Il faudrait que je songe à arrêter d’observer mon plafond. C’est fou le temps que je perds tous les jours, les yeux rivés vers le ciel. Ce n’est pas vraiment voulu. Je rentre dans ma chambre, je me mets à l’aise, je commence à faire ma petite vie, je m’occupe tranquillement de tout un tas de choses diverses et variées, et la seconde d’après, je suis allongé sur mon lit et je rêve complètement. Par exemple, il n’y a pas dix minutes, j’étais encore debout, trop occupé à trier la centaine de photographies qui tapissaient le mur de ma petite chambre d’étudiant. Oui, j’aime bien faire ça. Après tout, je viens de loin, et contrairement aux jeunes gens de mon âge, je n’ai pas besoin d’afficher les posters de mes films ou de mes acteurs favoris mais plutôt des clichés de ma ville natale, de mon pays, de ma famille et mes racines. Une fois par mois, je mets de l’ordre dans cet énorme collage, décrochant chaque photo une par une, les observant longuement avant de les ranger si je m’en suis lassé ou de les remettre à une place différente. J’étais debout sur mon lit quand je suis tombé sur cette image de ma mère et moi. C’est dingue ce que je lui ressemble... Je crois que j’ai été un peu submergé par la scène figée que je tenais entre mes mains comme si c’était le plus beau des trésors ; et j’ai fini par m’allonger, les jambes tendues contre le mur, la tête au bord du vide. Je n’arrive toujours pas à décrocher mon regard de ce vulgaire morceau de papier. Pourtant ma mère n’est pas décédée, elle me manque simplement, et je sais que je recevrai bientôt une lettre ou un colis de sa part. Mais c’est à chaque fois la même chose avec cette photo... J’observe un moment cette version miniature de moi qui porte une chapka sombre, le corps emmitouflé dans un épais manteau rouge, le regard scintillant face à toute la neige qui est tombée dans notre jardin. Ma mère est accroupie à côté de moi, souriant à l’objectif. Je sais que ce sourire n’est pas sincère, qu’elle s’est obligée à sauver les apparences pour ne pas que le monde puisse lire la tristesse habituelle qui habitait les traits fins de son visage de poupée. Ma petite poupée russe, ma Matriochka. C’est ainsi que je l’appelle, que je l’ai toujours appelée. Ce surnom lui va si bien...
Je n’ai pas quitté Matriochka des yeux pendant un long moment. Je ne suis pas dupe, je sais bien ce qui lui passe par la tête à l’instant même où on prend la photo : elle réalise que c’est la première fois que quelqu’un m'immortalise depuis ma naissance. Avant ce jour-là, mon cinquième anniversaire pour être très précis, il n’existe aucune preuve de mon existence. Même le jour de ma naissance, personne n’osa sortir un appareil photo ; pas non plus lorsque j’ai soufflé ma toute première bougie, ou que je me suis levé pour marcher jusque dans les bras rassurants de mon père. C’est un peu comme si c’est cinq années ne s’étaient jamais écoulées. Moi, Nathanaël Poliakov, je suis né dans la neige, ce 7 décembre 1993, à l’âge de cinq ans. En vérité, c’est un peu plus compliqué que ça. Je caresse encore cette représentation du visage pâle et jeune de ma tendre mère, en repensant à la raison pour laquelle personne n’est venu la féliciter après son accouchement... Quand j’y songe, ce jour devait être affreux. Matriochka était anéantie. Par la douleur physique, certes, comme toutes les femmes et futures mères, mais pas seulement. En plus de me donner la vie, elle donna la mort à mon frère aîné, mon jumeau, ma réplique conforme. Il s’appelait Yurii, et il rendit son dernier souffle peu de temps après que je pousse mon premier cri. J’aime penser que nous avons pu respirer le même oxygène pendant quelques temps, que nous avons vécu ensemble et que nous avons partagé quelques minutes précieuses du temps que nous avions en commun sur cette bonne vieille planète. C’était forcément beau, puisqu’il a assisté à ma naissance et que je l’ai vu partir. Voilà pourquoi ma mère n’a pas voulu qu’on me prenne en photo pendant cinq ans : elle était encore en deuil, et à chacun de mes anniversaires, je la voyais radieuse avant de la regarder s’effondrer et se mettre à sangloter en répétant inlassablement ce prénom si cher. Parfois, elle me confondait et m’appelait Yurii. Je n’ai jamais compris, jusqu’à ce que mon père m’explique ma véritable histoire et puis, avec le temps, j’ai appris à répondre malgré tout. Lorsqu’elle ne va pas bien, lorsque le monde s’arrête de tourner normalement, elle s’adresse toujours à Yurii et au contraire, dès que le soleil illumine ses journées et que son âme est apaisée, elle parle à Nathanaël. Je ne lui en veut pas. Après tout, si Yurii était resté, elle n’aurait jamais su faire la différence entre nous deux ; elle aurait pu solliciter l’un ou l’autre, elle se serait toujours retrouvée face au même visage.
