13 JANVIER 1990
Mes parents rentrèrent de la maternité. « – Eh bien… On n’a plus qu’à remettre le couvert pour avoir un garçon… La deuxième fois sera la bonne ! »
Ce n’est pas que mon père ne m’aime pas, c’est juste que je suis une fille. Et en plus, je suis l’aînée. Il ne m’a jamais témoigné d’affection et ne s’est jamais intéressé à moi –il estime que c’est le rôle de la mère de s’occuper de sa fille, et le père de son fils– Il rêvait d’un fils aîné, fort et courageux, à son image, studieux et déterminé, prêt à reprendre l’entreprise familiale. Une fille ne l’aurait pas dérangée, si elle était arrivée ensuite. Une jolie et gentille petite fille, polie et docile, élégante, discrète, respectable. Qui fasse l’honneur de la famille et qui entretienne sa réputation. Cela se passait ainsi, chez les Ljunström: les garçons entretenaient la fortune de la famille, les filles entretenaient sa réputation.
1999
J’apprenais docilement mon autodictée dans le salon lorsque Göstav rentra de l’école. Sans m’adresser un mot, il alla dans la cuisine prendre un biscuit avant de revenir dans le salon, s’asseoir sur le canapé et allumer la télé. Peu lui importait que je fusse en train de travailler. A seulement sept ans, son caractère était déjà bien affirmé : macho, vulgaire, autoritaire et impulsif, il savait qu’il était le petit héritier tant attendu et que la famille ne tournait qu’autour de lui. Il avait déjà très bien compris que les femmes ne valaient rien, et que le seul fait d’être né avec deux chromosomes X et Y lui conférait un pouvoir indiscutable. Même si j’étais son aînée, il me traitait comme une moins que rien et prenait un plaisir sadique à me rappeler ma condition de femme. Oui, déjà à 7 ans.
« – Göstav, pourrais-tu baisser le son s’il te plait ? Je n’en n’ai plus pour très longtemps et j’aimerais terminer mes devoirs avant de passer à table. » Il augmenta le son de la télé « – Tu ne peux pas plutôt aller travailler ailleurs ? Tu vois pas que tu me déranges ? – Je n’en n’ai plus que pour cinq minutes… – Mais tais toi !! », dit-il en se levant brusquement. Enervé, il saisit mon livre de suédois et le jeta au hasard : il atterrit sur la console à côté de la télé et brisa le vase. Le verre et l’eau des fleurs se répandirent partout sur le sol et salirent le tapis. Alerté par le bruit, Père entra dans le salon. « Regarde ce que tu as fait, imbécile ! », me hurla Göstav. « – Mais enfin ce n’est pas moi ! », hurlai-je à mon tour « – C’est ça, accuse moi, ce n’est pas de ma faute si tu n’es qu’une idiote incapable d’apprendre son autodictée ! – Père, je vous le jure, ce n’est pas moi, c’est Göstav qui a jeté mon livre, il ne voulait pas baisser le s… – Ca suffit ! » Père ne parlait pas beaucoup, et sa grosse voix suffisait à nous calmer immédiatement tous les deux. Il s’approcha de moi, j’avais peur mais je ne tremblais pas. « – Enfin Jaana-Solveig, tu ne penses pas que je vais croire que c’est Göstav qui a cassé le vase ? Tu n’en n’as pas assez de me raconter des mensonges ? Si tu avais fait tes devoirs plus tôt, rien de tout cela ne serait arrivé. Ne t’avise plus d’ennuyer Göstav. – Mais, Père, je… – NE ME CONTREDIS PAS ! – Non, père… – Très bien. Monte dans ta chambre maintenant et ce n’est pas la peine de descendre pour manger. Nous nous verrons demain. »
Je montai poliment. A l’intérieur, je bouillais, mais ce n’était pas la première fois que ce genre d’incident arrivait. J’avais appris à me contrôler, et ne voulais pas risquer les coups de mon père. Il ne me battait pas, mais n’hésitait pas à me gifler si j’allais trop loin. Depuis la naissance de Göstav, le fils prodige était arrivé et je ne suscitais plus aucun intérêt pour mon père. J’avais déjà compris que, en tant que femme, mon rôle était très limité et ma parole n’avait que peu d’intérêt et de valeur ; je devais me contenter d’exister en silence, d’être polie, jolie, mince et souriante et de savoir tenir une maison. Je refermai la porte de ma chambre, ouvrit immédiatement mon journal et prenait un stylo « Leçon n°1 : ma parole ne vaut rien contre celle d'un homme. »
2004
Cher Journal,
On ne me laissera jamais hériter de la direction des laboratoires. « Ce n’est pas le rôle d’une femme », disent-ils. Peu importe. Göstav est un idiot et un incompétent, il est tout-à-fait incapable de gérer une entreprise et n’a pas du tout le sens des affaires –sans considérer le fait qu’il n’a aucun intérêt dans la science.
