Ji-hun releva le regard sur son invitée lorsqu’elle nota qu’il ne devrait pas fumer. En une phrase, il vit s’effacer tous les défauts de sa dame de l’eau, et surgir la bienveillance et l’altruisme dont lui-même était fait. Jusqu’ici, elle s’était présentée comme une personne égocentrée, reportant ce deuil à sa tristesse, à sa souffrance – à sa relation, à sa vie, à présent, il savait qu’elle pouvait penser à l’autre aussi. Il ne put arrêter ses lèvres, celles-ci s’élargir en un sourire. Une esquisse qui lui adressait remerciements et sympathie. Il hocha la tête furtivement, et déclara : j’y penserai. À y réfléchir, il aimerait que chaque bouffée toxique qu’il était habitué à ingurgiter puisse libérer l’animal marin à qui elle tenait tant. Que chaque fois qu’il t’irait sur son tube, c’était son souffle qu’il peinait à retrouver, et non le phoque qui perdait peu à peu le sien. Loki n’avait rien fait pour mériter une telle douleur, et il était attendu en bonne santé par sa soigneuse ; ce n’était pas juste.
Il lança son menton sur l’assiette creuse de sa vis-à-vis pour l’inviter à manger, et il fit de même, en gardant le silence. Il ne donna que de brèves attentions visuelles à la jeune femme aux cheveux méchés de blanc, et se concentra davantage sur le mouvement des visiteurs qui continuaient d’affluer pour se restaurer. La file d’attente ne désemplissait pas malgré que les coups de midi étaient passés depuis longtemps, et la grande cafétéria de l’aquarium voyait la vie irradier à chacune des tablées. Les familles étaient réunies, sourires ancrés à leurs bouches. Pour une fois, ils trouvaient le temps de communiquer ensemble quand d’ordinaire ils laissaient place à la course folle qui se dessinait sur le cadran. L’horloge n’était d’aucune utilité, aujourd’hui ils comptaient bien profiter du moment. Les enfants étaient heureux, ils découvraient le monde marin, entourés des personnes qui leur étaient chères. Et les yeux de Ji-hun brillèrent en imaginant à quel point Ha-eun aurait adoré, elle aussi.
Comme tout enfant nord-coréen, le gouvernement avait choisi la voie qu’Ha-eun aurait à emprunter pour servir la société dans laquelle elle vivait, mais cette petite fille avait déjà quelqu’autres projets en tête. Elle rêvait de sauver les oiseaux, de les secourir puis les soigner, et ainsi espérait pouvoir voler à son tour auprès d’eux, à force de les côtoyer. Trop innocente pour le comprendre, elle voulait indirectement toucher du doigt à la liberté, et par n’importe quel moyen. En tant que grand-frère, bien qu’il ne croyait en aucun Dieu, il priait pour que ça se soit réalisé, d’une quelconque façon que ce soit. Lorsqu’il avait appris que sa mère l’avait emportée avec elle à la frontière chinoise pour fuir le pays, Ji-hun avait imaginé tout un tas de scénarios, de sa survie à sa mort, en passant par son enfermement en camp de travaux forcés. Mais le plus dur, véritablement, était de ne pas savoir ce qui lui était vraiment arrivé. On lui avait tout pris, ce jour-là. Son pays, son identité, sa petite sœur.
Le moment était venu pour eux deux de quitter le restaurant du parc. Les assiettes étaient vides, et lui aussi avait perdu toute envie de se goinfrer ; le plat fera amplement l’affaire. Il attendit qu’un serveur s’approche pour demander l’addition et ils patientèrent, elle et lui, dans leurs pensées. Il sortit des billets de son portefeuille, ajouta les fameux pourcentages de pourboires avant d’empiler les assiettes et de passer un coup de serviette papier sur la table ; chaque métier avait droit à son respect. Il recula sa chaise, se leva et chercha du regard le panneau qui indiquait la direction de la sortie. Une sortie pour employés, vous n’auriez pas, demanda-t-il à la jeune femme. Il avait horreur de fumer dans le brouhaha, et après avoir tenu face à l’animosité de Joyce, il pouvait au moins mériter un peu de tranquillité pour s’intoxiquer, pas vrai ? Il lui emboîta alors le pas, car elle-seule devait disposer des pass de sortie nécessaires. Il resta à bonne distance, jeta un dernier regard sur les animaux devant lesquels ils passèrent.
