sine from above — gael

Les compliments du jeune homme sont flatteurs. Que ce soit envers moi ou envers mon travail. D'autant plus que ça n'avait pas été facile au départ. Apprendre les ingrédients par coeur, les doses, les alcools. S'exécuter rapidement et efficacement, sans renverser de verres ou les casser. Ca avait été un peu fastidieux au départ, mais tout le monde avait été bienveillant avec moi, que je n'avais jamais perdu espoir de réussir à être un bon barman. Alors que d'autres le remarquent, ça faisait toujours plaisir. « Installe toi donc. Mais peut-être pas juste devant, ou il y a des soirs où tu ne fermeras pas les yeux de la nuit. » Il faut dire que le bar était une succession permanente de va et vient, souvent bruyants. Sans parler des bagarres, plus rares mais pas inexistantes, qui pouvaient survenir à cause de l'alcool, ainsi que des états d'ébriété trop avancés qui poussaient certaines personnes à cracher leurs tripes dehors. Non, planter sa tente devant un bar, ce n'était peut-être pas une bonne idée. « Plutôt prestigieux. J'ai fait le service dans le restaurant d'un hôtel de luxe de la ville. » Les années de danses m'avaient permis d'avoir un très bon maintien de mon corps, ce qui avait pesé dans la balance lors de mon entretien. Et ça se passait plutôt bien, jusqu’à ce que ma petite amie, enfin ex désormais, viennent faire une esclandre dans le hall de l'hôtel après mon service. Ce que la direction ne pouvait pas tolérer. Mais je ne m'attarde pas sur ces pensées. Je ne voulais pas commencer à déprimer pendant le service. Le soir, c’était largement assez. Je préfère donc l'écouter me parler de lui, de ses études. Sa troisième année venait de prendre fin, ce qui faisait remonter sa présence à Boston de quelques années déjà. « C'est l'essentiel alors. Si tu as trouvé ta voie et que tu t'épanouis dedans. De toute façon, je suppose que ça ne mènerait pas à grand chose de faire des études qui ne te plaisent pas. » Je savais que certains le faisaient, pour faire plaisir à leurs parents, mais je n'avais jamais compris l'intérêt. « Tu touches à toutes les danses alors ? Laquelle est ta préférée ? Je peux te voir danser ? » Mots qui s'accélèrent entre mes lèvres. Intérêt pour le sujet manifesté, j'allais devenir inarrêtable sur le sujet qui représentait une de mes plus grandes passions.  

Je reste pensif quelques secondes face à la remarque du jeune homme. Effectivement, à dormir dans une tente devant un bar, beaucoup risquaient de prendre cela comme une invitation. Surtout en apercevant le beau garçon installé à l’intérieur. Il valait mieux que tout cela ne reste qu’une plaisanterie, une de ces mauvaises idées que l’on envisage un dixième de seconde avant de se rendre compte qu’elle est vraiment trop mauvaise. Mais savoir qu’il avait envie de revenir dans tous les cas, ça me faisait plaisir. J’affiche un sourire face à sa réaction. Il n’était pas le premier à avoir un peu de mal à y croire. Moi aussi, j’avais eu du mal le jour où l’on m’avait embauché. « Si ! C’était quand même une grosse cadence. Et puis il y avait aussi le service d’étage. Les journées pouvaient vraiment être épuisantes. C’était intéressant à découvrir, mais je préfère quand même cet endroit. » Je caresse doucement le bois du comptoir. Je ne regrettais pas d’avoir tenté l’expérience de l’hôtellerie, même si je me sentais bien plus à l’aise au Lord Hobo, avec un service moins complexe, des clients moins exigeants, et surtout, bien moins froid ou désagréable. Ce que je me permettais de faire avec lui ce soir, je n’aurais jamais pu me le permettre dans mon ancien travail.

