BABY GONZALES ► giza lagarce

“Babette !” Tu le repousses. “Je t’ai dit de pas m’appeler comme ça” Tu croises les bras, tu es sur la défensive. “J’ai pas envie de te parler.” Tu lui en veux. Il t’avait promis de t’emmener loin. Il t’avait promis que vous seriez libres, que vous vivriez comme vous en avez envie. Passer les nuits sauvages à dormir à la belle étoile. Voyager, des âmes en liberté. Désinvoltes au gré du vent. Tu t’imaginais, les corps étalés dans l’herbe, à fixer les nuages. A la place, tu partages la chambre d’un vieux motel miteux avec trois alcooliques et une dizaine de cafards. Tu regrettes cet instant où tu as balancé tes affaires dans un sac à dos avant de te faire la malle. Tu te demandes à quel moment tu as été assez naïve pour croire que c’était une bonne idée. T’as probablement été aveuglée par son sourire d’ange. Tu lui en veux. Et tu t’en veux d’être faible quand il s’agit de lui. “Babe, ça va s'arranger, j’ai trouvé un super plan.” Tu lèves les yeux au ciel, tu les connais ses supers plans. Mais il t’embrasse au coin de la bouche et tu craques. Tu ne sais pas vraiment ce qu’il est pour toi. Ton meilleur ami, ton premier amour, t’es pas vraiment sûre. Mais ce que tu sais, c’est qu’il a une mauvaise influence sur toi. “T’es sûr que tu peux conduire ? Il touche son nez du bout du doigt et lève son autre bras, comme si c’était un indicateur de son état. Allez, viens.  Il rigole, il te charmes, et tu le suis. Tu es monté dans sa voiture, vous avez conduit dans la nuit noire pendant trois heures. Tu voulais rentrer, vous vous êtes disputés, et pendant un instant il a quitté la route des yeux.


“Babette !” Tu t’es réveillée à l'hôpital de Tijuana. Ta mère s’est précipité sur toi au moment où tes yeux se sont ouverts. Tu sens ton corps engourdi. Tes oreilles sifflent, comme les balles qui fusent dans un No Man’s Land. Tu te souviens vaguement. Tu te souviens seulement de ton corps valdinguer dans la carcasse métallique. Tu te souviens du ravin au bord de la route, puis la voiture qui s’écarte du chemin. Tu te souviens des coups, des pneus croissants sur le bitume. Des petits bouts de vous, vos corps étalés sur le sol. C’est la dernière fois que tu l’as vu.  Tu n’as plus jamais eu de nouvelles de lui. Tu ne sais pas ce qu’il lui est arrivé. Ta mère ne t’a rien dit. Tu sais juste que tu ne l’as plus jamais entendu. Et dans ton corps anesthésié tu pouvais quand même sentir le vide qu’il a créé à l'intérieur de toi. Tu t’en souviens, chaque fois que ton oreille siffle. Et puis tu as retenu la leçon. Tu as décidé de bosser pour t’en sortir, et tu as rêvé de devenir une joueuse professionnelle. Alors tu as passé les années suivantes à t'entraîner sans relâche.


“Babette !” Tu te crispes chaque fois que tu entends ce prénom, mais tu parviens à afficher un sourire forcé sur ton visage. Juan accourt vers toi en te lançant la balle. Plus fort que d’habitude, tu peux sentir dans l’air sa rancoeur. “Coach a dit que tu t’étais faite repérer ? L’université de Mexico ?” Tu hausses les épaules, tu n’as pas envie de lui parler de ça. Tu as grandi ici, à Tijuana, tes coéquipiers, tu les fréquentes depuis ton plus jeune âge. “Non. Des américains.” Tu n’as pas envie de lui dire que c'est l’une des écoles les plus prestigieuses qui t’a proposé une bourse pour intégrer leur équipe de basket-ball. Tu n’as pas envie de lui dire que c’est l’opportunité de ta vie et que tu ne peux pas dire non à Harvard. Tu lui renvois la balle. “Ah ouais, t’es prête à trahir ton pays, toi. Moi j’aurais jamais accepté !” C’est à son tour d’envoyer le ballon, tu te sens attaquée par sa passe. “Sauf que toi, tu n’as pas été repéré.” Touché. Tu tires du milieu de terrain et tu marques. Un élève de seconde assis dans les gradins t’applaudit. La balle continue de rebondir jusqu'à s’arrêter contre le mur. Juan la récupère et quitte le terrain sans même te dire au revoir. Tu te sens soudainement seule, abandonnée par tes amis qui t’ignorent au lieu d’être ravi par cette nouvelle. Il n’y a que ta grand-mère qui te soutient. Même ta mère se sent trahie par ton départ. Mais peu importe. C’est toi qui t’es battue pour obtenir les meilleurs résultats. C’est toi qui a passé tes week-ends à suer jusqu'à atteindre le niveau que tu as. Ça n’a rien à voir avec la chance. T’en as rêvé de dépasser la frontière et de vivre le rêve américain. Alors tu ne vas pas reculer parce qu’un crétin est jaloux de toi.

“Babette !” Tu tires la langue. “M’appelle pas comme ça, abuelita !” Tu as ton sac à dos sur l’épaule, ta valise est déjà partie en soute. “Tu me manques déjà.” Tu grimaces mais au fond ça te touche. Ta grand-mère a les larmes aux yeux. Tu regardes le terminal qui s’affiche sur l'écran, direction Boston. Tu attrapes ton téléphone dans ta poche, pour envoyer un dernier message. -Hey, on s’est pas parlé depuis longtemps. Je sais même pas si c’est encore ton numéro de téléphone. J’espère qu’on se reverra un jour, même si je pars étudier aux Etats-Unis. Si t'es encore vivant, love you.-. Tu as embrassé une dernière fois ta grand-mère et tu es allé scanner ton billet avant de traverser le couloir métallique et enfin t'asseoir dans l'avion. Plus de retour en arrière maintenant.