je ne base pas mon idéal sur les autres.
je me fixe simplement des objectifs.
peut-être sont-ils proches de ceux qui ont déjà été cochés par des plus grands,
mais j’ose croire que je ne m'inflige pas à ce point.
de son propre aveu, ambitieux n'est sans doute pas le terme le plus à même de qualifier elliot lui-même. après tout, désirer un semblant de gloire, aspirer à une grande carrière et briguer une vie prestigieuse et couronnée de succès n'ont jamais figuré parmi ses souhaits ⸻ quand bien même son arrivée à cambridge a longtemps figuré le contraire. il trouve de la vanité à de tels projets ⸻ une ironie lorsque l'on sait à quel point l'orgueil lui sert de seul maître. mais une existence simple lui semble préférée ⸻ à moins d'être rocambolesque. pourquoi être journaliste, politique ou fonctionnaire lorsque l'on peut-être aventurier, bourlingueur, poète ou révolutionnaire ? monroe s'imagine davantage orlando que kennedy ; plus jack london que kissinger. plutôt des idées que des modèles, ce qui ne l'empêche pas d'en dérober les traits, de dévorer leur chair et de s'imprégner de ce qu'ils ont été pour devenir ce qu'il est : les pièces recomposées d'un nouveau corps : celui de la muse du siècle. son idéal, c'est la somme de tous ses rêves.
(( et calliope crachera ses vers en narrant comment elliot s'est mythifié lui-même. ))
or, aujourd'hui, sa quête paraît plutôt stérile ⸻ pour ne pas dire vaine. passée la fascination de ses vieilles chimères (il vivait jusqu'à récemment encore dans une espèce de passion invétérée pour ses idoles dont il ne pastichait que l'air, l'esthétisme et très vaguement les pensées même), il ne subsiste désormais plus que chez lui une impression de vide face à un accomplissement puéril et sans motif ⸻ si ce n'est que pour nourrir sa superbe. un goût amer qui lui reste sur la langue, qui étreint ses sens et le perturbe dans ses propres recherches : que veut-il maintenant qu'il est devenu ce qu'il a toujours souhaité être ?
sa vie paraît alors bien fade lorsqu'il la pose aux côtés de celle de la libraire. une self-made woman, héroïne pseudo-fictive d'un conte purement hollywoodien, d'une histoire franchement américaine. l'ingénuité qu'elle lui renvoie ne lui paraît lors plus dans son caractère, mais plutôt dans son parcours même, comme une fable aux bords trop lisses aux airs édulcorés, peut-être même trop fantasmée pour être réelle. de quoi le décontenancer un temps : après tout, il ignore s'il doit jalouser cette vie ou s'il doit en mépriser la linéarité parfaite, scrutant son intimité avec le regard cynique d'un critique ou d'un expert. lui n'a pas eu le droit à un tel fantasque, un tel imaginaire : il est né, il a tenté de toutes ses forces de transcender sa condition risible, humaine, puis crèvera sans doute sur son propre sentier, sinueux, chaotique et profondément imparfait. un peu à son image : dans le fond, elliot n'a jamais été plus, dans ses racines les plus intrinsèques, que le chien galleux des romanciers. le héros que personne n'envie, dont personne ne rêve. c'est là sa plus grande faute : à soigner son apparence, il en a oublié de conquérir ce qu'il refuse de perdre. piégé dans un présent paralysant, le futur est pourtant à sa portée même. la forme du prophète est présente : alors où sont ces tablettes ?
un songe qui surgit lorsqu'il l'entend parler d'elle. sa tête se hoche doucement mais il ne l'avouera qu'après : il n'a écouté que la moitié de ce qu'elle disait. ce n'est pas vraiment de sa faute : au bout du compte, il a sincèrement essayé de s'intéresser à elle, galvanisé par ses grands discours sur la singularité des êtres, sur leur jardin secret [...] et autres formules poétiques pour justifier sa curiosité déplacée ⸻ pour ne pas dire malsaine. mais se frotter à une grande histoire est une chose : se heurter à une vie meilleure en est une autre. alors, le complexe de toute comparaison devient plus mortifiante que jamais. lui qui, longtemps, s'était enorgueilli de ce qu'il était, subit de plein fouet la vérité crue du moment présent : bien qu'excentrique, son existence est loin d'être aussi extravagante. de quoi triturer son amour-propre et de lui faire considérer d'inventer de toute pièce un autre passé bien plus attirant ⸻ ce qu'il ne fait pas, moins par éthique que par manque d'inspiration... et sûrement aussi par manque de temps.
