E. HALCYONE-LYME LEDFORD ► sasha pivovarova

Une étoile. Un stylo. Un verre tordu. Un demi cœur. Une libellule. Un sourire. Ne pas s'arrêter, continuer de visualiser. Une horloge. Deux trains fumants. Un oursin. Ou bien est-ce une châtaigne, question de point de vue. Au final, ce ne sera jamais qu'une ombre de plus perdue dans le relief du plafond, se déformant au fil des heures pour ne finir à ressembler qu'à une vague silhouette sans visage. S'éloignant de cette image angoissante, Halcyone laissa échapper un soupir et se tourna sur le coté, ramenant son drap sur ses épaules. Son regard étoilé glissa alors sur le réveil posé au bord de la table de chevet, indiquant une heure des plus matinales, à laquelle il n'était pas permis de ne pas dormir. Sauf pour la blonde, qui connaissait depuis maintenant un an des troubles du sommeil chroniques qui l'avaient introduit au monde de la nuit. Ses noirceurs, ses bruits inquiétants, mais aussi une lueur de quiétude qui n'appartenait qu'à lui, qu'à elle. Si l'anglaise avait apprit à aimer cet univers bien méconnu, elle restait humaine et la fatigue lui pesait plus que tout. Au début, elle s'était dit qu'il suffisait qu'elle se vide la tête, concentrant son esprit sur une tache bénigne et innocente. Inutile en somme. Certains comptent bien les moutons. Elle, elle comptait les taches.

Désabusée, l'adolescente âgée de dix-sept ans à cette époque s'assit sur son lit, balançant d'abord ses pieds nus d'un air hésitant avant de les poser sur le parquet tiède de sa chambre. Spacieuse, comme toutes celles qu'elle avait pu avoir, cette dernière était d'un bleu pâle et une baie vitrée avait pris la place d'un pan de mur entier. Mais au final, elle était froide. Impersonnelle. La décoration avait beau être d'un gout indéniable, rien de ce qui pouvait s'y trouvait n'était d'Halcyone. De la coiffeuse jusqu'à la statuette en bois posée sur la commode, de la lampe de chevet à la plante grimpante disposée dans un angle. La belle avait abandonnée à son deuxième déménagement de faire une chambre à son image, la quitter par la suite était trop douloureux. Souvent, elle en voulait à son père pour ça. Non, ce n'était pas sa faute si il avait un métier qui les faisait voyager d'un pays à l'autre. Non, ce n'était pas sa faute si elle se sentait souvent seule, si elle ne pouvait rien construire. Enfin, un peu peut-être. Beaucoup. Et finalement, elle le haïssait pour ça, derrière sa façade de fille aimante que paradoxalement, elle restait et resterait. Se levant, Halcyone prit la direction de la grande fenêtre, s'arrêtant devant celle-ci en enserrant ses bras de ses mains, l'air pensif. La vue était magnifique, utopique, de celles dont nombreux se damnerait pour avoir ne serait-ce qu'un week-end. Sous trois quart de lune, la mer miroitait, reflétant les étoiles dans une douceur inégalée. Mais derrière ce paysage aux airs paradisiaque, c'est autre chose qui attira l'attention de la Ledford. Une silhouette, nonchalante, marchant sur le sable blanc au bout du chemin qui partait du chez elle. Une silhouette qu'elle ne connaissait que trop bien, pour l'avoir détaillé mainte et mainte fois depuis son arrivée en Nouvelle-Zélande, pour s'être torturée à l'envisager, pour s'être oubliée à l'avoir pensé trop profondément.