Je vais me battre pour hériter de l’entreprise familiale. Le plus dur sera de convaincre Père que je suis la plus apte à reprendre le flambeau. Il me faudra aussi gagner la confiance et la sympathie de ses collaborateurs et surtout en trouver de nouveaux. Je pense pouvoir compter sur les Åkerfeldt pour cela, quelle chance d’être promise à Torsten. Leur famille semble moins réticente au fait de donner des postes de pouvoir à des femmes. Et cela ne peut que leur être profitable puisque ça accroîtra leur fortune. Et tant que je donne des fils à Torsten, je peux les compter comme mes alliés.
Je me battrai jusqu’au bout pour reprendre les laboratoires. La première étude de mon plan consiste à faire des études de biochimie –je n’ai qu’à prétendre que c’est pour être laborantine. Ensuite je dois me marier avec Torsten, me faire des alliés, entretenir ma réputation et étendre ma sphère d’influence. Il me faudra peut-être élaborer une sorte de complot, ou au moins avoir un plan, pour évincer Göstav. Peu importe, je suis prête.
2008
Nous étions à une soirée organisée par M. Åkerfeldt, directeur d’un grand journal orienté à droite et personne très influente dans le milieu politique, lorsque je décidai d’aller prendre l’air un moment. J’étouffai dans la grande salle remplie de monde. Je mis mon châle sur mes épaules et restai près de la porte d’entrée. J’étais promise au fils Åkerfeldt, aîné de sa famille et journaliste prometteur. C’était un jeune homme charmant : élégant, beau, poli et très serviable, talentueux et intelligent. J’étais plutôt satisfaite de ce parti et m’estimai heureuse. Il y avait bien d’autres garçons aussi fortunés mais bien moins beaux. Nous nous étions déjà rencontrés deux ou trois fois, je l’avais immédiatement apprécié et nous nous entendions plutôt bien. Nous étions deux personnes ambitieuses, riches, et au fort caractère.
Je décidai de rentrer dans la salle quelques minutes plus tard. « – Désolée mademoiselle, on ne fait plus entrer personne. – J’ai une invitation, je suis sortie prendre l’air quelques minutes. – Vraiment, je ne peux rien pour vous. – Enfin, regardez mon invitation », je sortais mon carton. « – Je suis désolé, j’ai des ordres, je ne peux… – Ecoutez, je peux vous faire virer pour ça, je connais très bien Monsieur Åkerfeldt. – Moi aussi, c’est mon employeur et passé dix heures il m’a ordonné de ne plus laisser entrer personne. – Enfin laissez-moi entrer ! »
Quand M. Åkerfeldt, père de celui auquel j’étais promise, sortit pour aller fumer une cigarette, il me salua affectueusement, heureux de marier son fils à une Ljunström. Il me sauva littéralement. « – Bonsoir, Mademoiselle Ljunström. J’espère que vous passez une soirée agréable soirée. C’est dommage que le temps soit si mauvais, le buffet était prévu dehors… Enfin, la salle est quand même magnifique! – Bonsoir, Monsieur Åkerfeldt. Oui c’est regrettable, mais la soirée n’en n’est pas moins réussie, et les musiciens sont formidables eux-aussi. – Vous avez raison ! Passez une bonne soirée ! » Il n’en fallut pas moins au garçon de l’accueil pour s’excuser, confus. « Oh… je suis navré, mademoiselle Ljunström, je ne voulais pas… Je ne vous avez pas reconnue. Vous auriez du me dire que vous étiez l’aînée Ljunström, je… – Ce n’a pas d’importance.» On me laissa finalement entrer dans la salle. J’y rejoignais mes parents et mon frère à leur table. « Leçon n°2 : mon nom de famille est ma seule arme. »
2010
Il était 1h30 passé. Je n’avais pas sommeil, alors je descendis prendre un verre d’eau dans la cuisine. Au moment de poser le verre dans l’évier, j’entendis des voix qui provenaient du bureau de mon père. Il avait l’air d’être en réunion. Rien d’exceptionnel jusqu’à ce que je l’entende prononcer mon prénom. « – Jaana-Solveig est un très bon parti, croyez-moi. Vous la connaissez : elle est très polie, très serviable, très docile. Elle apprend rapidement et ne commet jamais deux fois la même erreur. – Je sais… » Il y avait une autre voix et je n’eu pas de peine à deviner qui c’était : M. Åkerfeldt père. « – C’est une