LAZULI WEE ► Choi Chanhee

"Singapour est un espèce de pays-ville. C'est quelque chose d'immense, il y a pleins de districts, qui pourraient être des villes à eux-seuls. Vous avez entendu parlé du district Changi ? C'est normal si cela ne vous dit rien, c'est tout à l'est de Singapour, un des districts les plus pauvres. Pourtant, nous étions mieux lotis que les autres... en terme d'argent, je veux dire. Et puis, nous parlions mandarin et anglais depuis notre plus tendre enfance ! Le reste... Le reste c'est une histoire bête. Je ne pense pas que vous voudriez l'entendre, et de toute façon, il est préférable de ne pas en parler."


Un père de famille froidement assassiné cinq mois après la naissance de son dernier enfant. Le coupable a été emprisonné, mais l'affaire ne s'est pas tut. C'est le cinquième meurtre. Le cinquième meurtre, de génération en générations du dernier fils de la famille Wee.
La coïncidence est trop étrange, la malédiction évoquée. Et au fond des cœurs, la crainte grandit, on guette le berceau du dernier né, dernier fils de la génération, qui babille gaiement sans se douter de rien.
Lazuli Wee est le troisième enfant, le dernier de la fratrie. Il ne connaîtra jamais son père, dont le nom restera des années durant, tut, comme un secret de famille, un fantôme rôdant dans les couloirs, dont la mère hurlait le nom certains soirs, muée par la terreur.
Depuis sa plus tendre enfance, il devinait les fantômes qui rôdaient dans son ombre. Il les voyait dans les regards inquiets et effrayés des adultes, dans l'indifférence de son frère et sa soeur, imitant le jeu des grands sans savoir ce qui se passait.


Pourtant, malgré ces secrets muets, ces choses dont on ne pouvait parler, Lazuli semblait avoir une enfance normale. Celle d'un garçon timide, bon à l'école, qui ne causait aucune vagues autour de lui. On se demandait comment, derrière toute cette candeur, pouvait naître chez quelqu'un une envie de meurtre. C'était les compliments, qui fleurissaient par-delà les bouches des parents admiratifs "Quel gentil garçon ! Et comme il est intelligent ! Lui, il fera de grandes choses !", et l'inquiétude d'une mère, qui voyait dans ce petit être d'apparence parfait une jalousie d'autrui menant à la réalisation de la malédiction.
Les aînés étaient admiratifs, oubliant vite cette ambiance lourde qu'imposaient les adultes pour chouchouter le petit dernier, l'innocent, leur petit prince. La plus grande gardait toutefois le souvenir du sang qui roulait jusqu'à sa chambre... Et parfois, elle repoussait violemment le petit dernier, dans un mélange d'horreur et de surprise. Lazuli fut donc bien plus proche de son grand-frère, Luca, qui était comme un modèle pour lui.

"Maman a toujours été étrange. Elle m'apparaissait comme une reine silencieuse. Elle était murée dans ce silence, cette crainte, et les quelques fois où son regard tombait sur moi, elle me suppliait de faire attention aux autres, de m'éloigner. Elle m'inculquait déjà enfant, une crainte sourde d'autrui, que je savais prête à me suivre. Une crainte trop lourde à digérer pour un enfant qui ne voyait encore en ce monde que ce qu'il avait de plus pur."


Lazuli a aimé la danse et les arts plastiques très tôt. C'était ses passes-temps favoris. Il aimait peindre un peu tout ce qu'il voyait, et danser avec sa sœur (quand bien même il était un vrai empoté à l'époque).
Sa première grande erreur, qui le dégoûta un temps de la peinture fut de peindre quelques photos dans la chambre de sa maman. En expliquant son œuvre à sa mère, percevant le regard terrorisé de celle-ci, il comprit qu'il avait fait une bêtise. Il avait peint ce monsieur près d'elle, lors du mariage. Le même qui lui avait légué la malédiction.
Il fallut attendre sept ans, pour que Lazuli entende pour la première fois qui était son père. Et pour entendre qu'il était partit très loin. Trop loin...

"Je ne mesurais pas l'ampleur que ça pouvait avoir pour ma mère. Je ne comprenais peut-être pas ce que devait être un père. Bien-sûr, je savais ce que c'était, mais pas au point de mesurer ce que son absence laissait à ma mère. Elle ne pensait pas devoir élever seule ses enfants, elle ne croyait pas à cette histoire... Enfin..."

