*TIC TAC, TIC TAC*
C'était le bruit de cette bombe à retardement qu'il était devenu, assis sur cette chaise un peu trop confortable pour l'abominable situation dans laquelle il s'était retrouvé. «
Vous vous rendez compte de la gravité de la conjoncture actuelle ? » grogna le technocrate «
Est-ce que vous vous en rendez compte ?! » répéta t-il, voulant vérifier qu'il était compris de son auditoire. Toujours rien. Planté à la plus royale des fenêtres, il se retourna et, comme pour appuyer l'autorité de son collègue, il exigea d'une voix cependant chevrotante d'émotion «
Fergus, on te parle. » L'étudiant dévisagea ce qui n'était déjà plus que l'ombre d'un ange gardien avant d'affronter du regard son agresseur. «
Finissons-en. Ces entretiens et algarades fatiguent tout le monde. »
Peut-être qu'en faisant quelques joutes verbales, leur rogne s'évanouira. Sauf qu'il avait oublié d'y enlever son arrogance. Le lunetteux commença à secouer la patte sous son bureau. S'en suivit le couinement régulier de ses chaussures vernies qui rappela à Fergus cette tonalité qu'il avait presque étouffée.
Tic tac. Tic tac. Le décideur secoua la tête tout en s'épongeant le front du revers de la main. Il souffla et se redressa dans son siège dernière génération avant de détendre sa cravate désuète. Il y avait là tous les signes avant coureur à la prise d'une décision dramatique. Et Fergus se demanda
Peut-être aurais-je dû faire médecine ou psycho' pour mieux manipuler c'type. Même psychiatrie que sais-je. Le Professeur Gallagher s'avança, jetant un regard noir à son protégé, comme s'il avait lu dans les pensées de ce dernier. Le torse bombé, le menton relevé, il se mit à faire les quatre cents pas. «
Robert, si je puis me permettre de vous suggérer d'autres sanctions. Etant le plus déçu par son comportement, je vous propose de me charger personnellement de cette salissante besogne en annulant sa thèse par exemple, ou en faisant sauter sa bourse. » A mesure qu'il énumérait ces immondes ébauches, la respiration des protagonistes se fit de plus en plus haletante. Fergus dévisagea du regard Robert et Robert le lui rendit bien. Le vieux bonhomme astiqua sa moustache, recoiffa sa calvitie et s'étira péniblement. Puis, d'un geste de la main, il annonça «
Rien ne sert de négocier, Neil. Ma décision est prise. » Il s'accouda à son immense bureau, penché vers le jeune Fergus qui, dans un élan d'orgueil, se redressa dignement. «
Je vous laisse deux possibilités : soit vous acceptez de partir sans faire d'histoire, auquel cas, j'étoufferai l'affaire. Il n'y aura pas de poursuite judiciaire, pas d'ébruitement auprès de la direction. Juste une trace écrite sur mon bureau. Soit vous décidez de faire la forte tête et je fais de votre vie un enfer, universitairement, judiciairement, médicalement et j'en passe. » Fergus serra la mâchoire, les poings et son coeur. Les larmes de rage lui montèrent.
Non. Il ne pouvait pas abandonner tant d'années de labeur mais, il ne pouvait pas non plus balancer les véritables coupables.
Règle numéro 2 : on ne trahit pas les secrets, ni les promesses. «
Robert, je ... » «
Gardez le silence si vous ne voulez pas couler avec votre élève, Neil. » Endosser la responsabilité des autres quand on est innocent. Quel beau sacrifice aux yeux de celui qui en profite mais, souvent, quelle injustice pour le bougre qui monte à l'échafaud ! Fergus regarda par la fenêtre et soudain se souvint de ses cours de théologie.
Tout arrive pour une raison. Il avait déjà mauvais karma du fait de la trahison d'une de ces règles. Il ne pouvait se permettre d'aggraver son cas. Alors il inspira profondément, se leva de sa chaise et tendit la main à son bourreau. «
Alors, adieu monsieur Stevens. » Robert tâcha de lever sa bedaine avec agilité pour saluer le choix du jeune astrophysicien «
Sage décision, Fergus, je vous souhaite bonne chance. Sans rancune. » Robert sourit. Neil fut plongé dans un désarroi sans fond. Fergus sourit. Et d'Harvard, tout fut fini.