jeune fille très intelligente. Si c’était un homme je la ferais faire de grandes études, mais vous comme moi savons très bien où est sa place. – Oui, Gustaf (c’était le prénom de mon père), je sais tout ça. Entre nous, il y en a beaucoup des filles comme cela dans notre milieu et dans notre classe sociale. Là où je veux en venir, c’est qu’il y en a qui sont peut être de meilleurs partis, car plus fortunées et faisant partie de milieux politiques très influents. Regarde la fille Tägtgren : fille de l’ancien ministre de l’intérieur, troisième fortune de Suède. Et la benjamine des Strömblad va hériter d’une fortune immense, d’un patrimoine innombrable ! Elles sont toutes les deux aussi jolies, dociles et intelligentes que ta fille. Je me demande si je ne ferais pas mieux fait de marier Torsten à l’une d’entre-elles, vois-tu… – Je comprends. Ce que ma fille a que les autres n’ont pas –et ce n’est pas négligeable–, c’est sa réputation : elle est parfaitement capable de se tenir en public, elle est très sociable et diplomate et sait entretenir son réseau. Nous savons tous les deux que les filles Tägtgren et Strömblad sont mêlées à des scandales lamentables. Drogue, alcool, sexe –le prince Harry est un agneau à côté–… Et ce n’est pas très bon, pour ton journal. Ni pour la carrière de ton fils. Jaana-Solveig n’a jamais fumé, n’a jamais été ivre et, cerise sur le gâteau, elle est vierge. Je peux le jurer sur mon entreprise. Personne ne pourra rendre son aura et redorer l’image de ton journal mieux qu’elle. Ce mariage est la meilleure chose qu’il puisse vous arriver. – Tu dis vrai. Il n’y a pas de fille de notre milieu qui soit plus blanche que Jaana-Solveig. Vous avez fait du beau boulot, toi et ta femme. »
Mon mariage avec Torsten ne reposait que sur ma réputation ! Il y en avait d’aussi belles, d’aussi intelligentes et d’aussi polies que moi, mais bien plus riches ! C’est vrai que Père et Mère m’avaient tenu en cage pendant toutes ces années, et que je n’avais pas eu d’adolescence festive. Bien sûr j’étais sortie, j’avais des amis (enfin, c’étaient plutôt des relations, un réseau à entretenir, bien que c’était agréable d’aller faire du shopping ou boire un café avec eux), mais je n’avais jamais goûté aux orgies qui réunissaient presque toute ma génération. Je les avais détesté de m’avoir emprisonnée à ce point, mais je commençai à comprendre que j’avais, grâce à cela, une valeur inestimable et que beaucoup m’enviaient. Je n’étais pas au centre de scandales, j’étais pure et j’étais l’ambassadrice idéale de n’importe quelle cause. « Leçon n°3 : veiller à sa réputation. » Ou je perdrai mon mariage, et l’entreprise.
NOVEMBRE 2012
« – Tu iras à Harvard poursuivre tes études de biochimie. C’est une chance inestimée que l’on te donne de pouvoir mener de grandes études –dans une des plus prestigieuses universités américaines, qui plus est. Toutes les jeunes filles de Göteborg n’ont pas cette chance. Inutile donc de préciser que ce n’est pas discutable. »
En face de moi, Göstav me regardait avec un sourire en coin. Il avait réussi à m’évincer comme prétendante à la direction des laboratoires. Tout le monde autour de la table, dans la maison, et à Göteborg, savait que ce n’était pas un cadeau qu’on me faisait, et qu’on ne m’envoyait pas aux USA pour me faire plaisir. Tout cela n’avait qu’un but : m’éloigner de l’héritage familial et me rappeler que je ne pouvais pas prétendre à un poste à responsabilités. Les gens commençaient à comprendre que je ne voulais pas être seulement laborantine. « – Tu partiras début Février. Tu termineras l’année scolaire et obtiendras ton diplôme là-bas. C’est idéal et tu seras dans les meilleures conditions pour commencer ton nouveau cycle universitaire. Pratiquement tous les papiers sont déjà réglés. » Père se leva de table et partit dans son bureau. Mère débarrassa la table, et enfin Göstav se leva, l’air imbu de lui-même, heureux de savoir que je ne serai plus une menace pour lui. Je restai un moment à table, le visage sans expression ; puis je me levai et montai dans ma chambre.