we could call it even (enola)

Le restaurant est bondé aux abords des fêtes de fin d'année. Ford a une réservation, mais plus l'heure approche, plus il a du mal feindre l'envie d'y être. Betty l'a embobiné dans ce blind date de dernière minutes, prétendant que la jeune femme en question serait la femme de ses rêves, probablement. Ford sait dire non, sauf à Betty. Elle abuse gaiement de son pouvoir, jouant sur son âge avancé, tirant les ficelles de Ford comme un maître marionnettiste. Ses épaules portant un habit sombre sur chemise émeraude, le tout bien caché sous un trench coat charcoal. Toujours d'avance, Ford se permets d'observer les passants, démoralisé par cet esprit festif qui semble contaminer l'ensemble de la population. Ses pensées glissent vers ses préoccupations. Betty semble avoir l'appétit en déclin. Ford a remarqué qu'elle a perdu du poids, plusieurs de ses habits ont dû être envoyés chez la couturière. Ça n'est peut-être rien d'inquiétant, mais Ford n'arrive pas à focusser sur autre chose. Ça et cette nouvelle obsession de lui trouver une partenaire de vie. Son cobaye est loin d'avoir le charme naturel qui fait tomber les dames. Soit il n'a rien à dire aux gens soit il dit la mauvaise chose. Il préfère les confins d'une relation professionnelle aux frontières bien définies. La seule chose que Ford sait de la personne qu'il doit rencontrer, est qu'elle est blonde et qu'elle répond au nom d'Enola, à moins qu'elle ait donné un faux nom à Betty plutôt que de lui dire non. La vieille dame pourrait vendre de l'eau à la rivière et Ford n'a aucun doute que le portrait de lui qu'a peint Betty est vu à travers des lunettes roses. Ce sera plaisant d'expliquer à cette Enola que non, il n'a rien d'un prince charmant. Une grande blonde entre dans le hall du restaurant, semblant chercher quelqu'un. Préférant abréger ses recherches s'il s'agit bien d'elle, Ford s'avance. « Enola ? » demande-t-il, préférant attendre confirmation avant de se présenter.

Ford ne sait vraiment pas pourquoi il a laissé Betty le convaincre de venir ce soir. Ça pourrait être un désastre. S'ils n'ont rien en commun, à chercher de quoi parsemer les silences gênants. Ford tente pourtant de ne pas laisser son pragmatisme anxieux prendre le dessus sur son bon sens. Betty est bonne juge de caractère. Elle n'a pas de patience pour la stupidité humaine. Et vu ses goûts éclectiques en œuvres d'art, Ford fait confiance à son oeil. Rien de quoi s'inquiéter. Ce n'est qu'un repas. Ford peut se faire croire que c'est un meeting professionnel, un interview, une conférence à deux. Voilà, c'est moins intimidant.

Une femme blonde, en robe noire, ses cheveux tressés qui se drapent sur son épaule. Jolie, d'une façon américaine. Connaissant Betty, elle aurait pu choisir la girl next door comme une punk rocker un peu trashy. Rien n'est à exclure avec elle. « Oui c’est bien moi, et vous c’est Ford, c’est ça ? » confirme la blonde. Ford lui tends la main. « Oui, enchanté. » dit-il, plus par habitude que par réel enchantement. Il réalise trop tard que sa main tendue est peut-être trop formelle pour l'occasion ou que la femme en face de lui préfère peut-être ne pas toucher les inconnus. Trop tard pour se rétracter, il se demande s'il est fait pour ce genre de choses. Ce genre de relations. Ça lui semble si compliqué que ça n'en vaut pas le stress et le doute.

Ford fait signe au maître d'hôte. « Fletcher, réservation pour deux. » Il se voit mal essayer de connaître Enola dans le hall avec les autres dîneurs qui entrent et sortent dans un va et viens étourdissant. « Bonsoir Monsieur. Oui, suivez-moi, s'il-vous-plait. » dit le maître d'hôte avant de les guider vers une table intime contre le mur du restaurant, loin du bar et du brouhaha. Ford remercie l'homme, tirant la chaise d'Enola.

Une fois assis, Ford croise ses mains à la taille de son veston, essayant de paraître décontracté. Leur serveur sera avec eux sous peu. Ford tente de lancer la conversation. « Alors, Enola. Betty ne m'a rien dit sur vous, qu'est-ce qui vous emmène à être libre à la dernière minute et à accepter les offres d'une vieille dame ? » demande Ford, bien conscient qu'en évitant les sujets sensibles, sa question n'a peut-être pas tourné comme il l'aurait désiré.

« Oui, enchanté. » réplique la blonde, serrant la main de Ford d’une poigne confiante. C’est déjà ça. Ford se voit mal apprécier la compagnie de quelqu’un de mou, sans échine. Peut-être que Betty a la sagesse ultime et vient de faire le match du siècle. Il en doute fortement. Les relations sont compliquées et Ford trouve que sa vie est déjà bien vivante comme ça. Ça prendrait une âme compatible pour lui faire prendre une chance. L’amour lui semble une fable. Sa mère y a cru, encore jeune, et ça a ruiné sa vie, Ford l’entend encore, sa voix en écho, lorsqu’il s’y attend le moins. Betty était déjà veuve lorsque Ford a fait sa connaissance. Son père était un lâche de première qui n’a jamais su être fidèle à une femme. Ses grands-parents maternels ne se sont jamais aimés. Ford entretient la suspicion que Betty et sa grand-mère ont eu des sentiments non avoués.