*SQWISH, SQWISH*
C'était le bruit que ses tongs humides faisaient sous la pression de ses talons, souvent mystifié par le chant des légendaires vagues australiennes. Cela faisait bientôt un an que Fergus ne connaissait plus qu'eau iodée, whisky et planches de surf. Surtout whisky. Lui qui jadis était réticent à ingurgiter la moindre goutte d'eau de vie.
Et oui. Il avait bien changé Fergus depuis qu'il avait été invité à quitter Harvard. «
Heyyy Gus' » «
Hey Ciara, tu vas bien ? » rétorqua t-il alors que la pulpeuse brune était déjà agrippée au jeune irlandais. «
J'irais bien seulement si t'acceptes de passer chez moi ce soir. » dit-elle en lui caressant le bras. Fergus, encore un peu imbibé de la veille, esquissa un rictus et pouffa timidement tout en continuant d'avancer vers son stand de surf. «
Allez, s'il te plaît, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas retrouvés. Juste toi et moi. » insista t-elle avec une pointe de perfidie avant d'empoigner sensuellement la main du jeune homme. Fergus se mit à regarder ses orteils comme pour contenir un rire ou une réponse non désirée. «
On verra, ma belle. » «
Tu dis toujours ça ... » répondit-elle avec une moue boudeuse. Arrivé à destination, Fergus s'attela à ranger ce qui pouvait l'être tandis que Ciara l'observait, adossée à la cabane qui lui servait de lieu de travail. Contrariée, elle attendit patiemment. Cinq minutes passèrent. Il s'arrêta pour la regarder à son tour puis, il se mit à sourire franchement. «
D'accord, je viendrais. » Elle s'enthousiasma immédiatement. «
T'es le meilleur. A ce soir mon lapin. » s'exclama-t-elle avant de déposer un baiser langoureux sur la joue du jeune homme et de courir, une planche de surf sous le bras, vers l'Océan.
Mon lapin, qu'est-ce que je déteste ce surnom. Ça me rappelle ma mère. Il se mit à contempler la plage qui s'offrait à lui, et avec elle, tous ces gens ivres de bonheur qui y gambadaient. Un bonheur qu'il n'arrivait toujours pas à s'accaparer, même avec six grammes de vodka dans le sang. Si jeune et pourtant si mélancolique. «
Regardez qui est enfin sorti du lit. Un prince charmant est venu t'embrasser ou quoi ? » déclara le grand blond qui venait d'arriver tout en tapotant dans le dos de son pote. «
Ouaip mais, du coup, je crois qu'il a oublié de t'embrasser aussi, mon crapaud. » L'australien explosa de rire. Et Fergus se mit à rire avec lui. «
Ça fait plaisir de te savoir en forme aujourd'hui. On a du pain sur la planche. » dit-il en retournant le panneau 'Ouvert' qui pendouillait maladroitement sur la devanture de la cabane. «
Gus', y a quelqu'un au téléphone pour toi. » cria la jeune asiatique qui était affairée cent mètres plus loin. «
C'est qui ? » «
J'sais pas. Ramène toi, déjà que je peux pas laisser le bar sans personne ! » Les deux hommes du stand de surf se regardèrent d'un air grave. «
Vas-y, mon frère. Plus vite c'est réglé, plus vite tu reviens m'aider. Je m'occupe de tout en attendant. » Fergus soupira.
Qui ça peut bien être. Fergus n'aimait pas son passé. Tout ce qui avait existé avant l'Australie devait être mort. Ce n'était qu'un amas de problèmes, complications et casseroles qu'il avait laissé à l'aéroport.
