(( h a r u )) old wounds

Elle a encore du mal à réaliser les évènements de la veille, Soo. Une soirée de bizutage normale, qui s'annonçait sous les meilleures auspices, s'était finalement transformée en cauchemar pour la coréenne qui n'était pas restée aussi longtemps qu'elle le voulait. Savoir que Romeo et Lara-Jean étaient fiancés, et pire, que ni l'un ni l'autre ne l'en avait informée avait donné un sacré coup à l'égo de l'étudiante, qui était rentrée chez elle à pied, bourrée, énervée, et plus le moins du monde d'humeur à faire la fête au milieu des beaux Winthrop. Mais le lendemain, au réveil, elle était troublée, Soo-Jin. Elle avait besoin de réponses à ses questions, d'explications sur le pourquoi du comment elle ne savait rien sur leur histoire, et elle préférait de loin en parler avec sa meilleure amie plutôt qu'avec Romeo, qu'elle allait probablement fuir dans les jours à venir. C'est comme ça que le dimanche, en début d'après midi, elle se décide à aller jusque l'appartement de LJ, situé à quelques rues du sien, près du campus. Rapidement arrivée devant sa porte, elle frappe quelques coups, patiente sagement, bras croisés... Jusqu'à ce que la porte s'ouvre, faisant pivoter la brune dans sa direction. « Heey L... » Son maigre sourire se fige immédiatement lorsqu'elle reconnaît Haru. Ou Edgar, qu'importe. Bref, le colocataire de LJ. Fut un temps, le garçon que Soo-Jin, elle voulait épouser quand elle avait neuf ans. Ouais, on fait de gros plans déjà à cet âge là. « Salut. » Dit-elle d'une voix plus blanche, mal à l'aise comme chaque fois, mains qui s'enfoncent dans ses poches. « LJ est là ? »

Chaque fois qu'elle le regarde, c'est la même chose. Ca la frappe, inlassablement. Ses dernières semaines d'enfance à Séoul, entourée de Yura, de Lara Jean, de lui. Petite fille qui jurait à ses parents qu'Haru, Edgar, c'était son meilleur ami, son tout, et elle avait même été jusqu'à dire à sa petite sœur qu'un jour, elle se marierait avec lui. Pensées futiles, quand on voit comment leur amitié s'est terminée. Dans le silence. Pourtant, il lui avait promis. Promis qu'il ne l'oublierait pas. Qu'il lui écrirait, même si elle partait au bout du monde. Et Soo-Jin elle y a naïvement cru. Et c'est cette douleur de gamine qui se ravive chaque fois qu'elle le voit, qu'elle le croise, l'évite. Elle se dérobe et trouve toujours un moyen de garder ses distances. Il a changé, elle aussi. Peut-être qu'au fond, c'est mieux pour l'un comme pour l'autre ? Il la salue du même ton que le sien, et un silence s'installe suite à sa phrase. LJ avec Romeo. Bien sûr. « Ah. » Dit simplement la coréenne en fourrant ses mains dans ses poches d'un air embêté, le regard fuyant. Et elle se prépare à faire demi tour sans un mot de plus, Soo. Jusqu'à ce que le brun reprenne la parole pour la prier de rentrer dans l'appartement. « Je sais pas si c'est... » une bonne idée. Mais voilà qu'Edgar, il lui assure qu'il ne lui prendra pas trop de son temps. Et Soo, elle se fait violence pour ne pas répliquer que tu temps, elle aurait pu lui en donner beaucoup, y a longtemps. Mais aujourd'hui, poupée est lasse des prises de tête, des déceptions, des non dits. Et sans trop savoir pourquoi ni comment, elle fait un pas vers l'intérieur de l'appartement, sort ses mains de ses poches pour croiser les bras, et se dirige naturellement vers le salon qu'elle a déjà tant de fois foulé avec leur meilleure amie. « Si c'est par rapport à LJ, moi non plus je savais rien, donc je peux pas t'en dire plus. » Comment imaginer qu'enfin, un jour, ils pourraient parler tous les deux de ce passé commun qu'ils ont gardé sous scellés ?

