«
Tu devrais peut-être nous dire qui est la taupe. A moins que tu ne craignes pas pour la vie de ta femme... » Dans la salle aux murs d’albâtre, il faisait pourtant noir comme dans un four sans fin. Il y régnait un brouillard désagréable. Ou peut-être n'était-ce que la brume qui voile le regard d'un homme lorsque se déchaînent en lui d'extrêmes sentiments, comme le plaisir, la colère, ou le pire de tous, la peur. Un homme, qui n'avait pas troqué son costume de gangster depuis les années cinquante, tenait une matraque de fer dans le creux de sa main rugueuse et cruelle. Déjà, il sentait le sang qui en coulait, avant de venir s'écraser sur le sol. Ses dents grincèrent, et son visage affreusement ridés se scinda en deux dans un sourire démoniaque, viscéral. En face de lui, un homme, attaché à une chaise. Son visage et son corps ruisselaient de sueur d'effroi et de sang, mais chaud cette fois. Il respirait à raison de plusieurs énormes bouffées d'air par seconde, les larmes aux yeux. Il déglutissait sans cesse. D'une voix chevrotante, muée par la peur, il répéta les mêmes mots que depuis le début de son épuisante torture : «
Je vous l'ai déjà dit... Joseph... C'est lui... » Le parrain, avec un grognement de rage, décrocha un nouveau coup dans le visage de son détenu, à l'aide de son poing cette fois ci. Des tintements se firent entendre. Probablement les dents du prisonnier qui retombaient sur le sol, ne sonnant guère différemment que de petits cailloux que l'on projette sur du marbre. «
Je commence à en avoir assez de toi. », lâcha Francesco Facilieri, appelé également le Faussaire de la Faucheuse, en raison sans doute des nombreuses vies qu'il aurait arraché à une mort naturelle. Ou bien à son dynamisme et sa cruauté toujours intacts malgré les années passées. En somme, chaque être humain qui tombait entre ses mains voyait ses chances de vie réduite. Grandement. Or, celui ci n'allait pas faire exception. Mais sa souffrance se présentait comme terrible, sourde. Personne en Italie ne se permettrait de douter de la famille « principale » des Facilieris. On pouvait douter des cousins, des neveux, mais jamais de la branche principale, pure. Ainsi, en remettant en cause l'intégrité de Joseph, cet homme remettait en cause l'intégrité de sa boîte crânienne. D'autant plus que, dans sa vie entière, Francesco Facilieri n'avait eu que trois enfants : Joseph, Marco et Anna-Carolina. Cette dernière était la prunelle de ses yeux, mais il l'a un jour retrouvée morte noyée. Quant à Marco, il mourut très jeune d'une malformation du cœur. Ainsi ne restait plus de la plus belle branche de l'arbre que Joseph, le dernier enfant en date, et sans doute l'ultime. L'horloge biologique est cruelle envers tout le monde, et Scarletta, malgré son statut d'épouse de l'un des hommes les plus puissants d'Italie, ne pouvait rien y faire. Ainsi, comme tout « bon » père, FF faisait tout pour conserver en vie la chair de sa chair, le sang de son sang. Mais le prisonnier, même sous la menace de mort et sans avoir dormi depuis deux jours et demi répétait sans cesse ce prénom : Joseph. Joseph. Joseph. Le nom de son fils résonnait de plus en plus fort dans le crâne de Francesco, qui sentait ses barrières mentales céder au fur et à mesure. Tant et si bien qu'il avait ordonné de se charger de lui personnellement, sans que personne n'entre. Par simple précaution, certains de ses frères pouvant se révéler un peu trop... zélés. Il sentait que ses nerfs allaient craquer. Il sortit son pistolet, un magnifique Colt rutilant, malgré son grand âge, et le pointa vers le visage sale et détruit du prisonnier. «
Et maintenant, tu arrêtes de jouer ? Que gagnes-tu à calomnier mon fils alors que je pourrais tuer ta femme, tes enfants et toi avec ! » Sa vieille main tremblait. Le détenu jeta un regard vers le vieil homme, dont le visage perdait de sa superbe à mesure que le temps s'écoulait. Il releva les sourcils, son regard se faisant suppliant. «
Croyez moi... Votre fils a dénoncé nos... vos frères. Je suis certain de ce que j'avance. Je suis le seul à être au courant, croyez moi... Croyez moi... Croyez moi... Croyez m... » Un coup de feu retentit, un bruit lourd se fit entendre, ainsi que celui du bois percutant le sol. Un douille rebondit sur le sol, alors qu'un semblant de fumée s'échappa de la vieille arme, qui ne tarda pas elle aussi à goûter au sol froid. Le Faussaire de la Faucheuse sorti de la pièce, traversa quelques salles avant de faire le signe de tête significatif à ses sous-fifres : jetez moi ça dans la Méditerranée. Soudain, un de ses neveux arriva en courant. Essoufflé il lâcha en une seule bouffée : «