J’ai fini par poser cette photo à côté de moi, préférant fixer le plafond. Et c’est à peu près à ce moment là que je me suis perdu dans mes pensées et que je me suis mis à songer aux dix dernières années de ma vie. D’abord, je pense à mon frère. Forcément. L’idée qu’il ne soit pas là ne me rend pas spécialement triste. Après tout, je préfère ne l’avoir jamais connu. Mais c’est assez étrange et difficile à expliquer... Parfois je me demande si j’aurais été le même s’il avait été là, j’essaie d’imaginer ce que ma vie aurait pu être avec Yurii à mes côtés. Ce n’est pas lui qui me manque puisque je ne l’ai jamais rencontré (en tout cas je ne m’en souviens pas), mais l’idée de tout ce que nous aurions pu partager et ce qu’il aurait pu m’apporter. Quand je vois mes cousines, Natalia et Sofia, les jumelles Poliakov, je ne peux pas m’empêcher de les envier. J’aurais pu avoir un clone, moi aussi... Enfin bref, c’est comme ça. Je ne l’ai pas choisi, je n’y suis pour rien, et je ne pourrais jamais revenir en arrière. Donc ça ne me fait pas grand chose, au final. En réalité, je me demande même si j’ai déjà été triste. Je veux dire, vraiment triste. À part quand ma mère n’allait pas bien et cette histoire fâcheuse autour de ma naissance, il n’y a pas grand chose dans ma vie qui me permet de m'apitoyer sur mon sort. Je suis un Poliakov éduqué pour ne pas poser trop de questions, alors même quand je me retrouve seul, je ne me permets pas de m’en poser sur ma propre vie. Tant mieux au final. En fait, actuellement, la seule chose qui occupe mon esprit alors que je fixe mon cher plafond, c’est la future douche que je vais prendre et ce que je vais pouvoir me faire à manger par la suite. Je ne suis pas un excellent cuisinier - pour ne pas dire que je suis le pire chef que la terre ait connu - alors je ne suis pas difficile. Le moindre truc comestible qui passe dans mon champs de vision est rapidement englouti, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. À ce stade, ce n’est même plus de la gourmandise mais de la gloutonnerie. J’adore manger. Bordel, c’est même pire que ça : j’aime bouffer gras, salé, sucré, poivré, épicé... Tout. N’importe quoi. Je m’en tape, pourvu que mon estomac est rempli et qu’il arrête de monopoliser les trois quarts de mon cerveau. J’avoue tout de même avoir une certaine préférence pour les hamburgers. Dieu ou qui que tu sois, merci d’avoir inventé le steak entre deux tranches de pain, c’était tellement évident que je n’y aurais jamais pensé - et c’est juste une tuerie.
