J’ai toujours été la meilleure. Partout. Dans tous les domaines. Il faut dire que j’avais déjà de bons antécédents, mes parents sont tous deux connus et reconnus dans ma région pour leur intellect. Je suis née par une magnifique journée de fin d’automne sur ce qui est à mon sens un des joyeux de la Méditerranée, la Sicile. Chauvine, moi ? Peut-être un peu. J’ai beau avoir traversé un océan pour réaliser mes rêves, je reste profondément attachée à ma terre natale. Je suis le fruit de l’amour de Serafina Giovanni, professeure de physique à l’Université de Catane, et de Michael Pears, écrivain anglais tombé amoureux des merveilles du pays italien. J’ai vécu une enfance ordinaire et paisible dans les environs de Catane et si mes parents n’avaient pas de salaire à cinq chiffres j’estime n’avoir manqué de rien pendant ma jeunesse. Très tôt, j’ai développé une intelligence hors du commun. J’ai rapidement su lire et écrire, et je me suis vite passionnée pour la lecture. J’aimais toutes les sortes d’ouvrages : les romans d’aventure, les manuels scolaires, les polars, les journaux, les histoires à l’eau de rose, les notices… Tout ce qui contenait du texte était susceptible de m’intéresser. Grâce à mes nombreuses lectures, qui n’étaient d’ailleurs pas toujours adaptées à mon jeune âge, j’ai rapidement acquis beaucoup de connaissances dans des domaines variés. J’ai également commencé à apprendre l’anglais dès ma première année d’école élémentaire, ce qui m’a permis d’être complètement bilingue aujourd’hui. J’aurais facilement pu sauter des classes, mais je ne l’ai pas voulu. Mais ne croyez pas que cela m’a facilité la vie, bien au contraire. Si je brillais à l’école par mes notes et mon comportement exemplaire, je remarquais que les autres évitaient de s’approcher de moi. Reconnaissons-le tout de suite : j’étais une véritable petite fayote. Toujours un sourire pour les professeurs, toujours la bonne réponse avant les autres, toujours le dernier mot… Si à l’époque je pensais être trop bien pour mes petits camarades, aujourd’hui je ne m’étonne plus qu’ils n’aient pas été plus amicaux envers moi. Cela fait que j’ai vécu plutôt isolée pendant mon enfance, ma famille représentant mes principales relations. De plus mes livres étaient là pour me tenir compagnie et je ne souffrais pas de cette solitude. A partir du secondaire, les choses ont changées. Premièrement : le changement l’environnement. J’avais toujours vécu dans un petit village peu peuplé, mon école ne comptait pas plus d’une trentaine d’enfants. L’école secondaire de Catane, elle, dépassait le millier d’étudiants. Un changement angoissant qui m’a poussé à me renfermer sur moi-même. Je dois l’avouer : les autres élèves m’effrayaient, la situation de l’école primaire était inversée. Sans compter que je devenais de plus en plus prétentieuse et je n’hésitais plus à mépriser publiquement mes camarades quand ils obtenaient de moins bonnes notes que moi. Il faut dire que le système secondaire italien est particulièrement sélectif et j’avais tout intérêt à démontrer mes capacités le plus tôt possible. Ces trois ans se sont écoulés dans une atmosphère plutôt morose, j’étais tout de même un peu déçue de ne pas avoir mon cercle d’amis comme les autres. Après une licenzia media brillement obtenue je me suis orientée vers un lycée classique axé sur les langues et la littérature, une aubaine pour moi d’apprendre de nouveaux idiomes. Ainsi aujourd’hui j’ai de solides notions de français. Du côté des relations sociales, ce n’était toujours pas mieux. La différence est que j’étais plus proche de mes professeurs qu’auparavant, ceux-ci ayant plus de temps à me consacrer. Au début nous nous contentions de relations de professeurs à élèves, ils m’invitaient parfois pendant les récréations à venir discuter des cours et des devoirs avec eux. Puis à force de conversations de plus en plus variés certains sont devenus… des mentors, je suppose. Je ne peux pas décemment les qualifier d’amis