Alma Della Rovere ∆ Philippine Urvois

Le jardin résonne des notes de la Méditation de Thaïs. L'air est saturé du parfum des roses de Damas, le soleil brûle les pierres sur lesquelles languissent amoureusement des lézards gros comme des serpents. Le clapotement de l'eau de la piscine rappelle à peine quelques vagues. Reine de Sabat, elle pose son livre et ferme les yeux sous son chapeau de paille, qui lui peint un damier de rayons bruns sur le visage. Elle rêve un peu de ce qu'elle ne connaît pas, cette Italie dont Mama parle comme d'une amante. Elle a lu le mot dans un vieux bouquin. Ses paupières  tressaillent quand elle entend des sandales venir vers elle. C'est sûrement la vieille Hamza qui vient lui dire de ne pas rester affalée comme ça au soleil, parce ça gâche sa peau blanche si belle. “ Buongiorno amore. “ Des effluves d'eau de toilette discrètes lui chatouillent le nez. Mama. Alma relève la tête, aveuglée et sourit, discernant la silhouette de reine en contre jour. Des copies conformes. Même prunelles azuréennes, même nez droit, même cascade dorée sur leurs épaules. Même fossette à gauche, celle qui adoucit leurs traits un peu dures. “ Hamza dit que tu es ici depuis ce matin. “ Oui. Depuis l’aurore, pour voir se lever l'astre sur les déserts de Casa, sa ville, son presque pays. “ Qu'est ce que tu lis ? “ Toujours le même livre de contes, celui à la reliure déchirée que Hamza lui a offert à son anniversaire il y a trois ans. “ Les histoires de Nazrudin. Celles avec l'âne. “ Leur rire se mêle à la musique dispensée par un petit poste de radio. “ Mama ? Je veux pas partir. “ Alma a les yeux plongés dans ceux de sa mère. Elle sait que bientôt, elle devra quitter cette maison, le jardin, Hamza, Casa, le souk, le soleil, le Maroc. C'est prévu depuis toujours. “ Je sais amore, moi non plus je ne veux pas. Mais tu comprends qu'il le faut ? Que c'est le travail de papa et que c'est important de devoir le suivre aux États Unis ? “ Alma hoche de la tête, légèrement. Oui elle comprend, mais elle accepte pas, pas encore. Gosse de dix ans encore qui croit que le monde lui appartient. L'ambassade d'Italie envoie Della Rovere en Amérique, pour voir plus grand. Fille d'éminent diplomate, elle en subit les conséquences sans jamais se plaindre ouvertement. “ Viens amore, on va se baigner un peu, tu brûles. “ L'eau chlorée sintille, l'onde se brise d'un coup alors qu'Alma saute dedans, avec des cris de joie. Hamza a préparé de la glace au yaourt, elle est heureuse. Ou presque.