Sqwish. Sqwish. Il traîna péniblement sa carcasse jusqu'au téléphone, ôta sa casquette pour s'essuyer le front que les 35°C avaient humidifié et colla son oreille au combiné. «
Un détenu de la prison de Rikers Island souhaite entrer en communication avec vous. Acceptez vous de prendre cet appel ? Dites oui pour accepter, non pour refuser. » Fergus comprit immédiatement. Il soupira de nouveau et il alluma une cigarette. «
Oui ... » «
Vous avez accepté l'appel. Cet appel sera enregistré pour des raisons de sécurité. Pour poursuivre cet appel, vous devez en accepter cette condition. Dites j'accepte pour accepter, je refuse pour refuser. » «
J'accepte. » «
Merci. Vous allez être mis en relation avec votre correspondant. Merci de patienter un instant. » Il prit une énorme taffe tout en écoutant le combiné sonner. «
Fergus ? C'est toi mon lapin ? » dit elle d'une voix emprunte d'espoir. Fergus se mit à pleurer en silence. Il jeta sa cigarette comme s'il voulait la préserver du fait de savoir qu'il fumait. «
Oui Maman, c'est moi. Je suis là, Maman. » Elle se mit à pleurer aussi instantanément. Sauf qu'elle, elle pleurait bruyamment. «
Oooh Fergus. Mon petit Fergus ... » Ils pleuraient bruyamment tous les deux maintenant. Ça dura bien une minute. Ou deux. «
Qu'est-ce que tu veux, Maman ? » dit-il avec véhémence. Comme pour se ressaisir. «
Je n'ai pas beaucoup de temps, mon chéri. Je voulais te souhaiter un joyeux anniversaire. De ma part et de la part de ton défunt père. » Ils pleurèrent de nouveau, moins bruyamment cette fois. Comme pour honorer la mémoire de ce père qui, toute sa vie durant, voulait du silence. «
Encore une fois, je suis désolée pour tout mon fils. Je suis tellement désolée. J'espère que tu nous pardonneras un jour. Que tu ME pardonneras un jour. Sache que je t'aie toujours aimé et qu'aussi longtemps que je le pourrai, je t'aimerai. Tu seras toujours mon enfant. » «
Je sais, Maman. Je sais. » «
Non, tu ne sais pas mais, je vais t'expliquer. »
Hein ? Il fronça les sourcils et s'arrêta sèchement de pleurer. «
Mon chéri ... ton père et moi ... nous ... enfin, je ... tu ... » «
Nous vous informons qu'il vous reste deux minutes de communication. » «
Parle Maman ! » «
Tu n'es pas notre fils ! Je veux dire, nous t'avons adopté ! Ton véritable prénom est Aswad ! Et ta mère biologique qui ne cessait de t'envoyer des lettres ... Tu ne viens même pas d'Irlande ! Bientôt 25 ans que j'ai glissé toutes les informations qu'il te faut dans notre cachette familiale. Tu te souviens de son emplacement, n'est-ce pas ? Bien, sache que nous t'avons sauvé d'une mort certaine. » Il en resta bouche bée. «
Nous vous informons qu'il vous reste une minute de communication. » «
Je suis malade, Fergus. Je voulais que tu saches tout ça avant de rejoindre ton père. Tu mérites tellement d'être heureux mon fils. Plus que n'importe quelle personne que je connaisse. J'espère que cette quête identitaire te permettra d'apaiser ton coeur. » De nouveau des pleurs. «
On a toujours voulu ton bien, tu le sais. Même quand on a fait ce qui nous a valu l'enfermement, on pensait à toi. Même quand tu ne voulais pas prendre nos appels, que tu avais honte de nous, on pensait à toi. Mais c'est la dernière pensée pour toi que j'aurais mon fils. Adieu. Je t'aime et j'espère que tu m'aimeras toujours. » «
Maman, attends, je ... » «
La communication a été interrompue. Merci de votre compréhension. » Fergus dévisagea le combiné avant de le fracasser à plusieurs reprises contre le comptoir en y mettant toutes ses forces. «
Merde ! Merde ! MERDE ! » Les clients reculèrent, leurs verres à la main. «
Gus' ! Gus', calme toi s'il te plaît ! » Il continua. «
Bordel de merde ! » Il cassa des bouteilles, des verres. Elle hurla. «
Gus' ! Putin, je t'en supplie, arrête ! Tu me fais peur ! » Il attrapa la demoiselle par les bras avec une telle poigne qu'elle hurla de plus belle. Les yeux plein de rage. Les poings en sang. Les clients se mirent à crier également. «
Gus' !! » gronda le blond alors qu'il bondissait pour immobiliser le troublion. «
Gus', merde, calme toi mon frère ! Respire ! » Et Fergus lâcha la jeune femme pour s'effondrer dans les bras de son pote qui fit signe à la serveuse de partir. Le grand blond câlina celui qui n'était plus vraiment Fergus tout en balançant «
Et bah dis donc, j'en connais un qui n'ira pas chez Ciara ce soir et qui a besoin d'un petit remontant. » Il pleura plus fort encore.