La vie repris son court jusqu'aux douze ans de Lazuli. Plus proche que jamais de son frère Luca, il vivait mal le fait qu'il se détache de lui pour traîner avec ses amis. Il appris donc à se raccrocher à sa soeur.
Leur mère avait été promue, et gagnait maintenant une somme décente pour garantir une vie plus paisible à sa petite famille.
Leur famille était objet d'admiration. On admirait la mère courageuse qui élevait ses enfants seule, la fille aînée mature et jolie, le cadet malicieux mais si serviable, et le petit dernier, le prodige, qui gagnait concours sur concours... La jalousie croissait de la même manière, mais le petit Lazuli avait appris à craindre les autres, comme sa mère le lui avait inculqué pour ne pas se faire trahir, pour ne pas leur laisser le temps de le connaître pour le détester vraiment.
Le calme fut troublé par l'arrivée d'une tante, la soeur de leur père, qui venait de perdre son travail. Il y avait en elle un ressentiment profond pour Lazuli, que personne ne semblait comprendre. Et elle avait cette hostilité pour sa mère... Quelque chose qu'il peinait à décrire. Mais il savait, parfois, quand elle lui demandait de venir, toutes ces choses qu'elle pouvait lui dire "Tout est de ta faute, il est partit à cause de toi."


Dans ce silence, ces secrets, Lazuli ne pu apprendre à s'aimer. Il ne se reconnaissait dans aucune image qu'on faisait de lui. Bien vite, il fut frustré par ses réussites, celles-ci devenant insuffisantes pour en être vraiment. Il voulait être toujours meilleur, toujours meilleur... Au moins pour que sa mère me regarde autrement que comme s'il avait un fantôme derrière lui, pour que sa tante apprenne à l'apprécier.
Mais oreille contre la porte avec son frère, ils entendirent la vérité. Celle sur la malédiction : ce n'était pas tant que ça une histoire de meurtres.
Les deux premiers Wee dans cette histoire de malédiction avaient bien été tué sans jamais que le coupable soit retrouvé, et le troisième dernier fils de la génération suivante avait grandit dans la peur de finir de la même manière. Mais la vraie explication pour les trois morts suivantes fut seulement la peur pressente de cette pseudo malédiction. Ils s'étaient suicidés, tous. Mais le père de Lazuli avait dans sa mort quelque chose de particulier... Oui, car le dernier Wee n'était pas son fils... Et il avait reçu cette lettre... Une lettre du véritable père...

"Et ma mère n'en savait jusque là rien du tout pour la lettre. Son regard sur moi avait encore changé. Encore, encore, encore... J'étais trop jeune pour comprendre que tout ça n'était pas de ma faute, je n'avais pas l'esprit pour. Et les marques sont trop profondes pour qu'encore aujourd'hui je sois persuadé de mon innocence. Je voulais juste me racheter..."

Lazuli voulait qu'on l'aime à nouveau. Il voulait être le meilleur, se tuant à la tâche pour exceller, visant déjà ce qu'il y avait de meilleur pour son avenir. Une université pour étudier les sciences, ou une école d'ingénieur, comme suggérait sa mère...


Le regard extérieur des autres s'améliorait sur la situation, alors qu'elle empirait. La froideur de l'ambiance à la maison devenait trop lourde, mais l'on vantait la perfection de leur petite famille, comment ils étaient tous courageux et intelligents, et surtout si choyés...
Lazuli continuait à apprendre à détester sa propre existence, à entendre les ragots, les remarques admiratives mêlées à des moqueries quant au deuxième fils bon à rien qui trainait toujours avec lui... L'admiration laissait place à une spirale de violence, dans laquelle il n'arrivait plus à attraper la moindre parcelle de tendresse, celle désespérée d'une mère qui combattait ses démons, et d'un frère dont l'empathie menaçait probablement de le tuer.
Il trouvait refuge dans ses passions, taisant les moqueries dans le silence des salles d'art.


Quatorze ans. Yeux grands ouverts sur les pieds de son frère pendu. Luca lui avait sourit avant de mourir. Son regard était braqué sur lui pour l'éternité.
Sa soeur lui avait demandé s'il la comprenait maintenant. Mais il ne comprenait pas. Il ne comprenait que son corps secoué de spasmes, et les images qui tourbillonnaient dans son esprit comme une malédiction.
Il pris le temps de détester les autres autant que lui-même. Détester leurs ragots, détester leurs mensonges, détester leur mépris à l'égard de la seule personne qui avait vraiment été proche de lui.


Il fallait toujours être meilleur. Toujours recevoir plus d'admiration et de jalousie, mais ne retenir que le plus mauvais. Les autres étaient mauvais, mais il était certain d'être bien pire. Il voulait recommencer. Il étouffait dans cette existence maudite qui était la sienne.
Il désirait ardemment être seulement aimé, sans avoir à être le meilleur pour ça, sans savoir à être un fils légitime. Il avait appris toute la vérité, celle de la lettre, la menace... Des milliers de dollars en échange du silence, et cet homme avait préféré la fuite, maudissant l'existence de ses enfants et du fils illégitime.
Il recherchait de l'amour, seulement un peu, dans ses quinze années d'existence, allant jusqu'à accepter des baisers volés, de longues nuits à épouser des corps qui ne voudraient du sien que quelques heures ou à poser pour les flashs de ces vendeurs d'attention sans vergogne. Parfois on lui cédait un petit billet, un chocolat chaud, quelques compliments, on le laissait pleurer un peu, parler de son frère, et s'attendrissait de cette candeur souillée. Sa mère ne le regardait même plus. La honte teignait à nouveau la famille.
Honte d'un prodige illégitime qui avait fini ce soir là, à à peine seize ans, ensanglanté sous la pluie battante dans rues du centre de Singapour, répétant son envie d'en finir. Il avait été battu par l'ex d'une personne avec qui il avait couché, et encore désigné comme seul responsable de la chose. Encore...