Se saisissant d'un long gilet qu'elle referma sur elle en croisant les bras, la jeune fille entrouvrit la baie vitrée et prit le chemin de la plage, à peine à quelques dizaines de mètres de là. L'air tiède venait glisser agréablement sur sa peau, soulevant quelques mèches de ses cheveux lâchés. Elle fut sur la plage en moins de deux minutes. Et il était là. Comme s'il l'attendait. Comme si tout ça était naturel, prévu, écrit, dans le grand livre de l'univers. Non, le livre de sa vie. La vie chaotique d'une enfant innocente et parfois si rationaliste. Paradoxale. En la voyant, il lui sourit et son cœur crut manquer un battement. Bientôt les voilà assit face à l'océan dans un silence gênant qu'il semblait s'amuser à garder. Il semblait à Hally que la mettre dans l'embarras était devenu l'une de ses activité préférée. "Alors, qu'est-ce que tu fais dehors à une heure pareille ?" Ce fut bien sur elle qui ouvrit le dialogue, le menton appuyé au creux de ses genoux repliés contre sa poitrine, ses prunelles fixées à l'horizon. "La même chose que toi je suppose." Il marqua un temps d'arrêt. "Je n'arrivais pas à dormir." Il avait pris un ton sérieux sur sa dernière phrase, lasse, presque mélancolique qui fit tourner la tête à Halcyone qui vint poser son regard sur ce visage masculin. "Alors comme ça, tu pars demain." C'était bien plus une affirmation qu'une question. Et si la blonde réussit à étirer ses lèvres dans un sourire qui se voulait léger et négligeant, son cœur se serra. Elle avait envie de lui crier d'arrêter tout ça. De faire semblant. De lui laisser entrevoir qu'elle lui manquerait. "J'ai déjà du de te le dire une demi-million de fois !" Et alors leur regard se croisèrent, le sien semblant presque réprobateur face au ton rieur qu'elle avait pris, alors elle détourna le regard, comme à chaque fois. "Ne me regarde pas comme ça, tu sais bien que j'y peux rien." Elle ne savait même pas pourquoi elle disait ça. Ils ne représentaient rien l'un pour l'autre et si elle s'était plusieurs fois imaginé bien plus que ça dans le bras du jeune homme, elle savait que de son coté il n'en était rien, qu'elle n'était pas son genre de fille. Alors demain, elle disparaitrait et il ne tarderait pas à l'effacer de son existence comme il avait du faire avec tant d'autres. "Tu reviendras ?" "Ça ne dépend pas de moi." Du moins pas pour l'instant. Ce n'avait jamais été discutable avec ses parents, qui jugeaient que les voyages forgeaient la jeunesse, que c'était tout bénéfique pour leur fille unique, qu'elle comprendrait plus tard. Et la réponse qu'elle donnait sortait naturellement dès que quelqu'un le suggérait. Car on le lui avait souvent demandé et souvent elle avait promis, sans pouvoir tenir sa parole, les seules vacances dont elle était maitresse étaient celles en Angleterre pour visiter sa famille. Alors elle préférait éluder que mentir ou nier. "Oublie ton père. Toi. Si tu avais le choix. Tu resterais ?" La question piège. Aucune bonne réponse n'était possible. La négation et elle se mentirait à elle-même, l'affirmation, et elle ouvrait ses sentiments, qu'il avait certainement déjà perçu mais qu'elle se refusait d'avouer. Comme elle ne répondait pas, Halcyone sentit sa main contre sa joue, glissant une mèche blonde derrière son oreille. Elle sentit son visage si près du sien et leurs lèvres se sceller dans un souffle qui lui fit oublier jusqu'à qui elle était. Rompant le contact, le jeune homme se leva en commençant à s'éloigner, sous le regard décontenancé d'Hally. "Pour que tu gardes un bon souvenir de notre pays." Il avait reprit son sourire insouciant et malicieux. Escroc. Goujat. Imbécile. Et pourtant, elle lui sourit en retour, suivant sa silhouette jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Il avait sur dès le début qu'elle ne reviendrait pas et jusqu'au bout, il avait joué. Mais même en sachant ça, elle ne parvenait pas à regretter cet instant, encore toute excitée, telle une enfant de six ans.

Puis elle revint à la réalité, regagnant la douceur de ses draps. Bientôt, elle ouvrirait une autre page de son journal. Bientôt, elle déménagerait encore. Mais c'était la dernière fois qu'elle laissait son père l'emmener dans ses voyages fantasques. Car dans quelques mois, c'était l'université qui s'offrait à elle. Et Halcyone avait été admise dans la plus prestigieuse de toute, Harvard, là où plusieurs membres de sa famille et amis étaient, là où elle pourrait enfin s'établir pour plusieurs années. Là où elle pourrait enfin construire quelque chose, loin des quelques morceaux éphémères qu'elle avait l'impression d'avoir jamais le temps de combler.