*BOOM, BOOM*
C'était le bruit des bombes que Fergus avait appris à esquiver. Bientôt six mois qu'il était en Irak, au beau milieu d'un conflit armé qu'il ne connaissait que de rumeur auparavant. Il avait appris la langue et le savoir-être, les coutumes et les codes.
Oui. C'était de là-bas qu'il venait. C'était cette terre aride et ensanglantée qui avait vu naître le petit Aswad. Et c'était en cette contrée qu'il avait eut l'occasion de rencontrer une partie de sa famille biologique, notamment son oncle, le frère de sa mère, et sa grand-mère maternelle. Cependant, il n'y avait fréquenté ni sa mère, ni son père. Et si ceux qu'il avait rencontré l'avait accueilli à bras ouverts, ils n'avaient pas pour autant accepté de lui en parler. Il faut dire qu'une très large partie de la famille biologique de Fergus ne voulait rien savoir de cette 'vermine' qui n'aurait jamais dû exister. Un fils impur. Un fils indigne. Un bâtard en somme. Mais, de toutes ces discordes et ces mystères, Fergus se préoccupait de moins en moins. Ce qui lui importait c'était, après avoir perdu ses parents adoptifs, de retrouver un semblant de famille. Dans les bras de sa grand-mère, dans le coeur de son oncle et de ses neveux et nièces, Fergus avait retrouvé un peu d'amour, aussi fort que celui que lui avait donné Lili Quirke.
Oui. C'était encore un autre Fergus qui avait éclos. «
Ibni, tu veux bien m'aider à attraper la farine s'il te plaît ? » demanda la vieille femme au dos courbé par les âges. Après avoir congédié ses neveux et nièces à qui il donnait des cours d'anglais dans le salon familial, Fergus s'exécuta. «
Que Dieu te bénisse, azizi. » prononça-t-elle en guise de récompense. Fergus embrassa le front de la septuagénaire avec affection.
Boom. Boom. La tempête n'allait pas tarder à frapper. «
Grand-mère, va dans ta chambre s'il te plaît. » La maîtresse des lieux obéit.
Boom. Boom. Ça s'approchait. Ça grignotait du terrain. Ça serait bientôt là. Fergus prépara de quoi cacher tout le monde au sous-sol. Promptement mais, avec beaucoup de discipline. Quand soudain, il fit irruption. Essouflé. Gangrené par la peur. Volcanique. «
Tu dois partir. » Fergus le regarda avec incompréhension. Il se surprit même à pouffer. «
Oui, mon oncle, ON doit partir ... au sous-sol pour se protéger. » Wassim secoua la tête. «
Non. Tu ne comprends pas. TU dois partir. Maintenant ! » Fergus continua d'arborer cet oeil hagard.
Boom. Boom. Wassim attrapa Fergus par le bras et l'entraîna dans la chambre des enfants. Il se mit à s'adresser à son neveu dans un anglais que les enfants ne pourraient pas comprendre. «
J'ai tout préparé. Quelqu'un t'attend à dix kilomètres d'ici pour t'emmener loin. Les rebelles vont bientôt prendre la ville. S'ils apprennent ta nationalité, tu seras otage voir pire. » Il s'embrouillait presque dans ses explications, tenant fermement le jeune homme par les bras, comme s'il était son gouvernail dans toute cette affaire. «
Tu as toutes tes chances en Occident. Et tu le sais. Je suis heureux et honoré d'avoir fait ta connaissance. Ta mère, de là où elle est, est probablement très fière de toi aussi. Ne la déçoit pas en te 'suicidant' bêtement. » Il reprit sa respiration et donna une enveloppe au jeune homme. «
Va à Londres avec cette enveloppe. Ne la perd JAMAIS. Une partie de notre famille habite là bas. Ils t'aideront. Il y a des choses que nous ne t'avons pas dit Aswad mais, que tu découvriras bien assez tôt. Maintenant, je t'en supplie, pars. » Fergus secoua à son tour la tête, prisonnier des mains de bûcheron de son oncle. «
Je ne peux pas vous abandonner. Je suis rien sans vous. RIEN. Je préfère mourir ici que vivre en traître. » «
Ecoute moi bien. » Il prit le visage du jeune homme entre ses mains. La barbe de trois jours de son interlocuteur lui agressait les doigts. «
Tu ne seras pas un traître. Tu seras un héros. Tu seras le dernier de notre branche de la famille. Tu nous représenteras. C'est à travers ton coeur et tes actions que nous vivrons. Tu sais, il vaut mieux un survivant qu'aucun survivant. Sinon, notre résistance aura été inefficace. Je sais que c'est dur, que ça paraît insurmontable mais, ... » Fergus se libéra de l'emprise de son oncle pour s'en aller regarder les bombes tomber à la fenêtre.