Parfum bitume sur le chemin des dunes. Le froid arrache. Britney Spears dans les oreilles, ses hanches chaloupent sur One More Time, elle se pavane en talons sur les avenues de l'Upper East Side, la cravate un peu défaite et l'uniforme en bataille avec un groupe de copines. Regard volés, sourires mutins, futurs requins. La spiritualité qui transpire Gossip Girl, dix sept ans et la vie devant soi. Demain soir c'est le bal de fin d'année, pour exhiber sa robe de créateur et son cavalier en espérant devenir reine du meilleur lycée privé de la ville. Alma s'égare doucement. Elle a un excellent cavalier cette année, un garçon gentil, intelligent et plutôt très mignon d'après Martha. Un garçon correcte et populaire qui craque un peu sur elle depuis qu'ils ont commencé à se connaître un jour après la messe. Un grand brun aux yeux rieurs qui plaît déjà à sa mère parce qu'il est d'origine italienne. Elle devrait être heureuse Alma. Elle l'était quand il lui a demandé, un peu timide, adorable. Elle l'est toujours d'ailleurs. Mais dans son ventre les papillons jouent les absents, échappés dans les nuages de ses pensées. Martha veut conclure avec son cavalier après le bal, Alison s'imagine déjà mariée. Alma elle est loin de tout ça. Savoir qu’elle plait à Elio Forzinni ne l'intéresse pas. Lui n'est rien ne de plus qu'un ami, un peu entreprenant mais si gentil. Alma quand son cœur s'agite un peu plus fort c'est parce que Lise, la française au carré noir et au rouge à lèvres un peu cliché, lui sourit en cours de maths. “ Alma t'écoutes ? “ Non pas trop. Elle pense à Lise. À l'église, aux principes, aux conneries qu'elle se met dans la tête. C'est qu'une passade, le stress des examens qui se dissipe, c'est tout. Elle pense à son père, sa mère, leur fierté dans le regard, Alma la parfaite. C'est qu'une passade, c'est l'excitation du bal... “ Oui, je t'écoute. “ Martha se remet à parler, une sombre histoire de lingerie rouge parce que c'est plus sexy. C'est pas faux. Puis le rouge, ça va bien avec la peau de porcelaine de Élise. “ Tu sais qui est le cavalier d’Élise De Montvaldier ? “ Haussement d'épaule, œil rieur, juste une question comme ça, en passant. “ Un garçon de Halton. Elio doit le connaître… “ Peut être. Elio connait tout le monde. " Tu viens chez moi ce soir ? " En fait c'est pas une question. Martha pose les règles en reine incontestée, les prunelles dégoulinantes d'une sensualité encore adolescente. Alma c'est la dame de l'ombre, la grâce electrique, diaboliquement angélique. " Simon nous a invité. Y'aura Elio et pleins de garçons de Halton, il a réussit à avoir le penthouse de son oncle, une pure folie. Viens avec moi Almaaa... " Les soirées, l'alcool, c'est pas vraiment ce qu'elle aime, juste un dépotoire pour âmes en peines. " J'ai dit à Simon que je venais, c'est bon " cris de joies feints avant d'entrer dans une boutique de cupcakes mignons. Alma l'âme en peine alors ?


L'image est brouillée, le son décale légèrement, ses mouvements sont saccadés, parfois il disparait, juste un dixième de seconde. Mais pour son sourire, Alma pourrait patienter des heures devant l'écran, parce que ce maigre échange Skype, un peu impersonnel, à valeur d'or à ses yeux. Une routine depuis toujours, due aux voyages incessants du patriarche. Si elle le suivait, elle aurait fait le tour du monde trois fois déjà, comme elle en rêvait gamine. Dans une navette spatiale en orbite autour de la terre, propulsée à la poussière d'étoile. Ce dernier point, elle y pense plus mais le premier... Elle serre la feuille dans ses mains, un fin sourire accroché aux lèvres. Il apparaît enfin, portant une cravate bleue, celle avec les larmes dorées qu'elle lui a offert, un complet sombre et mangeant un sandwich. Il a l'air terriblement normal, mais c'est comme ça qu'elle l'admire le plus. Il a les yeux rivés sur un épais dossier  mais dès qu'elle apparaît, le temps s'arrête. " Papa, je te dérange ? " Il est si différent d'elle... Deux iris noirs comme les scorpions de ses cauchemars, à Casablanca. " Alma cuore ! Tu ne me déranges jamais ! " Elle est son plus grand achèvement, son trésor inestimable, sa fierté. Alma tient la lettre au papier epais, froissée, presque déchirée par endroits, sur ses genoux, cachée. Le sigle rouge et la devise en latin pour laquelle elle s'est damnée toute sa vie tachent l'entête immaculée. Alma souffle un grand coup. " Je suis admise Papa. Je suis prise à Harvard ! " Pour aller étudier des matières aux noms sérieux un peu pompeux qui l'animent comme jamais, Alma. À l'aise avec les chiffres, mais avec les questions surtout. L'envie de tout vivre, tout voir, tout savoir. L'envie de se fondre dans l'univers pour jamais en sortir. Aller dans l'espace et apprécier la planète d'un peu plus haut. C'est son grand but. Rictus énigmatique et silence psychédélique. Il reste calme, Alma elle bouillonne de l'intérieur, elle toujours si imperturbable. " Je sais cuore. Le doyen m'a appelé. Je suis si fier, et impressionné par la personne que tu es devenue. Je voulais te faire la surprise mais je viens à Boston ce soir. Prépare toi " Aux innocents les mains pleines. Mais Harvard brûle l'innocence par les deux bouts Alma...