L’air frais frappa leur visage, car le soleil peinait encore à se montrer vraiment. La température n’excédait pas les seize degrés, et ça sentait la pluie ; en auront-ils dans la soirée ? Il attrapa son paquet de cigarettes, en tira une pour la coincer entre ses chairs. Il n’en proposa pas à Joyce, car il avait cru comprendre qu’elle ne fumait pas. Il mit le feu au filtre et aspira sa première bouffée toxique. Il parut tout de suite plus décontracté, ses muscles avaient été tendus par les souvenirs familiaux. Sacré poison, est la cigarette, lâcha-t-il tout en soufflant la fumée droit devant, pourtant la colite ulcéreuse, elle guérit, vous le saviez ? Dans les années 80, les scientifiques avaient mis en évidence que fumer comme un pompier immunisait contre la maladie. Éradiquer les cellules cancéreuses, avec contortronstatine du venin d’un mocassin, c’est possible, cita-t-il encore avant d’ingérer un peu plus de nicotine encore. Il y avait encore beaucoup d’exemples qu’il connaissait sur le bout des doigts pour les avoir étudiés.
Où je veux en venir, vous voyez, demanda-t-il en tournant enfin son regard bridé sur elle. Par le mal, on pouvait guérir le mal. De nombreux poisons et maladies étaient utilisés pour guérir, et il s’avérait que c’était un peu son domaine de prédilection, ce vers quoi il tendait ; la recherche pharmaceutique. Tellement vaste est la biodiversité marine, fit-il, en laissant cette phrase en suspens avant de reprendre, ils ont compris ça, les pêcheurs de mon pays. Certains étaient bien évidemment morts pour n’avoir su gérer les doses empoisonnées, mais Ji-hun était capable de trouver le bon dosage en effectuant des essais, lui. Au fond de l’océan, la vie a commencé , affirma-t-il, qu’il faut chercher, c’est là. Parce que, pour que la vie commence, il ne fallait pas qu’elle s’arrête. L’eau avait mis à disposition des organismes capables de développer des toxines qui les protégeaient des attaques de prédateurs visibles – ou pas – à l’œil nu. Les biochimistes comme lui étaient fascinés par ces études, et cette idée le passionnait.
Je me disais… ce qui résiste aux Otostrongytus circumiitus, il faut trouver les molécules, et pour convenir à Loki, extraire et modifier les principes actifs, c’est… , se tut-il, mettant fin à l’enthousiasme que faisait monter sa réflexion; une possibilité, qui demandait toutefois un travail de longue haleine. Et puis, il y avait toutes ces règles sanitaires, ça prenait un certain temps de déposer un brevet sur un médicament, et d’être autorisé à l’utiliser au sein d’un établissement tel que le New England, tout autant de mois, voire d’années, aux États-Unis. Injections antiparasitaires, ça devrait suffire , tenta-t-il de rassurer Joyce, sur long terme, avec surveillance, jour et nuit. Ji-hun n’était pas prêt de perdre sa chance d’étudier à Harvard, et encore moins de perdre son visa de réfugiés pour un chiot marin. Non, il ne tentera pas de… Je dois y aller, parut-il soudainement pressé, au point d’écraser sa cigarette dans le cendrier, sans l’avoir terminée. Il la supplia toutefois : gardez espoir, Joyce. Pour le sauver, votre attitude, auprès de lui, pourra tout changer.
@Joyce Millett
(Ji-hun Hwang)