Abandonner la seule famille qui lui restait ? Plutôt crever. C'est là que Wassim s'emporta.
Boom. Boom. «
Vas-y, putin, vas-y, vas-y, vas-y ... VAS-Y, MERDE ! Si tu n'y vas pas pour toi, vas y pour nous ! » Le grand barbu se flagella le torse d'un coup de poing virulent, comme pour y injecter l'antidote à la rage qu'il avait de convaincre le jeune homme qui lui tournait le dos. «
T'es bien moins inutile que tu ne le penses, alors chope moi, avec les deux mains s'il te plaît, ton peu d'estime de toi et fais en quelque chose ! » Il savait qu'en lui insufflant de l'orgueil, il viendrait à bout de cet effronté. Ses broussailleux sourcils froncés, sa respiration haletante à laquelle s'ajoutait une transpiration excessive étaient tant de signes d'épuisement qui le dévoraient à chaque vain effort supplémentaire. Et pourtant, les yeux plus étincelants qu'un matin d'accalmie, il persévéra.
Boom ! Boom ! «
Détruis pas, une énième fois de plus, tout ce qu'on a déjà perdu. Aswad, tu sais combien d'entre nous ont pliés l'échine. Tu sais leurs efforts pour que nous puissions encore vivre aujourd'hui. Et si tu n'es pas suffisamment inhumain pour cracher sur leurs tombes de fortune alors, je t'en conjure, honore ceux que nous ne devons oublier. Et puis, songe à ce qu'il te reste ... » Il désigna les quelques enfants estropiés qui s'étaient regroupés innocemment dans un coin, grelottant de terreur. Wassim calma ses ardeurs au profit de sa franchise. «
Tu n'es ni un guerrier, ni nécessaire ici. T'es plutôt même une belle petite fillette que la guerre en personne ne changera pas. D'ailleurs, tu es presque un poids. Rends toi à l'évidence : tu n'as plus que pour survivre tes jambes et une chance anorexique. Sauf que les gars d'en face, eux, ils en ont de meilleures. Pour nous, c'est flagrant, tu pues les livres et tout le savoir corrupteur qu'ils renferment. Et, à part la langue et la tronche, t'as rien des tiens. Pourtant, t'es le seul qui peut encore nous sauver. Le seul qu'ils accepteraient peut-être de voir se promener librement sur leurs trottoirs. Bah ouais, Aswad, t'es le binoclard qu'ils renverront pas ici, à sa fin certaine, de sitôt. » Il se pencha avec méfiance vers Fergus qui, pleurant des larmes sèches, scrutait l'extérieur. D'une main maladroitement tendue, Wassim lui agrippa l'épaule. «
Fais ce que je te demande, Aswad, s'il te plait. Je veux croire que t'es l'espoir de la famille. Je veux pouvoir, par ta faute, ne serait ce que cauchemarder la nuit, fermer l'œil juste un instant et me réveiller en me disant que bientôt, grâce à toi, le chant des femmes et des oiseaux nous reviendra. » Fergus se retourna avec peine vers son vieil oncle dont le désespoir était désormais la seule émotion disponible, tout en continuant de regarder droit devant lui, les yeux dans le vague.
Règle numéro 3 : survivre aussi longtemps que possible pour honorer la mémoire des proches partis trop tôt. Dès lors, après une profonde inspiration, il déclara avec certitude «
Pleurniche pas trop non plus, hein. Je vais partir et je vais te rapatrier ce rêve ainsi qu'un nouveau sourire. Et je peux même te dire que je reviens le mois prochain. Ok, mon oncle ? » Un rictus commun réunit les deux hommes qui s'enlacèrent en sachant pertinemment que le mois prochain au plus tard, la perte de l'un d'entre eux serait à déplorer.