Et au moment de prendre ma douche, il faut forcément que je m’attarde sur la cicatrice qui traine sur mon genou. Pourtant, ce n’est pas une blessure de guerre. Enfin, pour moi c’est tout comme, mais à première vue, cette cicatrice semble tout à fait anodine. Elle est le résultat d’une chute de vélo assez dévastatrice. Bon, plus de peur que de mal finalement, mais je l’ai tellement mal vécue du haut de mes 7 ans que je n’ai plus jamais touché à une bicyclette de ma vie. Non, je ne sais pas faire de vélo, je n’ai jamais su. Et alors ? Ça peut arriver. Je suis certain de ne pas être le seul. En revanche, pour ce qui est de la cicatrice que j’ai dans le bas du dos, au creux des reins très exactement, je ne sais plus ce que j’ai fait. Il faudrait que je me penche là-dessus un de ces quatre, histoire de savoir ce qui a bien pu se produire pour que je me retrouve avec cette balafre. Elle n’est pas moche, juste un trait droit qui me barre le dos ; mais j’avais trop bu pour me souvenir de quoi que ce soit. J’ai beau être russe, je ne tiens tellement pas l’alcool que c’en est pitoyable. J’ai toujours dit que ce n’était pas moi qui n’aimait pas la fête mais la fête qui ne voulait pas de moi. Et pourtant, dieu seul sait à quel point je suis incontrôlable quand je suis sous l’emprise d’une quelconque liqueur. J’ai tendance à faire voler mes vêtements et à danser n’importe comment - du moment qu’on me regarde, je suis content. C’est comme ça que je me suis retrouvé sur les genoux d’un autre homme quand j’avais à peu près 15 ans. Je ne suis même pas certain de l’âge où j’ai perdu ma virginité, c’est pitoyable. Après, il y a forcément eu d’autres aventures. Non pas que je ne cherche pas quelque chose de plus sérieux, mais il faut croire qu’on me voit seulement comme un vulgaire bout de viande et que je ne suis bon qu’à ça. De toute façon, je prends ce qu’on me donne, ça ne me pose pas de problème. Pour l’instant. Bon, et il y a eu cette aventure avec mon cousin aussi, quelques mois plus tard. Ça ne me choque pas tant que ça. Et puis, il faut voir le cousin en question, ce n’est juste pas possible de se refuser un tel plaisir... Famille ou pas, il peut bien faire ce qu’il veut, je crois que je ne pourrais jamais le repousser. Qui serait assez stupide pour le faire d’ailleurs ?
Bref, tout ça pour dire que ce n’est pas fait pour moi, et peut-être qu’un jour je parviendrai à me convaincre qu’il faut que j’arrête de boire. Je suis loin d’être alcoolique et je sors très rarement mais en l’occurrence, pour se retrouver avec une cicatrice comme celle que j’ai dans le bas du dos, je pense qu’il faut y aller, et je ne veux même pas savoir ce qui m’attends la prochaine fois... Non, mon truc à moi, c’est la peinture. J’essaie de faire avec les couleurs ce que certains tentent de réaliser avec des notes : créer l’harmonie parfaite. Parfois je peins des visages, des décors que j’imagine, des souvenirs de Moscou ; d’autres fois je me laisse complètement aller, remontant mes manches, trempant mes mains dans la peinture et peignant avec mes doigts. J’ai peut-être l’air stupide, mais je me sens tellement bien. J’aimerais vraiment réussir à percer dans ce milieu et c’est pour ça que je suis arrivé sur le territoire américain. Je me fiche un peu de mon nom et de tout ce qu’il implique dans mon pays d’origine ; ce qui m’importe vraiment, c’est qu’un jour on puisse se dire « C’est un Poliakov » sans le moindre doute en regardant un de mes tableaux. Je veux seulement peindre, rien de plus. Ça me donne carrément l’impression d’être immortel. Moi, Nathanaël Poliakov, je suis né dans la neige la plus blanche qui soit, un 7 décembre 1993, à l’âge de cinq ans, et les couleurs me rendront éternel.