Sa remarque sur Harvard me fait hocher la tête. Elle était tout à fait légitime. Au prix de l’année, c’était déjà un luxe de pouvoir étudier ici, alors à part si on était Crésus, je suppose que chacun réfléchissait à deux fois pour être certain de suivre la bonne voie. Lueur dans les yeux quand il mentionne la danse classique qu’il pratique. J’étais vraiment curieux de le voir danser maintenant. « Ca, déjà, j’y crois pas une seconde ! » Que je m’exclame lorsqu’il prétend être timide. Moi je l’étais, et ce qu’il avait fait ce soir, venir me rencontrer après quelques messages échangés, je ne l’aurais jamais fait. Ca c’était être timide. « Mais admettons que je veuille bien y croire quelques secondes, comment je fais alors si je veux te voir danser ? Y a un endroit spécial où je dois venir te voir ? » Timide mais pas complètement dénué de volonté, et ça, il allait vite le comprendre.

Je hoche la tête. « Ouais, service d’étage, costume, et tout ce qui va avec. » Rien à voir avec le Lord Hobo, ça c’était certain. Mais je n’avais rien perdu au change. Il y avait une bonne ambiance, la charge de travail était plus supportable, les horaires aussi, et mes collègues étaient les meilleurs. J’étais bien ici, et je ne comptais pas changer de travail avant un bon moment. J’arque un sourcil quand le jeune homme assure être timide. Je n’aurais jamais cru ça de lui. Il était beau, n’avait pas peur d’adresser la parole à des inconnus, alors comment penser qu’il puisse être gêné de danser publiquement. Vraiment l’opposé l’un de l’autre. Je pouvais comprendre qu’avoir les yeux braqués sur soi, ce soit intimidant, mais contrairement à lui, c’était l’une des rares fois où je me sentais fort. Pas physiquement, mais juste en moi, comme si rien ne pouvait m’arriver, comme si le monde autour n'existait plus. Mais c’était une autre facette de sa personnalité que je découvrais. Sourire bienveillant, je me penche un peu plus vers lui, mes bras accoudés sur le comptoir. « Je n’aurais jamais cru ça de toi. Mais ne t’en fais pas, je n’allais pas t’obliger à danser ce soir devant tout le monde. » Même si j’aurais eu très envie de le voir faire. « Mais ça serait avec plaisir que je viendrais te voir à un entraînement. Ou autre. » D’autant plus qu’il y avait bien longtemps que je n’avais plus mis les pieds dans une salle. Mais je suppose que maintenant que j’étais célibataire, il y avait quelques une de mes passions que j’allais pouvoir reprendre sans être jugé. La danse en faisait sans aucun doute partie. « Le départ est pour bientôt c’est ça ? Ca doit faire du bien après une année à Harvard. C’est la première fois que tu y vas, ou tu en es un habitué ? » En tout cas, ça avait une énorme réputation. « Il parait que pour les célibataires, c’est le top. » Je me pince légèrement les lèvres à la fin de ma phrase. Pourquoi est-ce que je glissais sur ce terrain moi ?

« T’imagine même pas comment j’étais sexy en costume. » Je me laisse aller à lui faire un clin d'œil accompagné d’un sourire charmeur, visiblement bien plus à l’aise que je ne pouvais le penser. En tout cas, disons qu’il y avait des moments où je me sentais complètement libéré, et d’autres où j’étais encore pas mal dans la réserve. Mais j’allais finir par retrouver mon équilibre dans tout ça, réapprendre à parler aux gens sans bégayer ou rougir à chaque compliment. Après tout, j’allais certainement garder pour toujours une petite part de timidité en moi, mais désormais, il fallait que sa place ne m’empêche plus d’aller vers les autres. Comme pour lui avec la danse. Sa timidité ne l’empêchait pas de vivre sa vie, elle ne l’empêchait même pas de danser puisqu’il en faisait ses études, elle l’empêchait juste de se donner en spectacle à des endroits inadaptés.