Elle passe la porte, avec pourtant l'intime conviction qu'elle vient de commettre une grosse erreur. Comment faire autrement, quand on a passé les douze dernières années à nourrir une rancoeur envers la personne qui était au centre de votre univers ? Soo, elle avait préparé ses lettres avec soin. Raconté ses débuts en Suisse, ses difficultés à communiquer avec les autres. Elle lui disait qu'il lui manquait, lui, Yura, Lara, mais lui plus que tout parce qu'il était spécial. Qu'elle avait hâte de pouvoir supplier leurs parents de le laisser venir en vacances. Des mots posés sur papier qui ne seront jamais arrivés au destinataire, quand elle a compris qu'Edgar ne lui écrirait pas. Pourtant, elle rentre, elle s'installe dans le canapé, les mains jointes, le regard fuyant. Comme chaque fois, comme trop souvent. Quand il s'empresse de dire que leur meilleure amie et sa nouvelle conquête n'est pas au centre de la discussion, elle pince les lèvres. « Ah. » Et elle s'exprime peut-être un peu trop par monosyllabe quand il s'agit de lui, mais elle ne sait pas quoi dire de plus. « D'accord.. » Tant mieux, au fond. Soo non plus n'avait pas forcément envie de parler du "fiancé" de LJ, et elle voyait bien au regard d'Edgar que lui non plus n'a pas apprécié d'apprendre la chose en pleine soirée.

Elle croise les jambes, joue nerveusement de l'ongle de son pouce entre ses dents, elle se risque à un regard vers lui, rien qu'un, à la dérobée. Il a changé sans avoir changé. Souvent quand elle passait voir Lara, elle s'arrangeait pour vite partir si jamais il était là, mais jamais sans l'observer un peu. Il a gardé ses traits d'enfant, tout en devenant plus beau, plus mystérieux. Merde, pourquoi est-ce que dans sa rancoeur, elle continuait de le trouver attirant ? Elle fut interrompue dans ce long silence contemplatif d'une phrase. Une seule. « Je te demande pardon ? » Elle bat plusieurs fois des cils tout en relevant ses prunelles vers lui, incrédule. Est-ce que son imagination lui jouait des tours, ou bien il venait de lui reprocher de ne jamais lui avoir écrit ? « Tu me demande sérieusement de rentrer pour me dire une telle... connerie ? » Le mot quitte ses lèvres avec plus de véhémence que prévu, alors qu'elle laisse échapper un rire jaune, déçu. « C'est moi qui t'ai demandé de m'écrire, Jeong. Et tu m'avais promis que tu le ferais. » Et une promesse, pour deux enfants, ça a peut être encore plus de valeur que pour deux adultes.

C'est le sujet délicat, la blessure encore ouverte, le truc à ne pas mentionner avec Soo-Jin. Même sa petite soeur le savait : Edgar, elle a attendu ses lettres, pendant des mois et des mois. Elle s'est ridiculement convaincue qu'une lettre, pour aller de Seoul jusque Genève, ça mettait beaucoup de temps, alors c'était normal, d'attendre. Puis les mois sont devenus des années. Et SJ, elle a fini par se dire que peut-être l'avait-il oubliée. Sûrement, à vraie dire. Et pourtant, à peine eut-elle craché son venin sur le brun en l'accusant de tous les maux, que voilà qu'il rétorque la mâchoire contractée. "Et je l'ai fait." La coréenne se contente de hausser un sourcil sans le croire. C'est si facile de se décharger de tout, de dire qu'il a écrit, de dire qu'elle est fautive. Si facile de se débarrasser de tous les maux quand l'histoire remonte à plus de dix ans. « Bien sûr. » Marmonne-t-elle en contenant l'ironie dans sa voix, laissant néanmoins le luxe à Edgar de poursuivre ses paroles. A dire qu'il lui a écrit tous les jours, puis deux fois par semaine, sans jamais avoir de réponse de sa part. Pas étonnant, puisqu'elle n'a jamais rien reçu. Jambes croisées sur le canapé, elle le toise d'un air dubitatif. La petite fille qui a quitté Seoul et a perdu son ami - son amour - d'enfance a érigé des barricades autour de son petit coeur, et l'adulte qu'elle est devenue les a renforcées un peu plus encore. Pourtant, la détresse qui perce dans la voix d'Edgar quand il mentionne l'attente de son côté gratte les barrières. Rappelle à Soo-Jin sa propre tristesse quand elle courait chaque matin jusque la boite aux lettres, pour ne trouver que les factures de son père.