Une fois installés, Ford questionne Enola, préférant mettre sur table les conditions de leur rencontre atypique. Betty ne réalise pas le chaos que ses excentricités causent. « La curiosité. » avoue Enola. C’est honnête, à défaut d’être original. Betty a probablement peint un portrait beaucoup trop flatteur de Ford. Ce dernier est parfaitement conscient de ses failles et elles surpassent grandement ses qualités. Il doute qu’une femme comme Enola soit charmée de son horaire de travail chargé, de ses priorités, de ses manies et ses murs. « Je ne suis sortie avec personne depuis mon divorce, et Betty a semblé trouvé que c’était… du gâchis. » Effectivement, une belle femme comme Enola aurait probablement son choix d’homme si elle démontrait un peu d’intérêt. Ford s’imagine qu’elle le sait. « Considérant que Betty a refusé de se lier romantiquement suite au décès de son époux, je trouve que c’est passablement hypocrite de sa part. » commente le brun en habit trois pièces, sans réaliser que l’honnêteté brutale de Betty ne se transmet pas toujours bien aux oreilles d’autrui. « Et vous ? » C’est une bonne question. Ford inspire lentement, décidant de ce qu’il souhaite dévoiler. « Je ne sais pas dire non à Betty, c’est à la fois une bénédiction et une malédiction. » répond Ford. « J’ai très peu de temps à consacrer à une relation, Betty souhaite probablement que je ne sois pas seul le jour où elle ne sera plus là. » continue Ford, d’une voix détachée. Ce n’est pas grave. Betty va bien. Elle vivra un millénium. Ce n’est que de la fatigue. Elle dort beaucoup, elle maigrit, elle oublie. Ford se dit qu’il imagine des choses. Tout va bien. Betty est éternelle.

Le serveur approche enfin pour leur déposer les menus et leur demander ce qu’ils prendront comme boissons. Ford laisse Enola choisir en premier, pour ensuite commander un thé et une eau pétillante. Il repousse le menu, ayant déjà lu son entièreté en ligne et fait son choix. Ford ouvre la bouche dans l’intention de demander à Enola ce qu’elle fait dans la vie, quels sont ses passe-temps, mais son cerveau reste coincé sur les précédents propos de la blonde. « Vous étiez mariée ? » demande Ford, pensant tout haut. « Pourquoi ? » Si c’était par illusion romantique ou pour une raison logique et pratique, ça lui en dira beaucoup sur le genre de personne qu’est Enola. Il retient la question suivante, se disant qu’Enola n’a probablement pas envie de lui dire pourquoi elle est divorcée.

Une fois leurs plats commandés, un steak medium avec légumes grillés et pomme de terre au four pour Ford, loin de lui l'idée que la nourriture doit être fancy pour être délicieuse. Sa question est probablement déplacée, et la réaction d'Enola le lui confirme. « Pourquoi ? » demande-t-elle, surprise par son raisonnement.Parce que ça lui en dira beaucoup sur le genre de personne qu’il a devant lui. S’ils sont incompatibles, vaut mieux le savoir maintenant plutôt que de perdre son temps à connaître quelqu’un qui a des attentes irréalistes. « L’amour, évidemment. » s’exclame Enola, comme s’il n’y avait pas d’autre raison possible. Ford pourrait en nommer vingt sans avoir à se forcer. Il se retient de lever les yeux au ciel, espérant avoir assez de patience pour ne pas avouer tout haut son grand doute des convictions romantiques de la blonde. Sa mère a aimé son père, et ça a foutu sa vie en l’air. Betty a aimé son mari et elle a passé quelques décennies seule. Ses grands-parents ne se sont jamais aimés, seulement tolérés. Tout autour de lui, Ford n’a pas eu d’exemple plaisant de cet amour, si on croit qu’il est vrai et qu’il existe. « Laissez-moi deviner, vous n’y croyez pas. » continue Enola. En plein dans le mille. Touché, coulé. Le serveur revient avec leurs boissons. Ford prend une gorgée de son eau pétillante, laissant son thé infuser. « Je crois simplement qu’il y a d’autres raisons pour se marier. » commence Ford, récoltant ses pensées dans un ordre qui fera du sens pour autrui. « L’amour n’est pas la seule ou la meilleure raison de s’unir légalement à quelqu’un. » raisonne l’anglais. Ça peut sembler pessimiste, mais c’est tout simplement réaliste.

Ford inspire profondément, incertain de comment continuer. Une autre gorgée de son verre, un silence awkward. « Peut-être que vous pourriez me parler de vous, ce que vous croyez qu’il est intéressant de savoir. » propose Ford. « Avant que je pose la mauvaise question… encore. » son manque de tact est palpable, mais au moins il est conscient de sa condition.