L’évocation des dates du Summer Camp me fait doucement hocher la tête. En réalité, je savais très bien quand devait partir le bateau. Dahlia devait y passer une bonne partie de l’été, jusqu’à début Août. Enfin, c’était ce qu’on avait convenu ensemble, mais je n’avais aucun moyen de savoir si ses plans avaient changés. J’espérais juste qu’elle ne reviendrait pas à la charge pendant l’été. Ni jamais. Il valait mieux désormais que l’on se recroise pas. Que je n’y pense plus. « Tu as bien raison. Et puis avec les efforts que demande Harvard, je suppose qu’elles sont méritées. » Je ne pourrais jamais véritablement juger les efforts que cela demandait d’être dans une si grande école, mais de ce que j’en voyais autour de moi, ça en demandait beaucoup. Je ris doucement à l’expression de ses sourcils. Aucune timidité à ce niveau-là visiblement. « Je ne sais pas trop. Je suis tellement aveugle et timide parfois, que je serais capable d’y passer l’été sans la moindre conquête. » Que ce soit parce que je ne saurais pas aller vers les autres, ou parce que je n’aurais pas été capable de remarquer qu’on me draguait. « Et maladroit… » Légère moue boudeuse qui se dessine sur mon visage. Je suppose que ce n'était pas vraiment des choses à avouer lors d’un premier contact comme le nôtre. « Mais, je pense que t’auras compris que je suis pas très doué pour les choses de célibataire. » Je me mords à l'intérieur des joues. Continuer de m’enfoncer n’était peut-être pas utile. « Enfin, dans tous les cas, tu as raison d’en profiter. On ne sait jamais. Il suffit d’une rencontre pour que tout change. » Je ne sais pas s’il se plaisait à être célibataire ou attendait à une rencontre plus impactante, mais une chose était sûre, ce n’était pas en restant enfermé dans une cabine qu’il ferait des rencontres, alors il avait bien raison d’en profiter à fond.

Je hausse les épaules à sa question, accompagné d'un petit c'est comme ça, pour y répondre, en sachant très bien que je ne pouvais pas donner la véritable raison de ma timidité. Celle qui pousserait à avouer que ma relation avec mon ex petite amie était bancale, malsaine, qu'elle avait utilisé toute mes craintes et toutes mes faiblesses pour m'éloigner du monde, faire en sorte que je n'appartienne qu'à elle. Et que ça avait marché. Aller vers les autres était devenu difficile, autant parce que je pensais ne rien pouvoir apporter à personne, que parce que j'avais peur de ses crises de jalousie si elle me découvrait proche de quelqu'un. Désormais, je n'avais plus à craindre de cela, mais toutes les blessures étant loin d'avoir cicatrisé, le monde continuait à me paraître comme trop grand et vif pour moi, avec un nouveau champ des possibles comme infini, sur tous les plans.

Son compliment fait à nouveau rougir mes joues. On aura sûrement jamais vu aussi quelqu'un aussi réceptif - pour ne pas dire niais - à des compliments, mais je dois avouer que ce n'est pas si désagréable, de se sentir regardé comme il le fait. Je hoche lentement la tête, ne revient pas sur le fait que ma rupture ne datait que de quelques jours, mais il avait raison. Il fallait que je prenne mes marques. « Ouais, mais c'est quand même toi qui a fait la démarche de venir vers moi. Même par messages. J'aurais jamais osé moi. » Envoyer des messages à un inconnu, aller à sa rencontre dans la foulée, ça montrait vraiment une témérité que je n'avais pas. « C'est la première fois que je vis ça, et j'avoue que… C’est plutôt plaisant quand même. » Sourire qui se dessine, ça rendait aussi les choses plus simples pour moi, surtout avec les hommes, que je me voyais encore moins aborder que les femmes, ne sachant pas trop où j'en étais de ce côté-ci. « En tout cas merci d'être venu. Ça a vraiment refait ma soirée. » Qui je suppose aurait été très différente sans sa présence. Surement plus morose.