Monsieur, votre femme au téléphone... C'est Joseph... » Le visage de Francesco restait de marbre. Mais au fond de lui tout se détruisait. «
… Monsieur, votre fils a disparu. »
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Le regard laconique, un jeune homme se laissait bercer par les cahots du train. Seul dans son compartiment, il laissait ses pensées s'enfuir de sa boîte crânienne trop volumineuse à son goût. Sa tête était ainsi, lui disait sa mère, grâce à son QI très élevé. Cela dit, il n'y était pour rien. Pourquoi devait-il payer pour ce qu'à voulu le Dieu du Pape ? Il est bon de préciser celui du Papa, car le Dieu chez les Facilieri n'était autre que l'argent. Et non pas la mort, car, comme l'indique son surnom, le chef de famille prenait grand plaisir à la tromper, elle aussi. Le jeune homme jouait avec ses lunettes rondes, les enlevait, les remettait à sa guise sur son nez. Lassé de ce jeu, il extirpa une cigarette de l'un de ses nombreux paquets avant de l'allumer nonchalamment. « Quelle belle époque ! » songea t'il, en se disant qu'il serait regrettable qu'il ne soit plus possible de fumer dans les trains. De sa poche, il sortit un petit magnétophone de poche, sur lequel il tenait un journal intime oral.
«
5 Octobre 1995. Je suis dans un train partant tout juste de Paris, qui m'emmènera à Prague. Je préfère acheter plusieurs billets de train à mon nom et d'autres sur un faux, afin de brouiller les pistes. Cela fait déjà deux mois que je me suis réfugié à Paris, et aucun homme de mon père ne semble m'avoir retrouvé. Ce n'est pas leur territoire, ils se sentent sûrement comme des tigres au milieu d'un essaim de requins. Terrorisés. Hors de leur élément. J'ai eu 17 ans le jour de mon départ. Mon père m'a toujours dit que ce que je souhaitais le plus je devais m'en emparer. Et ce jour là, je me suis offert le plus beau cadeau d'anniversaire : je me suis emparé de ma liberté. Je vivais sous le joug de mon héritage seul depuis la mort de mes frères et sœurs et aujourd'hui, je me sens capable de faire tout ce que je voudrais, sans demander à personne. Je pensais au départ que cette idée de cadeau n'était qu'un caprice. Mais c'est plus que ça. Ce fut le souhait que mon âme quémandait à corps et à cris. Je ne pouvais lui refuser. A Paris j'ai connu tant de splendeurs, tant de femmes, tant d'hommes... Ma vie est à portée de main. Et comme toute personne progressiste de notre millénaire, j'ai décidé de me tourner vers les États-Unis, où tout est réalisable. Surtout avec l'argent qui sommeille sur mon compte, pour dire vrai. Je n'allais tout de même pas me passer de cet argent blanchi. » Soulagé, le jeune homme décrocha un sourire. Puis se ravisa, se disant qu'il était stupide de sourire à une banquette.
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En se penchant poliment, Joseph remercia les élèves de leur attention, en leur souhaitant un bon repas, non sans leur offrir un regard brûlant, de ceux qui vous consument de l'intérieur, et qui vous consumeront tant que vous n'aurez pas regardé ces yeux le plus près possible. Le professeur rajusta son costume, attendant d'être seul dans le gigantesque amphithéâtre harvardien. Il s'assit sur son fauteuil, et, ne vérifiant même pas s'il restait quelqu'un de caché dans la salle, étala une ligne de poudre blanche sur son petit bureau penché. C'était son petit jeu. Tout ce qui glissait était perdu, ce qui l'obligeait à parfaire sa technique et sa rapidité. D'un seule inspiration, il emmagasina tout cela dans ses vieux sinus. Ses sinus de 35 ans. Jamais on ne l'avait retrouvé. Durant toute la durée de ses études, de sa licence jusqu'à son doctorat, qu'il décrocha à 27 ans avant d'être recruté dans l'une des plus prestigieuses universités d'Amérique, il s'était senti traqué. Chaque camarade, chaque professeur pouvait être un envoyé dont le second nom de famille serait Facilieri. Mais désormais, plus rien ne le retenait. Son avenir s'annonçait d'autant plus brillant. D'un bond, il se mit debout sur sa chaise, avant de sauter sur son bureau penché et de hurler de pleine voix : «
BRILLANT ! »
Avant de tomber. Le bois résonna en tombant sur le sol et un bruit de corps lourd s'abattant sur le plancher se fit entendre.
Que d'ironie.