Je te vois. » crachait-il entre ses dents. « Y'a toujours quelqu'un pour dire qu'il comprend, pour dire qu'il sait, et à l'arrivée c'est toujours la même rengaine. J'me complique la vie, j'sais pas quoi faire, je suis trop con, j'peux faire tellement mieux ! » Rire nerveux alors qu'il reculait encore, les bras s'écartant. « Vas-y ! Appelle-le ! Dis-lui d'se pointer, qu'on en finisse une bonne fois pour toute ! Il veut que j'dise quoi, qu'il a gagné !? Ça va, c'était fun de m'regarder me prendre les pieds tout seul comme un con et me rétamer !? Il veut m'le renvoyer dans la gueule comme une énième preuve que j'suis pas foutu de gérer ma vie seul !? Que j'ai besoin d'lui !? » Un doigt accusateur se pointait sur elle. « Et toi ! Toi, tu m'as manipulé, tu m'as baisé ! T'attendais le moment où tout m'éclaterait entre les mains pour venir recoller les morceaux et m'faire croire que t'es mon ange gardien !? » Il haletait. La respiration ne suivait plus les battements affolés d'un coeur qui se sentait menacé par les ombres invisibles, et les rires silencieux que lui seul entendait.