Loki. À un phonème près de lucky, juste un tout petit son qui le séparait de la chance. Créature marine qui, dès le départ, était partie du mauvais pied, mère attaquée, obligé d'être secouru par les soigneurs de l'aquarium, nourrit au biberon pendant les premières semaines de vie, à devoir chercher ailleurs la chaleur maternelle réconfortante. L'instant de grâce, ensuite, à la manière d'un roman de Zola, les astres qui semblaient enfin s'aligner, trouver le bonheur dans sa propre condition, cabrioles et éclaboussures comme autant de métaphores zolesques. Puis, de nouveau, cette terrible descente en enfer, ce plongeon droit vers une mort qui ratifie les entrailles de Joyce. Elle-même dont le prénom est si proche de la joie et qui se noie pourtant dans ces lettres supplémentaires, ce caprice qui asperge la situation d'une nauséabonde odeur d'essence.
Tout brûle trop vite pour que même l'eau puisse arrêter le feu.
Les lois de la nature, hein ? Des lois qui lui paraissent soudain injustes, laides, affreuses. Des lois que les Hommes cherchaient à transgresser depuis des années, alors pourquoi pas eux, après tout, hein ? Quels droits n'avaient-ils pas sur ceux qui modifiaient la nature à coup de marée noire et de génocide animal ? De pollutions néfastes et dévastatrices ? Elle se rappelle très bien, gamine, d'avoir vu des animaux mourir sous ces yeux, pourchassés par d'autres plus gros, plus forts, plus imposants. C'est la loi de la nature, disait son père alors qu'elle voyait les chairs se déchirer. Et la sirène l'avait toujours accepté ; on ne combattait pas la nature, même si parfois, quand on estimait que la vie en valait le coup, on essayait. Quand on aimait suffisamment fort ? Quand ça comptait assez pour ça ? Alors les humains se battaient contre les maladies des humains – enfin surtout ceux qui avaient les moyens. Alors les humains – encore – amenaient les animaux avec qui ils vivaient chez le vétérinaire. Alors les humains – toujours – essayaient de réparer leur propre bavures en sauvant les animaux en danger. Transgresser certaines lois, mais pas toute, sélection naturelle qui était devenue tout sauf naturelle. Sélection humaine, en fait.
Parfois, d'autres êtres vivants pouvaient passer à travers les mailles du filet. Être accueillis dans cet aquarium avait été la chance de Loki, une chance déjà contre une nature à laquelle sa mère n'avait pas échappée. Les antibiotiques pourraient être sa prochaine chance. Mais parfois, à trop tirer sur la corde, même la nature n'acceptait pas les décisions humaines. Éternel combat, jamais gagné, feu au poudre. Jusqu'à ce que tout brûle, tout retourne à la cendre ; finalement ne serait-ce pas le Soleil qui, un jour, engloutirait tout et gagnerait ? Victoire de l'Univers. En attendant il s'agissait de gagner du temps… et avaient-ils le droit de tricher pour ça ? D'enfreindre d'autres règles, sanitaires et éthiques, se battre contre les lois de la nature en transgressant en plus celles établies par la société ? Tout se percute dans la tête de Joyce, encore trop touchée par les derniers événements, trop bouleversée pour tout saisir. Elle repousse néanmoins l'idée d'un poison, se concentre sur les antibiotiques… ça peut marcher, non ? Vingt pourcents de chance… personne n'est encore tout à fait condamné.
Bouleversée, les mots de l'homme la déstabilisent. Joli ? Sourire ? Elle voit pas le rapport, se sent agressée, agacée, déstabilisée et n'aime pas ça. Pas lorsqu'elle est déjà en position de vulnérabilité. Coquille d'huître qui se referme, admet en son sein une sirène féroce et perdue. Ses doigts se referment sur les douloureuses feuilles de papier, sans cependant réussir à les libérer de la main de l'homme ; tentacules enroulées autour du dossier qu'il ne veut pas lâcher, pas tout de suite, remuant de ses huit bras des couteaux dans les plaies déjà béantes. Elle savait les risques, la probabilité de l'arrêt cardiaque, petit cœur instable qui pouvait arrêter de battre à tout moment, là, par exemple, alors qu'ils étaient en plein conversation, elle loin de lui… Elle a l'impression que l'inconnu sort tout droit d'un film de fantasy, affreuse prophétie qui s'extirpe de sa gorge : le temps, il sera compté. Joyce plaque le dossier contre sa poitrine et serre les dents par habitude, pour empêcher les larmes de monter. Au moins ça, elle sait le faire ; combattre l'eau salée pour l'empêcher de couler sur ses joues, ne pas pleurer devant sa grand-mère, ne pas pleurer durant l'enterrement, ne pas pleurer devant ses parents qui ont tellement besoin de soutien. Aux oubliettes les larmes de Joyce, elle ne les laissera pas couler, pas encore.
Le temps est compté et elle ne comprend pas pourquoi lui déblatère sur le sien ? Pour le contraste, lui montrer que lui a encore du temps, qu'il peut vivre, flâner pour observer la multitude de poissons multicolores, regarder le dessin des vagues dans le bassin des tortues, observer les pingouins danser sur leur banquise ? Elle s'en fiche Joyce, s'en fiche de tout ça, ne pense qu'au blanchon, l'envie de retourner près de lui dès qu'elle se sera enfin délester de ce dossier, passer le peu de temps qu'il lui reste peut-être à ses côtés. Tant pis pour ses tâches à l'aquarium, elle peut bien les déléguer à quelqu'un d'autre.
