ADONIS JONES ✧ jung su-bin

Tu te souviens pas de grand chose de ton enfance. Mais d’eux, tu t’en souviens encore et tu t’en souviendras toute ta vie. Ils ont laissé une empreinte au fer rouge dans ton esprit. Indélébile. Ce n’étaient pourtant que des incapables, des marginaux qui emmerdent le système et qui en abusent aussi. Et toi, t’étais là, au milieu de tout ça, pour les aider.

C’était franchement pas rare, les plaintes des voisins. Dans ta maison, il y a un vacarme constant, même la nuit. Surtout la nuit en réalité. Ça bouge dans tous les sens, ça hurle, ça s’agite et ça visite aussi. C’est de base une vraie garderie mais quand tu l’as visité pour la première fois, les enfants avaient des comportements exemplaires et les parents semblaient si aimants. Pourtant, à ce moment-là, tu sentais déjà une odeur bizarre venant de la cave. Tu ne t’imaginais pas à quel point t’étais déjà dans la merde.

Il n’a pas fallu longtemps au joyeux bordel pour se présenter à toi. Dès que l’assistante sociale s’est barrée, tout est devenu chaotique. Les enfants forcés de faire “des quarts” dans la cave, la plus grande travaille la nuit en haut. Tu sais pas trop ce qu’elle fait, à ton âge, mais qu’est-ce qu’elle gueule. C’est que plus tard que tu comprends ce qu’elle subit, en regardant des pornos. Quant aux parents, c’est pas des anges, eux. C’est même de vrais démons sortis tout droit des enfers les plus profonds. Ils se régalent de leurs ventes illicites, te foutent un couteau dans les mains et t’obligent à faire des choses que t’as pas envie de faire. Les gens qui viennent acheter ici ont souvent des difficultés à payer. Et comme t’as pas vraiment eu d’enfance, tu t’habitues plus vite que les autres à les mutiler. T’aimes pas particulièrement ça, mais t’excelles au fil du temps, tant et si bien que tu deviens nécessaire.


Très loin d’être le rêve américain. Tu vis dans un taudis, on t’inscrit à l’école mais ton comportement est si sauvage que t’es comme un paria, quelqu’un qu’il faut rejeter. Tu leurs en veux pas, à leur place, t’aurais fait pareil, juste pour appartenir à un groupe. Mais le seul groupe que tu penses avoir, c’est ta famille. Quelle famille. Les autres mioches s’adressent pas la parole entre eux ou simplement pour se hurler dessus. Les châtiments corporels sont là, t’en as assez vu et subi pour y être habitué. Même la mère est obligée de fermer sa gueule dans le seul but de survivre.

Mais un jour, t’en apprends un peu plus sur eux. Le père qui a fait faillite, qui a mené la mère à toutes ces manigances dans le seul but d’éponger les dettes. Voilà pourquoi cette famille est si pauvre. Du moins, ce que t’en ressens, parce qu’à part de vieilles fringues et des cahiers d’école réutilisés, t’as pas la chance d’avoir quoi que ce soit de neuf. Et même pour la bouffe, c’est compliqué. Pour autant, t’arrives à trouver un truc que t’adores : étudier. Dès que tu peux, entre tes différentes missions de nettoyage, vente et mutilations diverses, tu te plonges dans tes bouquins, tu fais tes exercices et ça te fait un bien fou. T’es même plus en avance que les autres, d’une ou deux classes environ. Mais les parents refusent de te faire sauter une classe, prétextant que ça va t’handicaper dans ta vie. C’est plutôt toute votre merde qui va le faire, tu penses sans oser le prononcer.

A neuf ans, on te file un flingue entre les mains. Tu dois tirer sur les cibles, les cannettes et les pneus dans le champ désert à quelques kilomètres de la maison. On t’entraîne, t’entends même que tu dois devenir une machine de guerre. Et à dix, on te fait combattre contre d’autres gosses d’autres foyers. Tu t’en prends, des coups dans la gueule. Mais t’encaisses, tu veux les rendre fiers, tes parents. Ta famille. Peu importe le chaos dans lequel tu vis, peu importe la manière dont tu es traité, la seule chose qui t’importe, c’est cette caresse dans les cheveux à laquelle tu as droit quand tu gagnes un combat. La seule tendresse que tu peux avoir.

Jusqu’au jour où tout s’arrête. L’ambiance à la maison est plus électrique depuis quelques jours. Pesante. Comme s’ils avaient tué quelqu’un. Le lendemain, tu pars à l’école et quand tu reviens, y’a plus rien. Y’a plus rien et plus personne. Tu fouilles pourtant partout, mais rien. Que dalle. Pas une trace d’eux. Ils ont pris leurs affaires et se sont barrés sans même te dire au revoir. Sans même t’adresser un mot. Quatorze ans, t’as vécu. Jamais t’as eu mal comme ça. Tu les as attendu pourtant, reprenant ton train de vie avec les liasses qu’il restait dans le coffre et au sol. Tu t’es même surpris à penser à eux, en te disant qu’ils te manquaient, ces cris.

Un an passe. Ta peau guérit. Ton coeur observe les autres. Tu découvres qu’en fait, la vie, c’est bien plus cool que ça l’était quand ils étaient là. Et même si tu commences à te faire des amis, tu veux pas quitter la maison. T’as nulle part où aller de toute façon. Personne qui t’attend. T’es seul. Vivre devient de plus en plus compliqué, tu te sers de ce qui reste dans la cave pour t’acheter à manger. T’es autonome, chez toi. Alors t’y arrives.

Quand enfin tu passes les SATs et que tu les réussis haut la main, tu sais finalement quoi faire de tout ça. Tu regroupes tes affaires dans un vieux sac, l’argent mis de côté pour ton départ, t’allumes quelques bougies au salon et tu pars un peu plus loin sur la colline. De là, tu peux parfaitement voir la maison. Tu t’allumes une clope. Puis deux. Puis trois. Quatre. L’explosion est magnifique. Les flammes lèchent les murs de cette foutue maison. Tu t’attendais à ressentir quelque chose comme de la nostalgie, quitte à pleurer un peu. Mais rien. Le vide total. T’as réalisé qu’en fait, tout ce qu’ils avaient fait, c’est de te foutre en l’air. Cette maison retourne donc dans les entrailles des enfers, là d’où elle vient probablement. Tu remarques les pompiers arriver. C’est à ce moment que tu décides de jeter ton dernier mégot et de partir, sac sur le dos. Où tu vas ? T’en sais strictement rien. Mais t’y vas.

Les années suivantes sont dures mais tu t’en sors beaucoup mieux. T’as un appart, maintenant. Souvent, t’as même pas d’électricité mais au moins, tu dors pas toujours à la belle étoile. Jamais dans le froid. T’es toujours passionné par les études, alors t’as beaucoup traîné près du campus pour trouver des étudiants qui te prêtent leurs bouquins. Tu connais toutes les librairies de la ville tant tu les as squattées. Mais aussi, t’es en contact avec les anciens dealeurs qui fournissaient tes parents. Eux, ils savent qui t’es. Alors quand ils t’appellent Adonis, tu sais que t’es en danger. Raison pour laquelle tu te fais appeler Ace par le reste du monde. Ils font parfois appel à toi pour certaines ventes et quelques services qui ne te rapportent finalement que trop peu d’argent pour ce que t’as investi. Toute façon, ça t’étonne même pas, ils sont à l’image du foyer dans lequel t’étais. Tout ce que t’espères, c’est qu’ils reviendront plus jamais.