mais j’avais avec eux une relation beaucoup plus profonde et développée qu’avec les gens de mon âge. Il faut dire aussi que je considérais presque mes camarades comme inférieurs à moi. J’avais acquis une grande maturité pour mon âge, peut-être trop grande à cette époque, et eux étaient restés des enfants qui ne s’intéressaient qu’aux sorties, à l’alcool et la drague. Avec mes professeurs je pouvais avoir de vraies discutions et peu m’importait si nous ne sortions pas en boîte. Il y en avait un en particulier que je voyais comme un modèle : mon professeur d’histoire. Il était jeune donc plus proche de moi que les autres professeurs, il valorisait mon travail et m’encourageait à faire toujours mieux, il était gentil, attentionné et drôle. Je l’admirais. Et là vous vous dites que je suis tombée amoureuse de lui, pas vrai ? Non, ce serait trop prévisible… Et pourtant. Moi qui avais toujours organisé ma vie à la seconde près, l’amour m’est tombé dessus sans crier gare. Mais je ne pouvais pas lui faire part de mes sentiments, il était mon professeur, j’étais trop jeune, c’était interdit… et excitant ! J’étais à la fois honteuse et euphorique. Je me sentais l’âme d’une héroïne de drame romantique, je pouvais vivre une passion défendue. Mais je ne l’ai pas fait. Premièrement parce que j’étais lucide et je savais qu’il ne répondrait pas à mes sentiments. Secondement, et c’était pire que tout, parce qu’il m’a trahie. Il était beaucoup moins naïf que je ne le pensais, c’est moi qu’il l’était. A l’époque il écrivait une thèse sur l’époque médiévale en Italie et m’avait donné l’opportunité de l’aider dans ses recherches pour améliorer ma culture historique. Sans être de niveau universitaire, le travail que je fournissais était convenable et semblait le satisfaire. J’étais heureuse de pouvoir participer à l’élaboration d’un tel ouvrage, peut-être qu’il me gratifierait pour ça et quand j’aurais passé la majorité peut-être que lui et moi pourrions… Oh, je n’osais y penser ! Je vivais sur un petit nuage, je pratiquais mes activités favorites aux côtés de l’homme que j’aimais et cela me convenait. Je pensais vraiment qu’il m’appréciait pour ce que j’étais. Ma crédulité ne m’a pas permise de me rendre compte que son objectif était uniquement de se servir de mes capacités intellectuelles. A partir du moment où il a présenté sa thèse, je ne l’ai plus revu. Passée la déception, j’ai entrepris quelques recherches et découvert qu’il avait un colocataire. Celui-ci m’a tout révélé : conscient des sentiments que j’éprouvais pour lui, mon professeur m’a manipulé pour obtenir de moi exactement ce qu’il voulait. Au début il était sincère, il s’intéressait vraiment à moi. Mais quand il s’est rendu compte que j’étais tombé amoureuse de lui, il n’a pas hésité à se servir de mes sentiments pour accomplir ses objectifs. Après avoir lue la fameuse thèse je me suis aperçue que c’est moi qui avais trouvé la plupart des idées et des références. Ce salaud avait profité de mes sentiments et de ma faiblesse, j’en étais presque enragée. Quelques semaines plus tard je recevais ma lettre d’admission à Harvard. J’étais la meilleure, je me devais de postuler pour la meilleure des universités et d’y être acceptée. Voir leur fille partir à l’autre bout du monde à beaucoup peiné mes parents mais j’essaie de rentrer les voir aussi souvent que possible. Aujourd’hui je suis en quatrième année et je prépare une maîtrise en histoire, il faut dire que j’ai toujours eu des prédilections dans ce domaine. J’évite tout contact social, en particulier avec les hommes. J’ai beaucoup de mal à accorder ma confiance aux autres et mon caractère taciturne y est aussi pour beaucoup. Je n’ai que peu d’amis et je me consacre uniquement à mes recherches, certains pourraient trouver ce mode de vie bien ennuyeux mais c’est le prix à payer pour devenir quelqu’un de respectable. J’espère travailler dans la recherche ou l’enseignement et je compte me donner les moyens d’y parvenir.