Et cette invitation… elle tombe comme un cheveux sur la soupe et la coquille de l'huître se referme un peu plus fort. Pourquoi dînerait-elle avec un inconnu alors qu'elle peut sombrer avec le petit phoque ? Ce n'est pas elle qui a besoin de compagnie, c'est le malade. Elle retient cependant la vague de mot qui bourdonne dans sa tête ; n'a pas envie de se battre contre le vent, déjà trop d'éléments qui alourdissent son cœur.
L'homme tourne alors les talons après une salutation qu'elle ne lui rend pas, trop égarée dans ses pensées. Regard distrait qui le suit jusqu'à la sortie, elle s'attend à le voir disparaître avec sa proposition, s'éteindre là cette rencontre qui l'a finalement plus déstabilisée que prévu, sans cependant qu'elle veuille y offrir un rebond. Ce qu'elle veut, c'est que Loki aille mieux. Mais l'inconnu ne disparaît pas tout de suite, comme désireux de lui offrir une dernière explication… Sa lumière, hein ? S'il l'avait vue, quelques mois encore auparavant, quand tout s'était terminé avec Denzel, les relents si peu clairs de cette relation, son être entier qui vibre encore d'amour pour un marin parti en mer pour ce qui lui paraît être l'éternité – et peut-être que c'est le cas, pas seulement dans l'océan qu'elle connaît si bien, mais un plus métaphorique qui l'éloigne d'elle d'une toute autre manière. L'aquarium, les blanchons, Loki, ça avait été son échappatoire. Tous ces moments où elle ne pensait pas à celui qu'elle aimait et qui était loin, à ce qu'elle avait fait avec Hera, à ses derniers mots. Tempête en Joyce qu'elle avait si mal combattue, pris tant de temps à essayer d'apaiser. Et si désormais ça allait mieux, les parasites avaient migré du phoque à son esprit, l'envahissant des pensées sombres qui avaient déjà défiguré ces jours quelques semaines plus tôt. Ça fait trop à gérer. Trop pour qu'il y ait encore de la lumière, encore un sourire. Mais tout ça, elle ne peut pas l'expliquer. L'homme pourra dire ce qu'il veut, l'eau peut refléter les étoiles et la Lune comme éteindre le plus haut des phares. Seul Denzel peut encore combattre les vagues et, s'il a accepté de l'accompagner au bal, s'il lui a reparlé de projets ensemble, elle ne sait pas ce que ça veut dire. À part qu'elle n'en finit plus de l'aimer.
Elle fait basculer ses derniers mots d'un haussement d'épaule avant qu'il ne la laisse seule dans la pièce qui n'attire pas vraiment le public. Comment leur en vouloir en même temps, de ne pas s'abandonner derrière un film quand, de l'autre côté des murs, c'est tout un monde de magie et de bleu qui s'offre à eux ? Une réalité qui, pour une fois, surplombe encore les écrans. À moitié cependant, combien de selfies finiront sur Instagram ?
Respiration coupée, elle sent qu'elle a besoin de ce moment pour elle avant de repartir dans sa quête pour transmettre le dossier. Écho de l'infection de Loki, ses poumons sont noyés et Joyce doit s'asseoir pour respirer, la tête entre ses mains, seule ce qui lui convient parfaitement. Elle sait pourtant qu'elle devrait bouger, faire avancer cette histoire pour les autres phoques, revenir auprès du souffrant, mais… les jambes trop coupées pour avancer, sirène démise de sa queue elle préfère s'abandonner quelques instants, s'offrir ce moment. Le temps de retrouver son esprit, de combattre une fois de plus les larmes comme on combat la nature. Avec une passion et une fougue inutiles.
Enfin, elle se ressaisit et attrape le dossier pour le transmettre plus loin. Il lui faut un temps fou pour trouver celui qu'elle cherche, heureusement aucun autre incident, personne qui vient se dresser sur son chemin. Rapidement, elle explique la situation avant de filer à nouveau. Loki lui a manqué.
Elle est avec lui, à tenter tant bien que mal de sourire, conseil qui ne s'est pas perdu totalement inutilement dans l'immensité du grand bleu, lorsque les aiguilles de sa montre attirent son regard. 12h30, qui sonne comme un rendez vous. La vétérinaire est présente, elle sait qu'en cas d'arrêt, c'est elle qui sera bien plus efficace que Joyce pour le réanimer alors… et puis le poison s'est fait un cheminement dans sa tête, insidieux parmi les veines… non, c'est une mauvaise idée. Mais se renseigner n'entraîne rien, si ? Joyce se mord la lèvre alors que sa décision est déjà prise. Ultime caresse au phoque avant qu'elle n'ôte ses bottes pour enfiler une paire de basket un peu plus confortable. Il faut bien qu'elle mange de toute façon, non ? Même si ni l'envie, ni la faim ne sont là…
Le temps de traverser l'aquarium jusqu'au restaurant et elle est déjà en retard sur un rendez-vous qu'elle n'a jamais accepté. L'endroit est bien rempli, plein d'animation et de bruits, d'enfants qui jouent avec des peluches en forme d'animaux marins, sans se douter des drames qui se vivent sous le même toit. Qui vivent et qui meurent, cycle intransigeant. Elle met un petit moment à le repérer, avant d'enfin l'apercevoir, seul à une table qu'elle rejoint. Expression décidée à ne pas se justifier de sa présence, Joyce s'assied face à l'homme, la gorge déjà gonflée par ce qu'elle va lui demander.
– Ce poison… Racontez-moi.