BOOM. BOOM.*BLING, BLING*
C'était le bruit que faisait sa Rolex sitôt qu'il remuait le poignet. Vêtu de son plus beau costard, agrémenté d'une paire de richelieu bien cirée, Fergus sortait tout juste de l'immeuble qui accueillait la direction de l'entreprise de sa tante. Cette tante qui l'avait recueilli, bichonné, couvé depuis un bout de temps maintenant. Pour elle qui était veuve sans enfant, quelle aubaine ! Elle lui avait même prêté son nom.
Hobson. Elle lui avait même proposé de changer de prénom, elle qui avait des relations partout. Mais Fergus était resté
Fergus. En hommage à ces parents adoptifs disparus, à cette petite amie disparue, à ce meilleur ami disparu, à ces professeurs disparus, à cette Irlande où il avait grandi. Toutefois, derrière Fergus, il avait ajouté
Aswad. En hommage à cette famille maternelle biologique en partie disparue, à ces parents qu'il n'avait jamais connu et dont il ne savait toujours pas grand chose, aux habitants de ce pays lointain qui souffraient, à cette Irak où il était né. Les quelques années qu'il avait passé à se chercher après avoir quitté Harvard en avait fait un tout autre homme. Il n'avait que très peu de temps pour se poser des questions métaphysiques tant sa vie s'efforçait de l'éprouver. D'ailleurs, il ne dormait plus sans l'aide de médicaments. C'était comme si on lui avait volé toute imagination, tout espoir, toute fertilité intellectuelle, et qu'on l'avait laissé là, lobotomisé à outrance. Il devenait presque nostalgique de cette enfance bercée par la disparition de ces quelques proches, du moment qu'il n'y avait que ça à supporter.
Bling. Bling. 12h15. L'heure pour lui d'aller casser sa croûte après avoir vaillamment épaulé sa tante dans la détermination de la politique budgétaire pour l'exercice fiscal à venir. Fergus observa amoureusement le ciel. Le soleil rendait la City plus belle encore qu'elle ne l'était déjà. Il s'élança en direction de son fast-food favori. Quand soudain,
BAM. Trou noir. Fergus rouvre les yeux quelques instants, peut être quelques minutes ou quelques heures plus tard. Il comprend qu'il a les mains ligotées et le visage couvert par un sac à l'odeur pestilentielle. «
Bill, j'crois que l'type se réveille. » Bill évalua aussitôt la situation en jetant un coup d'oeil dans le rétroviseur intérieur. «
Bien dormi, M'sieur Hobson ? » Fergus resta secret. «
Enlève lui l'sac. » ordonna Bill, ce que fit son acolyte. Fergus fut d'abord éblouit puis, à mesure que ses yeux apprivoisaient la luminosité, il constata qu'il était en pleine campagne. «
C'est juste pour qu'tu saches qu'tu peux crier autant qu'tu veux, personne viendra. » Ce sur quoi, les deux compères rirent aux éclats.
BAM. Et Fergus fut replongé dans un sommeil profond. Il revint à lui encore plus tard.
Punaise, faut que je demande à ces mecs de venir me faire ça tous les soirs. J'dormirais comme un bébé. A cette pensée, il sourit en grimaçant de douleur. Il avait connu pire, bien pire. Ça fait plus mal quand ça touche aux proches que quand ça touche à soi. Donc faire de l'humour et prendre la situation à la légère, c'était tout à fait possible. «
Où est ce qu'elle cache son foutu fric ta tante chérie ? » Fergus observa. Il était dans une pièce sans fenêtre, mal éclairée. Les deux hommes lui faisait face. L'un était trapu, l'autre élancé. L'un semblait être une brute et l'autre un assassin de pointe. La brute s'élança vers lui et lui empoigna les cheveux tout en lui calant la lame de son canif sur la pomme d'Adam. «
Tu vas parler, p'tite m*rde, déjà que j'aurais aimé attraper la fameuse tante pour m'la taper plutôt qu'd'avoir à causer avec toi. Alors rends toi utile avant que je te refasse le portrait ! » dit-il en lui postillonnant sur la face. Il puait l'alcool et semblait bien entamé. Fergus resta souriant et impassible. Il pensa
J'ai connu pire. Fais toi plaisir. La brute renversa la frêle chaise en bois sur laquelle le jeune homme était assis et assaillit ce dernier de coups de pied bien placés. Fergus subissait, sans trop couiner.