Prodige malade, qui est ramené par la police. Mère n'ouvrant pas la porte. Soeur qui sort en pleurant, dévorée par la rancoeur. Et Lazuli ne comprenait pas pourquoi, et s'excusait en boucle, tremblant toujours de froid et de douleur, tandis que son regard se posait sur le sang qui roulait sur le sol de la maison, et la tante maudite, couteau à la main, qui pleurait aussi.
La famille Wee n'en finissait plus avec les drames. Le suicide du père au début de l'année 2001 n'avait été que l'annonce de celui de Luca en 2014, et du meurtre de la mère deux ans après ainsi que la prise d'otage de la fille aînée, qui aurait bien pu être tuée par sa propre tante.
Lazuli n'avait plus qu'une soeur. Une soeur qui avait appris à le détester.
Le destin de leur famille maudite était scellé.
Lazuli aurait voulut ne pas voir le dénouement, par peur de perdre aussi sa soeur. Par peur de perdre tout ce qui lui restait.
L'hôpital avait été son seul refuge, à gratter la peinture écaillée de sa chambre blanche, griffonner quelques trucs dans les toilettes et rêver qu'il était quelqu'un d'autre, cachant un couteau dans son sac à dos pour toutes les nuits de terreur, les nuits sans sommeil où plus que jamais il voulait tuer Lazuli Wee.
Il lui tardait de devenir quelqu'un d'autre. Il voulait détruire ce monde. Il voulait un peu d'amour convenable, un qui ne ferait pas honte. Il se voulait misanthrope, génie du mal loufoque, ou danseur étoile doux et charmeur. C'était des personnages drôles, les seuls à lui donner le sourire, quand son visage était baigné de larmes, à force de pleurer sa solitude et de se détester.


L'année de ses dix-sept ans fut partagée entre la préparation de ses concours pour Harvard, épaulé par sa famille d'accueil, et les séjours en hôpital de jour pour aider à sa rémission. Il ne comptait pas renoncer à tout.
Les plaies physiques cicatrisaient, mais il était incapable de parler de celles qu'il avait au coeur. Il savait pourtant tout le mal qui découlait de cela. Mais juste l'évoquer provoquait d'atroces crises de panique. Il avait appris à éviter toutes les situations pouvant le ramener à souffrir de flash-backs.
Il avait aussi développé ses deux personnages, pour l'aider à avancer. Il reposait principalement sur son misanthrope, qui lui permettait des situations douloureuses, et lui avait appris à s'émanciper des normes, et se pencher sur ses passions pour se reconstruire, plutôt que poursuivre le souhait d'une personne qui n'était plus là.
Il se réconcilia cette année là avec la mort de Luca, et eut le droit d'aller une fois sur sa tombe. Sujet difficile, douloureux, traumatisant, mais Lazuli sentait qu'un jour, il arriverait à surmonter ça.
Il voulait réapprendre à aimer vivre. Il voulait arrêter ses envies suicidaires, malgré les traumatismes, la dépression, et cette dépendance qu'il avait désormais de ses deux personnages qu'il s'était crée pour éviter de sombrer. Il voulait briser les règles, briser les normes, et offrir un monde meilleur pour toutes ces personnes à l'hôpital, auxquels le monde interdisait une place à cause de leur santé mentale.


Il reçut sa lettre pour Harvard avec une réponse positive. Ses camarades de l'hôpital de jour le couvrirent de félicitations, et sa famille d'accueil promis de l'aider du mieux qu'ils pouvaient pour lui payer une partie de ses études.
Et Lazuli y voyait une manière de prouver quelque chose... De prouver qu'il pouvait réussir, qu'il pouvait échapper à ses démons, et faire ce qu'il aimait.
Il repartait de nouveau, avec la promesse de rester fort, de tenir jusqu'au bout. Il obtint comme prévu un suivi psychologique et ses anti-dépresseurs, et trouva tout d'abord un petit job de serveur dans un café, avant d'être recruté pour du mannequinat, ses recruteurs séduits par son air candide. Drôle d'idée... Mais quand bien même il savait que son ancienne expérience de la chose était néfaste, il n'en gardait pas de mauvais souvenirs. Il accepta donc avec plaisir, content de pouvoir subvenir un minimum à ses besoins.
Il fallait repartir du début. Il fallait se reconstruire.
Et Lazuli est convaincu que progresser dans ce qu'il aime pourra l'aider à enfin devenir quelqu'un de bien. Il pourra enfin avancer.