Puis il sembla nerveux, se redressant. Et Soo-Jin, elle l'était tout autant. Je t'ai même envoyé un cadeau d'anniversaire. Elle pince les lèvres, entaille sa lèvre inférieure du bout des dents, nerveusement. Soit il était très bon acteur, soit il y avait un souci. « Je... » Bizarrement, la tension semble être retombée du côté de la brune, mais les mots manquent. Il lui propose à boire, et doucement, les mains liées, serrées sur ses genoux désormais décroisés, elle hoche la tête. « Je veux bien un verre d'eau, aussi. » Parvint-elle à articuler difficilement, le laissant disparaître jusque la cuisine. Le temps qu'il disparaisse, elle met de l'ordre dans ses pensées, Soo. Mais elle ne comprend pas. Rien n'a de sens pour elle dans ce que vient de lui raconter Edgar, tout simplement parce qu'elle n'a jamais rien reçu. Quand finalement, il revint avec leurs deux verres d'eau, elle prit délicatement le sien pour le tenir entre ses doigts. « J'ai jamais rien reçu, Edgar. » Assena-t-elle directement sans même dire merci pour le verre, craignant de ne pas trouver le courage de le dire si elle attendait quelques secondes de plus. « Tous les matins, j'étais devant la boite au lettre. Ca a duré plus d'un an. J'attendais sans jamais avoir de nouvelles. » Elle a la gorge serrée, Soo-Jin, quand elle finit par dire dans un murmure à son tour, levant ses yeux vers ceux d'Edgar : « Alors j'ai fini par croire que tu m'avais oublié. » C'était aussi simple que ça, pour la gamine de douze ans qu'elle était quand elle a baissé les bras. Et jamais elle n'a trouvé le cran de lui écrire en retour pour comprendre. Trop honteuse de s'être entichée d'un garçon qui, au final, l'avait balayée avec le vent dès son départ du pays du matin calme.

Le verre d'eau tourne dans ses doigts fins, sans jamais se vider. Elle a sincèrement cru qu'il l'avait oubliée. Qu'il était simplement passé à autre chose, s'était fait une nouvelle amie dans sa classe probablement avec qui passer ses journées, avec qui traîner après les cours... Les années collège, ce sont aussi les premiers émois amoureux, peut-être avait-il eu une petite amie qui accaparait tout son temps ? Mais non. Toutes les hypothèses que Soo-Jin s'étaient forgées jusque maintenant étaient balayées d'un grand coup de pied d'Edgar, lorsque celui-ci prononça ses quelques mots avec une sincérité débordante, relevant la tête pour croiser le regard de la coréenne. La plus belle rencontre de toute ma vie. Et elle n'arrive pas, ne cherche même pas à cacher sa surprise lorsqu'elle l'entend dire ça. Il a toujours eu une place particulière dans son coeur. Mais jamais elle ne l'a entendu dire aussi clairement la réciproque. Et elle a envie de lui dire, Soo. De lui dire que personne n'a su la marquer aussi fort que lui, quand bien même n'étaient-ils que des enfants. Et elle le réalise maintenant qu'elle lui fait front, qu'elle le regarde dans les yeux sans fuir. Mais comme souvent, elle préfère baisser les yeux, la gorge nouée. Des centaines de mots coincés qui ne sauraient franchir ses lèvres.

Et pourtant, elle n'avait rien reçu. Elle n'avait pas besoin de lui demander des preuves, sa parole lui suffisait dans l'immédiat. Autrement, pourquoi aurait-il eu le culot de lui dire qu'elle ne lui a jamais écrit ? La brune avale une gorgée d'eau pour s'éclaircir la voix, et reprend la parole. « Je te crois. » Hélas, ça n'apaise en rien sa peine. Parce que ça veut dire qu'elle a bêtement refusé d'écrire à son meilleur ami, sans savoir que lui attendait ses lettres. Quand il vint mettre le sujet sur le tapis, Soo-Jin passa sa langue entre ses lèvres, reposant le verre à moitié vide sur la table devant eux. Elle se tasse au fond du canapé, bizarrement incapable de lever les yeux vers Edgar quand elle avoue : « J'étais en colère. » Ses mains jointes sur ses genoux, elle pèse chacun de ses mots, quand elle explique : « J'étais convaincue que tu avais oublié de m'écrire, et... ça m'a fait mal. Alors j'ai refusé d'être la première qui écrirait. » Elle secoue la tête dans un soupir, et passe ses mains sur son visage. « Mon dieu je suis vraiment une imbécile... » Et si elle n'a jamais reçu ses lettres, il n'y a qu'une seule explication. Quand elle relève les yeux vers les siens, un éclair de culpabilité traverse ses traits. « Je suis désolée... Non seulement j'ai du me tromper d'adresse, mais en plus, c'est ma fierté qui nous a... » Elle baisse à nouveau les yeux, quand elle avoue avec honte « séparés. » Près de douze ans perdus par orgueil pur et dur. Bravo Soo-Jin. Bravo.