Retour à la règle numéro 3. Le gentleman s'approcha et fit reculer la brute avant de s'accroupir au niveau du visage ensanglanté de Fergus. «
Elle a souffert, tu sais. On l'a humiliée comme il faut. » Fergus rouvrit les yeux comme électrocuté par les propos du bougre qui se mit à hocher la tête. «
Tu vois très bien de qui je parle. On lui a fait toute sorte de choses. Elle a eut plus d'expériences avec nous qu'elle en a jamais eu avec toi. »
Comment savait-il ... La colère monta. «
Elle est morte lennnnntement. On l'a vu agoniser, nous supplier. »
Comment pouvait-il ... Il approcha son visage de l'oreille de Fergus. «
Elle hurlait ton nom pour que tu viennes l'aider mais, tu n'es jamais venu. »
Comment était-ce possible ... «
Et aujourd'hui, tu vas crever comme elle après avoir morflé comme elle. » C'est à ce moment qu'il prit une décision.
Règle numéro 4 : tous les coups sont permis pour respecter la règle numéro 3. Il arracha à pleines dents l'oreille de ce serpent qui vomissait des horreurs. Celui-ci se releva pour reculer dans un râle de douleur. Son siège ayant été fendu par le choc de la chute et les coups répétés contre le mur, Fergus se leva aussitôt avant que la brute ne puisse l'atteindre. Il assomma son agresseur d'un coup de dossier de chaise et prit l'arme de ce dernier alors que la pâle copie de Van Gogh fonçait droit sur lui.
BAM. BAM. BAM. BAM. BAM. Fergus ne chercha pas à savoir si les hommes étaient encore de ce monde ou non. La respiration haletante, la gueule défoncée, il trouva les clefs. Il mit le contact dans la voiture.
Bling. Bling. 18h34. Il prit la route tout en se posant milles questions sur ces hommes. C'est comme ça que Fergus redevint inventif mais, jamais plus comme avant.
*CLIC, CLOC*
C'était le bruit de la clef dans la serrure de son nouvel appartement à Boston. Il y déposa la verdure qu'il venait d'acheter pour le décorer et y prit un grand bol d'air. Il avança dans son salon tout en prenant bien soin de claquer la porte d'un coup de talon. Il venait de se planter devant l'immense baie vitrée qui trônait dans la pièce quand son téléphone sonna. Une main dans la poche de son pantalon en chino, il décrocha tout en ne quittant pas des yeux cette vue qui le ravissait. «
Allô ? » «
Tu es bien arrivé ? » Il eut un roulement d'yeux. «
Oui, Shadia. » «
Personne ne t'as embêté ? Personne ne t'as suivi ? » «
Tout va bien, Shadia. » Elle soupira de soulagement. «
J'ai bouclé les dernières formalités concernant les frais de scolarité auprès de l'administration. Tout est réglé pour que tu puisses étudier pour au moins dix ans. » dit-elle en s'esclaffant. «
Merci. Merci beaucoup. » répondit-il emprunt d'un semblant de sérénité. «
C'est normal ... Reviens moi diplômé et heureux s'il te plaît. Je dois te laisser, j'ai trois réunions qui m'attendent. Bisous, à plus tard. » «
A plus tard, bisous. » A peine eurent-ils raccroché qu'il empoigna son sac et descendit dans la rue. C'est là qu'il croisa le professeur Gallagher en compagnie de cet enfoiré de Stevens qui l'avait viré quelques années auparavant. Les deux hommes le dévisagèrent. Fergus baissa les yeux en souriant.
Règle numéro 4 : se venger de la vie. Une fois les deux compères dépassés, son téléphone se remit à sonner. «
Allô ? » «
Magne toi ! Tu vas louper le cours d'astronomie ! » «
J'arrive tout de suite, garde moi une place. » Il raccrocha et s'élança vers de nouveaux horizons. Plus paisible ... tout du moins en apparence.