⸻ oh, je vois. il ne voyait pas en vérité : il s'agissait de ces remarques bateaux pour combler le vide, procédure rhétorique qu'il employait abondamment dans les débats. d'ailleurs, parmi les rares mots qu'il a pu dégager du discours de dahlia, il avait retenu qu'elle en était friande. il rebondit sur ce point. il est vrai que les grands écrivains sont aussi de grands orateurs. quoique l'inverse n'est pas toujours vrai ⸻ enfin, tu me contrediras. j'ai toujours pensé que les auteurs devaient avoir une certaine sensibilité ; vivre une trajectoire singulière ; être hors de la norme pour se consacrer autant à un art aussi marginal. probable raison pour laquelle il préférait les sciences politiques : après tout, un raté ne se refait pas. j'imagine qu'avec une vie aussi remplie, tu ne devais être que prédisposée à intégrer harvard. ce n'est pas une question d'intellect, donc, mais de personnalités : de parcours plus ou moins privilégiés par le doyen, comme dans le recrutement d'une secte par son gourou ⸻ machine à créer des élites à la chaîne, dans la mesure où elles sont serviables. perfidie à tous les niveaux, c'est par cette malice que son dossier s'est bâti, enseveli par de beaux mensonges. c'est fascinant. et il conclue sur ses mots, assez satisfait de son semblant de réponse.
un sourire de façade fend à nouveau son visage. quoiqu'il en pense, elliot ne regrette pas d'être passé pour un vulgaire usurpateur pour intégrer la faculté de droit. il tente même, avec un aplomb certain, de tirer une certaine suffisance de ce coup bas : il s'imagine avoir trompé des grandes instances, défait les rouages d'un système malade et ri au nez des imbéciles qui hurlent au mérite lorsque lui n'a joué qu'au faux-jeton dans l'histoire. ce ne sont pas des choses que l'on avoue lors d'une première rencontre alors, naturellement, il s'en garde de confier ses vilénies à dahlia. à la place, il admet, plutôt vague :
⸻ j'ai emménagé à boston cette semaine pour ma première année à harvard. même si mes études s'orientent plus vers de la politique... il marque une légère pause, les yeux plissés. parler de tels sujets est rarement bien vu, alors il se méfie des réactions inopportunes. inappropriées. puis, il continue. ... je ne pouvais pas inaugurer ma venue sans un livre. donc, me voilà ici.
ici, à chicago ⸻ ou bien dans ce bookshop. tout est une question de perception.
la crispation passée, il ajoute, ôtant son costume de client pour s'affubler de celui du touriste :
⸻ au fait, comment ça se passe niveau de l'engagement politique ? y a des associations intéressantes ? quelque chose pour s'intégrer à harvard ou bien ici ?
ici, à chicago ⸻ ou bien dans le cosmos. après tout, ses possibilités sont larges ; son champ d'action libre, plus que tout. de quoi faire dire, encore une fois, que tout est une question de perception.
car, à en croire le résultat des comptes, tout n'est pas fini pour lui, et ce pour le moins du monde. s'il est un médiocre, au moins peut-il se targuer d'être un maître parmi les sans mérite. n'est-ce pas pour cette raison qu'il a envoyé son dossier ⸻ pour montrer qu'il était capable de réussir, lui aussi ? son épopée banale et ordinaire n'attend lors plus que d'être construite ; ses cantiques, eux, que d'être écrits. par ses miracles, ses espoirs et son ambition, qui, elle, ne demande plus que d'être nourrie par lui. une promesse qu'il se fait intérieurement lorsqu'il envisage de s'investir dans ce petit pays : pour bâtir son mythe, il n'a que de trois étapes à rayer de sa to do list :aménager sa chambre à la coloc ☒.
retrouver les damnés de la terre de frantz fanon ☒.
mener à bien la prochaine grande révolution ☒.
... de quoi graver son nom dans l'éternité et plus encore, selon sa propre prétention.
si hollywood veut prendre des notes, c'est maintenant que le film démarre son introduction.
(Elliot Monroe)
⸻ fear eats the soul ⸻
(( le cœur net )) mourir est tout au plus l'antonyme de naître. l'antonyme de vivre reste à trouver.